Nous sommes en place depuis un certain temps. Je ne saurais dire combien. À ma droite, Jules, maire, écrivain (membre de l’Académie Goncourt et décoré de la Légion d’honneur, rien que ça !) et châtelain de Chitry-les-mines. À ma gauche, Paul, acteur-comédien, dont la filmographie puise ses références dans le champ du «X». Les autres, je ne sais pas, cela ne fait pas assez longtemps que je suis là pour les connaître tous. Et puis on a pas vraiment choisi nos places, elles nous sont désignées par la mairie, alors c’est presque étrange pour un illustre anonyme comme moi, d’être posé entre un académicien renommé, et un comédien à filmographie spécialisée. Je ne m’en plains pas, car après de nombreux mois d’hospitalisation suite à un bête accident de la circulation, ce voisinage hétéroclite et intergénérationnel est une aubaine.
Dés ce matin, c’est une sorte de procession incessante, colorée, et suffisamment nombreuse pour créer une musique de fond, un brouhaha bien agréable, de celui qui agrémente toute cérémonie familiale ou amicale. Une petite musique conviviale.
Chacun a revêtu ses plus beaux atours, les vieux poussent sur les cannes, les enfants sautent les bordures de béton, les mères attrapent les plus petits qui dans toute circonstance ont hâte de jouer.
Même si l’on s’est vu récemment, ce sont des retrouvailles, on s’embrasse, on chemine bras dessus et bras dessous, on se félicite d’être là, on se chuchote des mots de bienvenue dans le creux de l’oreille.
Des brassées de fleurs sont posées ça et là, les conversations prennent de l’ampleur, on parle de tout et de rien, mais aussi et surtout du bon vieux temps.
Tiens, voilà les admiratrices de Jules. Mais combien sont elles ? tout le club de lecture de la bibliothèque est venu, des livres sous le bras. Que vont-elles faire ? une séance de dédicace ? une lecture publique ?
Ah Jules, toutes ces femmes autour de vous. Elles papillonnent, leurs yeux brillent, certaines y vont de leur interpellation directe :
«Cher Jules, j’ai beaucoup pensé à vous ces derniers temps»
«Monsieur Jules, je parle de vous à tous les élèves, pas un d’entre eux ne quitte ma classe sans avoir lu au moins un de vos livres !»
Quelle notoriété. Et monsieur Jules par ci, et monsieur Jules pas là. Je ne sais pas si cet empressement est dû au statut de maire, d’écrivain, ou de châtelain. Allez savoir.
Paul n’a pas le même succès. Et pourtant ! un acteur, ça fait rêver. Alors il ne laisse pas indifférent, non, mais les parents tiennent leurs enfants à distance, à croire que Paul est atteint d’une maladie grave, voire contagieuse. Certains le toisent de toute leur hauteur, d’autres jettent un regard discret, dubitatif, ou curieux. Il ne faut pas t’étonner Paul, dans un petit village de 200 âmes, un acteur de films classés X ne peut pas ouvertement attirer les foules. Tu peux vite devenir un objet de polémique et de jugement. Et puis, peut être que certains ont vu tes films. Est-ce bien avouable ?
C’est un va-et-vient incessant tout au long de la journée. Quand on habite dans un bourg, un jour de fête concerne, mais surtout implique la plupart de ses habitants. Tous semblent se connaitre, se reconnaître, quelle que soit la génération.
Ah ! voilà ma sœur, ma jumelle. C’est elle qui a insisté pour que je vienne m’installer à Chitry-les-mines après l’hospitalisation. Je n’y étais venu qu’à deux ou trois reprises, pour rendre visite comme on dit, mais à ma sortie de l’hôpital, elle avait tout organisé pour m’installer à proximité de son domicile. Elle voulait être là, toute proche, pour me voir souvent. Qu’à cela ne tienne ! Elle est affublée de Christian, son affreux mari. Ma chère sœur, si fraîche, joyeuse, drôle et curieuse. Et jolie, tellement jolie. Je l’adore dans cette adorable robe fleurie. Elle est plus lumineuse que tous les bouquets réunis en ce jour de fête. Son regard est trouble, elle vient de pleurer ? je déteste quand elle cède à la tristesse, ça l’encombre, ça l’assombrit, elle est si vulnérable. Qu’est il arrivé ? c’est certainement son imbécile de mari, désagréable à souhait qui n’a pas raté une occasion de la perturber. Je le vois, avec son petit sourire narquois, qui me regarde, et semble dire : «hé bien oui, je suis la. Avec ta sœur chérie. Et je ne suis pas près de lâcher le morceau !»
