Journée de grève, une rame de métro sur trois. J’attends depuis dix bonnes minutes sur le quai de la station Place d’Italie, la première de la ligne 5, direction Bobigny Pablo Picasso. Mon portable indique 18 h 06, l’heure de pointe. Les usagers s’accumulent au fur et à mesure sur ce quai ; kaleïdoscope d’expressions d’agacement, de résignation, d’impatience.
Ils trépignent sur place, la tête tournée à gauche, à l’affût de l’entrée en station de la rame non gréviste. Je remercie le ciel d’être en début de ligne, elle sera vide. Tous les espoirs me sont permis pour avoir une place assise. J’ai trente minutes de trajet matin et soir, je fais tout le parcours de la ligne 5. Maison, métro, boulot, métro, maison. Et 30 minutes debout dans le métro, c’est long.
Un grondement sur les rails se fait entendre, la rame sort du tunnel, tous feux allumés. J’ai presque envie de l’applaudir. Les passagers se rapprochent du bord du quai, moi compris. On s’agglutine les uns aux autres, à ne devenir qu’un amalgame compressé. Elle s’arrête, ouvre ses portes dans un profond soupir comme si nous accueillir l’ennuyait. Chacun bouscule les autres, on y entre en bloc comme promus par une force invisible, d’un seul corps. L’image fugace de la ruée aux soldes dans les grands magasins me traverse l’esprit. À l’intérieur de la voiture, le corps se disloque. Je suis poussée dans le couloir central. La place sur la banquette côté couloir est libre, je m’y installe sans attendre, sous l’air courroucé d’une passagère qui l’avait repérée. Trop tard, j’ai été la plus rapide. Je suis assise c’est le principal. Je me demande si les soldes, en janvier, seront intéressantes.
La sonnerie retentit, les portes se ferment, sans coincer personne. La rame n’est pas totalement bondée, pas de risque d’asphyxie pour le moment pour les passagers debout. Arrêt à la station suivante, Campo Formio, les portes s’ouvrent dans le même soupir. Personne ne descend mais une nuée de victimes de la grève monte. Le peu d’espace libre dans la rame est rempli en un rien de temps. Le métro redémarre. Les « debout » n’ont pas besoin de se tenir, ils se maintiennent les uns les autres. Que j’apprécie ma place assise… Je regarde dans le reflet de la vitre, tous les visages me paraissent blafards sous la lumière de la voiture, inanimés. Une odeur désagréable vient m’incommoder. Je plonge le nez dans mon écharpe, écœurée. Un mouvement se crée au fond de la voiture, derrière moi, accompagné d’une voix forte, retentissante. Tous les visages se tournent vers cette voix. Un homme grand, imposant, en costume chic blanc. Sa tenue offre un contraste éclatant et réchauffé à celles des passagers, emmitouflés dans leurs manteaux d’hiver majoritairement sombres. Le bras tendu devant lui, une bible dans la main, il pourfend la foule des “debout”.
Je pense à Moïse divisant les flots de la mer rouge en tendant son bâton sur elle. Les passagers râlent, poussent des “oh” exaspérés, des “attention ” menaçants, mais aucun ne tente d’entraver la progression de ce raz-de-marée vers l’autre bout de la voiture.
“Repentez-vous ! Repentez-vous ! “ assène-t’il en brandissant sa bible vers les plus proches. Au fur et à mesure qu’il avance, les passagers se resserrent derrière lui, reprenant leur expression d’indifférence, occupés à retrouver leur équilibre. Il arrive à ma hauteur, une dame exaspérée essaie de l’éviter en reculant vers mon siège. Elle bascule en arrière et m’écrase de tout son poids. Je la repousse, agacée à mon tour, lui balançant “Mais faites attention !” L’homme en blanc est insensible au désordre qu’il provoque. Il continue son cheminement, proclame inlassablement “Repentez-vous ! Repentez-vous !“, parfois accompagné d’un complément d’informations “Notre Seigneur est là, Dieu vous aime.” Il arrive enfin à l’autre bout de la voiture.
