Trois heures du matin. Elle se résigne. Elle s’extrait du lit après de nombreuses contorsions. Trois heures qu’elle tourne en rond à chercher une position confortable. Les pieds nus sur le sol froid, elle frissonne, mais elle renonce à enfiler une paire de chaussettes, trop d’efforts. Elle couvre ses épaules de son châle épais, et se dirige lentement vers la cuisine, les mains posées sur son ventre lourd. On entend le frottement de ses pas sur le parquet. Elle n’allume pas la lumière, préférant la douceur de l’obscurité qui l’entoure. Elle met en marche la bouilloire, se pose sur une chaise, inconfortable, tant-pis la flemme de se relever. Ses yeux sont cernés de jaune et bleu ; des nuits qu’elle ne dort plus. Elle aime ces heures de la nuit qui semblent être distendues. Elle se demande pour la centième fois comment elle va faire quand les bébés seront là. La bouilloire se met à siffler. Elle se lève péniblement. Un liquide chaud lui coule entre les jambes. Non ça ne peut pas être çà. C’est trop tôt. Bien trop tôt. Hier encore la sage-femme lui disait que le col était bien fermé. Elle se rassoit lourdement, sonnée. Le temps semble en suspension, seul le mécanisme de l’horloge rappelle les secondes qui s ‘égrènent. La lumière des phares des rares voitures éclairent son visage, immobile. Le liquide chaud continue à couler lentement le long de ses jambes nues. On pourrait penser qu’elle n’y prête pas attention. Et pourtant, elle songe à tout ce qu’elle n’a pas fait, la valise qui n’est pas prête, la chambre qui est en travaux, les lits qui ne sont pas montés…elle se frotte les yeux. Non c’est trop tôt. Ils ne sont pas prêts. Elle veut les garder en elle. Elle reste sur sa chaise, les yeux dans le vague. Elle ne peut y croire. Encore une satanée fuite urinaire.
Peu après, ou peut être des heures plus tard, on ne sait pas, elle émerge, tremblant de froid. Sa respiration s’accélère, elle réalise qu’elle doit agir. Elle se lève, bien plus rapidement, se hâte vers la chambre à coucher, secoue son mari « réveille toi, réveille toi », elle hurle presque. « Ils sont là, les jumeaux arrivent, j’ai perdu les eaux ». Elle le tire, l’arrache du lit. Il ne comprend rien, grommelle « non ce n’est pas possible, tu as fait un cauchemar ». Elle crie « j’ai perdu les eaux ». « C’est bien trop tôt ». Ils s’engueuleraient presque. Alors, elle se pose, le fixe, respire, plusieurs fois, lentement, « écoute moi, je ne rêve pas, j’ai perdu les eaux, il faut qu’on aille d’urgence à l’hôpital ».
Et là, tout s’enchaîne, se précipite. Les mêmes mouvements, en même temps. Les vêtements qu’ils attrapent et qu’ils enfilent, la porte qu’il claque, les clés qu’il met dans le contact, la pédale d’accélérateur qu’il enfonce brusquement, les lumières du périphérique parisien qui défilent. Les pensées qu’ils chassent, les semaines d’aménorrhée qu’ils évitent de compter. Temps figé dans cet habitacle où aucun mot n’est prononcé.
Les sages femmes leur posent de nombreuses questions, rapides et efficaces. Aucune place à des fioritures langagières. Temps compté. Le médecin ordonne, lance des injonctions. Ça tourbillonne autour d’eux. Ils sont happés par l’action qui leur permet de ne pas penser. Injection de corticoïdes, touchers vaginaux, battements des cœurs qui peinent à couvrir les paroles et les mouvements précipités du personnel.
Les secondes qu’elle voudrait jours, les minutes semaines. Elle perd pied.
« …. En souffrance…Accoucher….césarienne »
« Nooooooon » elle hurle, « je ne veux pas, je ne veux pas, ils sont trop petits ». Elle pleure, elle se débat, elle s’accroche à son mari. Cette fois tout va trop vite, elle est emportée, happée : écho de pas qui se hâtent, couloirs aux murs grisâtres qui défilent, portes coupe feu qui claquent.
Des lumières l’aveuglent, une main lui prend la sienne, fermement. « Courageuse…ce qu’on peut…calmez… ».
Puis, plus rien.
Au loin, une voix de femme « la mer…..quelle saloperie…trop nul…vraiment déçue », des bruits de machine.
Elle ouvre péniblement les yeux, murs blancs, un visage suspendu au dessus d’elle.