Salopard. Un héritage récent a doté ma sœur d’un train de vie confortable. Quel opportuniste.
Ne pleure pas, sœurette, c’est une belle journée, vient près de moi, ça va aller.
Le temps passe à une vitesse de dingue. Chacun s’en retourne à ses occupations personnelles, les enfants sont énervés, les adultes titubent, les vieux n’en peuvent plus, il est grand temps de rentrer.
Et puis André vient d’arriver. C’est l’employé communal, chargé du bon ordre des choses, tout doit être parfaitement rangé et nettoyé. Il ramasse quelques bricoles, oubliées ci et là, les jettent dans sa brouette, et traine le râteau sur le gravier des allées. C’est une remise à neuf en bonne et due forme. C’est du boulot, mais c’est une fois par an. On va pas se plaindre. Le reste du temps c’est plutôt tranquille.
«Alors les amis ? une belle journée ? Monsieur le châtelain, ou monsieur le Maire, ou monsieur l’écrivain, je me mélange dans tous vos titres, mais quel succès ! tous les ans la même chose. Que du beau monde. De quoi faire pâlir notre ami Paul de Jalousie»
Il se tourne vers Paul, prend un air songeur, lui adresse un clin d’œil. Celui du connaisseur, qui n’a pas besoin de commenter pour se faire comprendre. Un clin d’œil presque complice, laissant supposer une assimilation plus aisée de la filmographie du mésestimé Paul que le fameux «poil de carotte» de l’illustre Jules Renard.
Il sort son trousseau de clefs, pousse la brouette jusqu’à la grille, puis revient sur ses pas.
«Paul, je sais pas si tu sais, mais demain, c’est ton dernier jour. Ta concession est arrivée a terme. Ben oui, tu vois, on peut mourir deux fois».
Je retiens mon souffle, dans ma situation ce n’est pas trop difficile. Paul ne répond rien. André s’achemine tranquillement vers la sortie, laisse la brouette sur le côté. Il terminera demain. Il pousse la grille, s’assure de bien fermer le cadenas, et s’éloigne en sifflant, les mains dans les poches, le sentiment du devoir accompli.
Il fait sombre, tous est calme. Et moi, ce que je sais, c’est que bientôt j’aurai un nouveau voisin, une nouvelle voisine ?
C’était une belle fête de Toussaint.
Vivement l’année prochaine.
Photo : cc- Jaclou DL – Pixabay
Un texte fantastico-comique ambitieux (faire parler un mort ; donner des éléments, des repères de compréhension historiques et culturels et s’en jouer) plutôt réussi. On en est à se demander -avec amusement- d’où sort cette idée de voisinage funéraire… Ce n’est pas à cause seulement de la présence de Jules Renard, mais ce texte fait très littérature du XIXe ; une façon de Maupassant qui aurait voulu écrire une farce (ce n’est pas un reproche, bien au contraire!). Toutefois il me semble que ce texte -quoique totalement abouti en l’état- aurait pu être bien plus fort : en effet il y a tout de même Jules Renard, du notable de province, un acteur X, une sœur et son mari particuliers… C’est-à-dire qu’on dépose tout de même du « matériel » assez fort, inattendu… et j’ai le sentiment que tout le potentiel de ces éléments (pas choisis par hasard tout de même!), n’est pas exploité à fond. Cela aurait pu être une comédie burlesque intense (les villageois déboulent, absurdes, la conjonction de tout crée une situation explosive [en exploitant davantage les particularités de l’écrivain, de l’acteur…], puis repartent très vite – une sorte de court-métrage en images accélérées), mais là on reste en demi-teinte ; un petit sourire ironique (ce qui peut être un choix légitime d’auteure cela étant). Ce que je veux dire, est que si on pose des éléments forts, il faut qu’ils servent davantage à la hauteur de ce qu’ils ont d’implicite. Sinon on aurait pu poser des éléments moins « marqués » (un écrivain moins connu, mais désuet ; un acteur oublié sans qu’il soit aussi sulfureux) et la comédie actuelle aurait été la même (J’espère être clair). Qu’en pensez-vous ?