Ce voyage souterrain est interminable. Le monde, les odeurs, les mines fatiguées, éteintes commencent à me peser. Le seul point positif est que je sois assise. Ça aurait pu être un trajet banal d’un jour de grève, chacun retranché dans ses pensées. Mais c’était compter sans l’embarquement de cet homme original, convaincu de sa mission, celle de nous réveiller. J’aurais peut-être dû attendre le métro suivant. Je me perds dans l’observation des passagers, l’appel scandé à la repentance en fonds sonore.
Station Gare d’Austerlitz, les passagers bougent, se poussent pour laisser descendre ceux qui prennent le RER. Cette descente de passagers a légèrement désengorgé la voiture. Mais la promiscuité sévit encore. Un homme se serre un peu trop contre une jeune fille. Il fait semblant de perdre l’équilibre à plusieurs reprises pour se plaquer contre elle.
“ Repentez-vous ! Repentez-vous !”
La jeune fille met son sac à dos entre elle et lui, le pousse contre un gars au visage criblé de piercings et de tatouages. Celui-ci le rattrape, lui sourit avec un clin d’œil très éloquent en se passant la langue sur les lèvres. L’homme presseur préfère s’éloigner et se concentrer sur son portable. Station Oberkampf, la jeune fille descend. D’autres voyageurs montent, la voiture se remplit à nouveau. L’évangélisateur lumineux ou illuminé continue ses allées et venues avec sa bible, “Repentez vous ! Repentez-vous !”.
Dans le nouveau flot de passagers, un gamin d’une douzaine d’années ne quitte pas des yeux le portable du presseur. Il se faufile derrière lui. Un portable qui lui met des étoiles d’envie dans les yeux. Station Gare de l’Est en approche, le presseur range son portable dans la poche arrière de ses jeans et se dirige vers les portes. Le douze ans d’âge le colle discrètement, légèrement. Il n’a pas perdu une miette de cette mise en poche du portable. Les portes s’ouvrent, le presseur descend, le gamin reste sur la marche de la rame. Il a l’objet tant convoité dans la main. La sonnerie retentit, un voyageur réalise brusquement que c’est sa station. Il se précipite pour descendre, bouscule le jeune pickpocket qui en lâche le portable. Celui-ci tombe entre le quai et les rails. Les portes se referment. Le gamin fulmine, donne un coup de pied rageur dans la porte.
“Repentez-vous ! Repentez-vous !”
Je commence à être saturée de ses “repentez-vous” , un mal de tête s’amorce. Encore trois stations et je serai libérée. Dans le reflet de la vitre, je le regarde, tâche blanche au milieu de manteaux d’hiver. Visage animé de passion au milieu de visages fatigués. Il semble être un géant. Il se tient droit. De toute sa hauteur il lève sa bible comme un étendard. Les “debout” et “les assis” baissent le nez, regardent ailleurs. Je me détends, il ne crie plus, il s’est plongé dans la lecture de psaumes ou autres. Dieu fasse que ce soit
jusqu’au terminus. Prière refusée. Sur sa bible ouverte, de son index, il désigne une phrase et clame
“Repentez-vous donc et convertissez-vous, pour que vos péchés soient effacés” .
J’ai envie de crier pitié ! Je cherche à en détourner mon attention. Pour m’y aider, je la reporte sur l’homme assis en face de moi. La quarantaine proche de la cinquantaine, le cheveu parsemé, bien ventru sous son blouson. Il ouvre le petit paquet posé sur ses
genoux, en sort une énorme religieuse au chocolat. Il ne peut pas attendre de descendre du métro pour la manger ? Je me sens proche de la nausée. Il s’y attaque goulument avec des bruits de bouche qui me dégoûtent. Et il se lèche les doigts. J’ai envie de lui enfoncer sa religieuse dans la bouche pour qu’il arrête.
“Repentez-vous, repentez-vous !”
