Comme d’autres rêvent de devenir ingénieurs, pirate, ou bien taxidermiste, l’ambition du petit Aurélien était de devenir le « maître du silence ». L’idée peut sembler saugrenue ou irréaliste. Mais ce serait méconnaître la force inébranlable qui parfois conduit certains hommes vers l’accomplissement de leur destin.
La chance d’Aurélien fut de naître dans une famille riche. Il était le fils unique et choyé d’Augustin Fulgence le génial inventeur de la serviette jetable et rince-doigts qu’on trouve aujourd’hui dans tous les restaurants de poissons. On imagine mal aujourd’hui le progrès que représenta cette révolution inattendue à la fin des années 70. Elle est comparable à la découverte de la pénicilline dans les années 30, mais avec le prix Nobel en moins.
Aurélien était donc riche, et il le fut encore plus quant au décès de son père il héritât de son immense fortune amassée grâce aux amateurs de fruits de mer. Il décida alors de consacrer tout son temps et son énergie à un unique objet : la préservation du silence.
Sa première action fut hautement symbolique et elle ne fut pas sans retentissement puisqu’il créa en France le premier musée des pompiers. Cette collection unique au monde évoquait l’histoire des soldats du feu à travers une multitude de pièces inestimables : pompes à bras, véhicules, seaux, haches, casques, uniformes. Le musée bien que très instructif ne fut jamais ouvert au public. Fulgence n’aurait pas toléré la présence de visiteurs qui aurait troublé le silence assourdissant des sirènes d’incendie réduites à l’impuissance.
Ainsi vécut Aurélien, accumulant avec obstination un silence de plus en plus considérable dont il ne se lassait pas de savourer la richesse. Il fit notamment exécuter la 9e symphonie par un orchestre de musiciens tétraplégiques.
Il enregistra le sourire de la Joconde.
Il inventa un nouveau langage ou il était impossible de nommer les choses. Au point que les pratiquants, vite découragés, ne pouvaient qu’échanger des regards qui tenaient lieu de discours.
Il s’exila en Laponie où il devint un chamane aphone sur la calotte glaciaire.
Il visita des morgues pour scruter le visage des morts dans l’espoir de les rejoindre, dans le lointain espace où tout bavardage est superflu.
Aurélien Fulgence poursuivait sans relâche sa quête d’un eldorado mutique ou le moindre chuchotement serait banni. Mais il lui semblait que malgré ses efforts, il ne parvenait pas à atteindre son but ultime : cette apothéose de l’âme et de l’oreille où ne subsisterait que le silence du monde.
C’est alors que lui vint l’idée de l’arme absolue. Il consacra à ce projet ce qui lui restait de fortune et en quelques mois Fulgence mit au point « La bombe à Dissuasion Acoustique Massive » autrement appelée la grosse DAM.
L’arme bien que radicale avait comme caractéristique de ne causer aucun dégât matériel ou humain. Son action consistait uniquement à éradiquer sur la terre toute forme d’expression sonore. Aurélien Fulgence pensait avoir trouvé avec sa bombe insonorisante la solution définitive à son problème existentiel.
Cependant, un dernier détail le préoccupait. Pour lancer son plan machiavélique, Aurélien devait d’abord appuyer sur un bouton en provoquant un déclic. Ce déclic serait peu audible, mais il attesterait de la réussite de l’opération. Ce ne serait vraiment pas de chance si tout devait rater à cause d’un léger handicap.
Car Aurélien était depuis sa naissance, et de façon incurable, totalement sourd.
La photo a été > chipée ici (Musée départemental des sapeurs-pompiers de l’Ain, à Gex).
C’est le troisième texte de Jypel et déjà, j’y distingue une tendance, une préoccupation d’auteur (?). En effet, un précédent du genre nous parlait d’un peintre à la recherche du bleu (si vous étiez de cet atelier vous pourrez lire ce très bon texte ici). Voici un étrange individu, tout aussi baroque, en quête de silence. On est ici en frange du fantastique, mais pas seulement. J’ai cherché à quel écrivain cela me faisait penser, en vain, je n’ai pas retrouvé. Cela rappelle (et ce sont des compliments) le réalisme magique à la façon de Bioy Casares ou Borgès, un peu de conte macabre à la Ambrose Bierce, à la Frédric Brown, ou à la Topor ou même Vian… J’ai songé aussi au Jean-Baptiste Grenouille du Parfum de Süskind. Peut-être est-ce un peu de tous ? Ou n’est-ce tout simplement que du Jypel ? 🙂 Mon grand regret sera que ce texte est bref. On aimerait en avoir plus. Enfin, à signaler que cette courte nouvelle est sur un fil ; le risque était constant qu’on en devine la chute lors de la lecture… Mais pour ma part je n’ai pas vu venir (les effets de grand spectacle, le musée, la Joconde… détournant l’attention efficacement). On dit entre autres choses que la littérature demande une suspension de la crédulité. Preuve est faite ici que lorsqu’on a avalé le postulat (chose que fait le lecteur somme toute de bon gré et aisément), tout fonctionne, et alors l’auteur peut se jouer de nous à l’envi.
Eh oui…. La chute ne se laisse en aucun cas deviner. J’ai adoré la 9eme jouee par des tetra! Ce qui aurait pu être possible puisque Beethoven l’ à écrite en étant sourd comme un pot. Et ça c’est la grande classe! J’ai eu un flash visuel, l’orchestre de tétras, et bethoveen radieux. Excellent!
Après avoir découvert la chute, j’ai relu le texte, cherchant l’annonce de ce dénouement bien trouvé, et surprise, rien ne le laisse présager, bravo ! Il y a des images (l’orchestre de tetras, comme le dit Ketriken) qui m’ont fait rire, vraiment, c’est très très bien trouvé.
Surprenant. Pas seulement le texte…mais toutes les différentes idées que le héros met en oeuvre…Je suis admirative..et je me dis qu’en les développant toutes, on ne serait pas loin d’un roman.
J’en reste sans voix…waoh.