« charité bien ordonnée commence…. ». je me lance. merci de la critique constructive. c’est la première fois que « j’écris ». c’est donc mon premier retour…mais j’ai adoré le sujet! j’ai eu un mal fou à trier la porte d’entrée.
et comme je suis un véritable « diesel », aprés avoir (enfin) fait le choix du sujet, il ne restait que peu de temps pour écrire. le texte en ligne est le tour de chauffe. depuis, j’en ai rajouté des caisses, du genre: « paul sait garder son sang froid », Jules est à deux doigts de se retourner dans sa tombe ». bref, je m’amuse encore et encore. d’ou vient cette idée? oui, elle a bien une origine, et je n’ai vécu aucune expérience mystique, je vous rassure. si vraiment vous avez envie de savoir, je peux vous le dire, mais c’est une autre histoire.
Bon, on va rester discret. On ne va pas demander 🙂
Lors de ma prochaine promenade dans un cimetière, je suis sûre que je vais penser à cette histoire et laisser courir mon imagination!
j’ai adoré et j’ai été cueillie comme une fleur par la fin! J’étais partie sur l’idée d’une réunion à la mairie, un truc du genre cérémonie officielle pour je ne sais quelle raison façon on vous remet une médaille pour reconnaître je ne sais quoi… et quelle rigolade à la fin, c’est assez jubilatoire.
l’histoire d’origine est simple: il y a des années de cela, ma mère m’embarque en voiture, elle a qq chose à me montrer. elle m’explique que mon père et elle achetent une concession. elle veut me montrer l’endroit. j’ai pas trés envie, mais bon. on arrive au cimetière, terrain trés pentu et on grimpe tout en haut car dit elle: c’est ici le mieux placé, on voit tout le village, on a une trés belle vue, le soleil donne en plein… impression de visiter un lotissement pour résidence secondaire, avec choix du terrain et orientation de la future baie vitrée plein sud! par chance, l’agent communal est là en plein boulot et reconnait ma mère. « ah, je sais quelle est la parcelle qui vous à été réservée! ». (il fait bien le boulot de vendeur de biens). on se rejouit tous les trois (n’importe quoi, quand j’y pense…). et nous voilà droits debouts devant qq m2 de terre. une autre concession se trouve à gauche. déja construite et occupée par la famille « Curé » (je n’invente pas). ma mère se raidit et dit à l’agent communal: « ah certainement pas. je n’ai jamais aimé la famille Curé. une famille impossible. dites au maire qu’il faut changer d’endroit. je ne viendrai jamais là » ahurissant , non? la question est : la famille curé aurait -elle aimé avoir ma mère comme voisine?alors à chaque fois que je rentre dans un cimetière, je regarde de quoi est fait le voisinage. voili, voilà.
J’adore. C’est formidable. Très sincèrement : pourquoi ne pas raconter cela dans une nouvelle, très détaillée ? (on s’en fiche que ce soit inspiré du réel – on est tous des voleurs de réel) ? En quelques lignes ici, vous voyez tout ce que vous venez de faire passer de drôle, de grave, d’universel, de visuel, d’humain, de social ? Etre écrivain ce n’est pas forcément inventer des histoires, c’est « solariser » les choses, mettre l’accent sur des faits signifiants, vertigineux parfois, que les autres ne remarquent pas forcément… si on ne leur montre pas… Racontez ce que vous connaissez; ce que vous ressentez, ce qui vous a frappé, et faites-le ressentir… c’est ça le job, faut pas chercher plus loin. Ecrire, la littérature, c’est « transcender le réel ». Prenez une chose que vous ressentez particulièrement, et épuisez-là, tirez-en tout ce qui est possible, explorez le pourquoi cela vous a frappé, et partagez-le.
Très chouette ce voisinage et encore plus avec les commentaires et l’éclairage sur la naissance de cette idée géniale. C’est délicieusement épique. Je me suis régalée. Et regarde dans quel état ça nous met Francis! 😉
Pour une première c’est réussi je trouve et quelle chute ! Je l’attendais et je n’ai pas été déçue 😉 merci ketriken