Je n’en peux plus. Je lui arrache sa religieuse et la jette par terre en lui criant,
“Repentez-vous, il a dit ! La gourmandise aussi est un péché capital !” Le métro s’arrête, je descends vite, ce n’est pas ma station, tant pis. Les portes se ferment derrière moi étouffant un dernier, “ Repentez-vous ! Repentez-vous !”
Photographie : RER A ©DR
Khéa ta description de la grève est drôlement bien. C’est très détaillé, agrémenté de scènettes qui servent à nous mettre dans l’ambiance. C’est très bien rendu tous ces gens collés les uns aux autres, la promiscuité, et tous ces mini drames qui se déroulent conjointement autour du personnage.
Je trouve que tout le début (jusqu’à l’arrivée de Moïse) devrait plus impliquer ton personnage. Je veux dire que c’est une description vue de l’extérieur qui pourrait être faite par tout le monde. Il manque l’oeil, le point de vue de ton personnage.
Je ne ressens pas assez la montée en pression qui va lui faire péter un câble. Je trouve les scènes d’intensité égale.
Pour ce qui est du cocasse (j’y connais rien en cocasse) . Tu le places où ? Avec Moïse ou dans le burn out final?
Texte dense, très fouillé… l’intervention de l’évangéliste, dans sa bulle, tout au long du texte et le final pétage de plomb avec la religieuse, bien trouvé. Je ne définis que très mal le cocasse d’une manière général dans les textes, cela dit j’ai pris plaisir à te lire Khéa.
Merci pour vos commentaires. Pas une réussite ce texte, j’en ai conscience. Je prends les conseils 😉
Marine, j’éprouve la même difficulté que toi pour discerner le cocasse dans un texte …le maître va nous éclairer 🙂
Ho non Khéa ! Je ne suis pas « le maître », je suis un pauvre être humain faillible éperdu dans la tourmente de l’écriture comme un fétu de blablabla, si, si… J’essaie juste de dire des trucs, mais si vous n’êtes pas d’accord ou si c’est trop perché dites-le ! 🙂
Mon commentaire rejoint ceux de Marine et Eevlys. Je trouve remarquable ta description de la grève et de la façon dont on vit les choses dans ces moments de presse intense. Tout est bien vu, entre les occupations (plus ou moins licites) des uns et des autres, les illuminés qui traversent les compartiments de métro et tous les autres… J’ai trouvé que le cocasse pouvait se lire dans plusieurs situations : l’homme en blanc, son exaspération finale, le gamin à qui finalement le portable échappe ? Comme les autres, j’éprouve un peu de mal à situer le cocasse. Et, malgré les explications de Francis, je ne fais pas bien la différence avec le saugrenu, l’incongru et autres gru…..
En tout cas, bravo Khéa ! Ce fut un moment de rappel de moments vécus, avec toujours la même fluidité dans l’écriture. J’aime !
oh le métro! c’est tout à fait ça. Le « repentez vous » avec les retournements du presseurs et du jeune voleur, excellent! et le portable qui lui échappe dans la bousculade cocasse, jouissif et tellement réel. Le « repentez vous » en boucle marche bien et agace à la longue mais peut-être qu’un lien avec sa vie m’aurait aider à mieux sentir pourquoi elle craque.
C’est très finement observé, drôle et dans un même mouvement oppressant. Les multiples rappels de petites phrases religieuses sont excellentes. Craquer sur une religieuse, c’est divin.
Ktou, je suis bien ton raisonnement. A ma relecture, je me suis demandé où était le cocasse. Francis SOS.
Ah Simon, oui, je me suis amusé à distiller quelques petits clins d’oeil à la religion, merci pour votre commentaire éclairé
Mais je suis trop nulle! Même pas vu le rapport religieuse-religion!!!