Elle a envie de vomir, mal à la gorge. Elle se sent vide, creuse. Elle articule péniblement « mes bébés. »
La même voix de femme lui répond « chut….va aller… »
Par Justine
Justine joue ici sur les deux tableaux : à la fois le temps qui s’étire, qui semble infini, celui de la nuit, lorsque l’on est réveillé. Puis celui qui s’accélère, que l’on ne maîtrise plus, dans un contexte d’urgence médicale. Avec, en charnière entre les deux, la difficulté à accepter que le temps va s’accélérer, la volonté de faire comme si de rien n’était pour le « retenir » un peu. Pour accompagner ces changements de rythme, Justine prend bien davantage le temps, en début de texte, de s’attacher à des petits détails descriptifs, qu’elle ne le fait à la fin, où tout devient plus « clinique » et efficace. C’est tout à fait pertinent comme façon de faire évoluer la narration. La fin est suspendue. On ne sait pas vraiment si les bébés sont vivants, s’ils sont morts… ça laisse une impression de malaise, assez intéressante, qui renforce l’impact de ce temps « accéléré » à l’hôpital.
Il me semblerait intéressant, pour accentuer encore cette différence, de « ressenti » sur le temps, de jouer aussi sur la longueur des phrases. On sent, Justine, que tu as un peu esquissé ça, mais c’est à mon sens un sillon à creuser bien davantage. Passer de phrases longues, descriptives, presque langoureuses, en début de texte, à des phrases hachées, hyper courtes, parfois justes nominales, en fin de texte. Avec la « transition » (réveiller le mari/voyage en voiture) qui pourrait justement voir les phrases se raccourcir peu à peu.
Il me semble aussi que la fin du texte pourrait ouvrir sur une autre modification de temps, quelque chose comme « chut… va aller… faut du temps », ou bien « chut… va aller… Tout le temps maintenant… », qui bouclerait la boucle avec le début. A réfléchir.
Merci Gaëlle, tu me réconcilies avec ce texte…je vois bien ce qu’il manque. Je vais essayer de m’y pencher et de proposer une nouvelle version!
Chic alors, de la relecture en vue!
Il y a plein de belles choses, dans ce texte. Il ne mérite pas forcément d’être malaimé 🙂
Un texte au parfum de vécu qui n’a pas manqué de réveiller quelques souvenirs… très lointains, en particulier dans la première partie, pleine d’interrogations, d’anxiété, de refus d’accepter l’imminence de l’accouchement.
Plein de belles choses en effet, même si le « ça va aller »laisse un petit arrière-goût de déception.
salut Aquassiba, merci pour ton retour, peux tu m’expliquer pourquoi un goût de déception avec le « va aller… »?
Un joli texte bien mené, qui nous laisse suspendu.
Mais quid de la bouilloire ? J’ai bloqué sur ce détail ! L’a-t-elle arrêté finalement ou pas ? A-t-elle senti le liquide le long de ses jambes avant ou après l’avoir arrêté. J’ai l’impression à la lecture que c’est avant donc pour moi la bouilloire a continué de siffler.
Du coup, elle pourrait être utilisé. Elle, sentant qu’elle perd les eaux, oublie la bouilloire, se perd dans ses pensées, ses interrogations et c’est le mari qui pourrait arriver dans la cuisine en l’engueulant parce qu’elle laisse la bouilloire siffler 10 minutes.
Mais bon c’est du détail 😉
Marrant comme nos habitudes influent notre lecture… Moi j’ai pensé à une bouilloire électrique qui s’arrête seule, et ça ne m’a pas gênée (parce que c’est une comme ça que j’ai à la maison!)
Cela fait presque trois heures qu’elle tourne en rond à chercher une position confortable quand elle se résigne enfin à s’extraire du lit. Après de multiples contorsions, elle pose ses pieds nus sur le sol froid. Un frisson la parcourt mais elle renonce à enfiler sa paire de chaussons qui a glissé sous le lit. Elle couvre ses épaules de son châle épais et se dirige lentement vers la cuisine, les mains posées sur son ventre. Son pas est feutré mais lourd et on peut entendre son frottement sur le parquet. Elle n’allume pas la lumière, préférant la douceur de l’obscurité qui l’entoure. Elle tâtonne et met en marche la bouilloire afin de se préparer un tisane, qui elle l’espère, l’aidera à trouver le sommeil. Puis, elle se pose sur une chaise qu’elle trouve inconfortable mais qui a l’avantage d’être bien plus proche que le canapé. Malgré les nuits sans sommeil et la fatigue qui cerne ses yeux de jaune et bleu, elle aime ces heures de la nuit qui semblent être distendues. Son regard se pose sur le voyant rouge, quasi hypnotique et elle se demande pour la centième fois comment elle va faire quand les bébés seront là. Lorsque la bouilloire se met à siffler, elle se lève péniblement et c’est alors qu’un liquide chaud lui coule entre les jambes. Elle pense aussitôt « Non ça ne peut pas être çà. C’est trop tôt, bien trop tôt. Hier encore la sage-femme me disait que le col était bien fermé. Ça doit forcément être une satanée fuite urinaire.» Elle se rassoit lourdement, sonnée.