Alors le petit gamin ça pourrait bien être un scout? 😉
Ah oui, Eevlys ça aurait pu 😉
Trop nulle ?? Ah ah non, pas dans cet atelier 🙂
Non, non, loin de moi cette idée 🙂
C’était un clin d’oeil au maître de classe
Excellent texte (description, leitmotiv du « repentez-vous » qui trace l’interminable trajet, les insupportables absurdité et pénibilité de tout cela). Je peine à voir les objections que j’y lis dans les commentaires. Le cocasse -comme chez Eevlys qui nous met de l’étrange dans de l’étrange- est dans la présence du prédicateur, voire dans la simple répétition de son injonction : il y a du cocasse dans de l’absurde. Où est le cocasse ? : c’est simple, ôtez le prédicateur et son message – à savoir la distanciation apportée par eux – et le sens du texte n’est plus le même : ça devient juste une traversée en métro cauchemardesque. Le cocasse, c’est le côté comique, décalé, qui nous apporte forcément de la distance, de la mise en perspective de tout cela. Le prédicateur et ses cris soudain mettent une touche de comique, d’absurde supplémentaire, sinon un écho de sens.
J’ai pris le métro aujourd’hui > c’est l’enfer vs j’ai pris le métro aujourd’hui > c’est l’enfer, mais en plus il y avait un prédicateur dont les injonctions tombaient en résonance avec ce qu’il se passait (le frotteur, le pickpocket pris dans leurs fautes). C’est même, en terme mise de mise en scène, je trouve en tout cas, très bon. On est dans l’absurde total : la grève, les conditions impossibles pour se déplacer et une couche d’absurde de plus vient créer une mise en perspective qui rend non plus seulement les choses totalement cauchemardesques, mais aussi potentiellement comiques.
Après sur incongru, saugrenu… Je vais essayer de trouver des exemples à mémoriser :
– Cocasse : Madame la préfète (*) était pompette lors de l’inauguration (c’est drôle, ça change la vision de la scène. C’est un point de fuite, un changement d’angle de perception de la scène).
– Saugrenu : Madame la préfète pompette lors de l’inauguration essaie de prononcer un discours contre les méfaits de l’alcool chez les jeunes (la scène, son action sont ridicules).
– Incongru : Pompette, Madame la préfète se dénude pendant l’inauguration (dérangeant).
Cette nouvelle m’a rappelé un photo que j’aurais aimé faire, mais je n’avais pas d’appareil à la main. Je vivais à Paris, et il y eut un matin une foule gigantesque sur le quai du métro. Arrive une rame plus que bondée qui s’arrête à ma hauteur. Une jeune femme qui tenait un livre était littéralement, à l’intérieur du wagon, collée contre la vitre de la portière. Elle avait été plaquée par la masse. Son livre était écarté ouvert sur la vitre, et le tenant au départ à hauteur de son visage, elle avait carrément le visage dedans. Depuis le quai, moi, de l’autre côté de la vitre donc, j’ai lu le titre du livre. C’était : « La mondialisation ».
(*) La préfète, car c’est une figure comique classique de Boulevard, hein, rien de sexiste. Cela aurait pu être le vendeur d’aspirateur ou je ne sais quel autre archétype…
Nickel tes explications. C’est clair et super intéressant. Merci!
Alors si je comprends bien, j’ai fait du cocasse …yes !
Merci Francis 🙂 Pour votre commentaire et les explications (et merci à la préfète 😉 ).
J’aime beaucoup l’anecdote avec la fille et son bouquin dans le métro. Le titre est la cerise sur me gâteau.
Désolée d’arriver un peu après tout le monde! Ton texte rend super bien le climat de la grève… et j’ai beaucoup aimé de voir revenir encore et encore, le « repentez-vous ».
Je vois que je ne suis pas la seule à avoir eu du mal à faire la différence entre les différentes définitions…merci pour la préfète qui nous éclaire tout ça!
J’ai aimé ce « kaléidoscope d’expressions, d’agacement, de résignation et d’impatience »… Le métro c’est déjà dur et sale en temps normal, mais alors en temps de grève… Ça fait drôlement pas envie… sauf peut-être la religieuse 😉
C’est très bien décrit et on s’y sent… pas bien du tout.
Merci Ademar 🙂
Oui, mlle 47, c’est ça, je ne voulais pas qu’on s’y sente bien.