Le temps semble en suspension ; seuls la lumière des phares des rares voitures qui passent et le mécanisme de l’horloge rappellent les secondes qui s ‘égrènent. On pourrait penser qu’elle ne prête pas attention au liquide chaud qui continue à couler lentement entre ses jambes nues et pourtant, elle songe à tout ce qu’elle n’a pas fait ; la valise qui n’est pas prête, la chambre qui est en travaux, les lits qui ne sont pas montés…elle se frotte les yeux et secoue la tête. « Non c’est trop tôt. Ils ne sont pas prêts ». Toujours assise sur sa chaise, elle sert ses mains, qu’elle avait conservées posé sur son ventre, fort, pour les garder en elle.
Peu après, ou peut être des heures plus tard, on ne sait pas, elle émerge, tremblant de froid. Elle réalise qu’elle doit agir, sa respiration s’accélère. Elle se lève bien plus rapidement, se hâte tant qu’elle peut vers la chambre à coucher et secoue son mari « réveille toi, réveille toi, ils sont là, les jumeaux arrivent ». Elle le tire et l’arrache du lit. Il ne comprend rien, grommelle « non ce n’est pas possible, tu as fait un cauchemar ». Elle crie « j’ai perdu les eaux ». « C’est bien trop tôt ». Ils s’engueuleraient presque. Alors, elle se campe devant lui, pose ses mains sur ses épaules, le fixe, respire plusieurs fois, lentement « écoute moi, je ne rêve pas, j’ai perdu les eaux, il faut qu’on aille d’urgence à l’hôpital ».
Et là, tout s’enchaîne, se précipite. Les mêmes mouvements, en même temps. Les vêtements qu’ils attrapent et qu’ils enfilent, la porte qu’il claque, les clés qu’il met dans le contact, la pédale d’accélérateur qu’il enfonce brusquement, les lumières du périphérique parisien qui défilent. Les pensées qu’ils chassent, les semaines d’aménorrhée qu’ils évitent de compter. Le temps qui semble figé dans cet habitacle où aucun mot n’est prononcé.
Nombreuses questions des sages femmes. Rapides et efficaces. Pas de fioritures langagières. Ordres et injonctions du médecin. Temps compté.
Ça tourbillonne autour d’eux. Ils sont happés par l’action qui leur permet de ne pas penser.
Les secondes qu’elle voudrait jours, les minutes semaines. Elle perd pied.
« …. En souffrance…Accoucher….césarienne »
« Nooooooon » elle hurle, « je ne veux pas, je ne veux pas, ils sont trop petits ». Elle pleure, se débat, s’accroche à son mari. Elle est emportée : écho de pas qui se hâtent, couloirs aux murs grisâtres qui défilent, portes coupe feu qui claquent.
Lumières aveuglantes. Une main qui prend la sienne, fermement. « Courageuse…ce qu’on peut…calmez… ».
Puis, plus rien.
Au loin, elle entend des bruits et une voix de femme « la mer…..quelle saloperie…trop nul…vraiment déçue »
Elle voudrait lui répondre qu’elle aime la mer, qu’elle aime s’y plonger, qu’elle a hâte de pouvoir s’y promener avec ses bébés. Mais sa gorge est douloureuse, sa bouche est sèche et elle articule péniblement « …mes bébés… »
La même voix de femme lui répond doucement « chut….va aller… du temps…»
Voilà une seconde version qui perso me plait bien plus! merci de me donner vos avis!
je préfère moi aussi cette seconde version, elle m’a filé des frissons… je suis émue! Bravo!
Je suis du même avis que toi, Justine, ta seconde version est bien belle, et plus « ajustée » à ton histoire, je trouve. Bravo!
Bonjour Justine: « ça va aller », c’est certainement ce que dit n’importe quelle infirmière dans ces circonstances (va aller, c’est ce que perçoit la patiente mal en point) Pour moi, un petit manque d’originalité pour clore un texte qui m’a beaucoup plu. La seconde version me satisfait pleinement avec le « chut… du temps… ».
J’ai trouvé ton texte beau, émouvant. On se projette bien dans les pensées de cette femme… Et ta deuxième version me plait encore plus ! J’ai bien aimé le décalage avec la mer à la fin, ses projets avec ses futurs bébés qui tombent à l’eau (sans mauvais jeux de mots)! Tout comme Aquassiba, j’aime mieux le « chut… du temps… », Et petit détail pour finir, je suis par contre un peu gênée par le « vraiment déçue » , je trouve le terme « déçu » pas très adapté, pas assez fort / parlant…