Au brouhaha ambiant je devine que la salle est pleine, comme chaque samedi, jour de marché. Alors malgré l’inconfort (nous sommes entassées les unes sur les autres), je n’ai aucune envie de sortir d’ici.
Tout à coup me voilà éblouie par la lumière, les conversations se font plus nettes et une main m’attrape. C’est celle de la patronne dont la poigne est ferme et tendre à la fois. A peine le temps d’apprécier sa chaleur et sa douceur qu’elle me repose. Je serais bien restée un peu plus longtemps au cœur de sa paume mais tout se met à valser autour de moi, lentement et en cadence.
Le balancement cesse. Je sais que je n’ai que quelques minutes de répit. Une autre main me saisit, assez vivement, plus rugueuse cette fois. Je suis immédiatement plongée dans un liquide chaud et onctueux, un café crème sans aucun doute. Rapidement je suis agressée par le sucre qui se colle à moi et je sais que d’ici peu mon système vestibulaire va être mis à rude épreuve. C’est parti. Vitesse maximum. J’ai la nausée (c’est quand même un comble : avoir le tournis alors que je vis dans un bistrot et que ma fonction principale se joue dans la tasse de café ! Ce que je préfère, c’est quand on m’immerge dans une pâtisserie, particulièrement quand je pénètre dans les couches moelleuses d’un fondant au chocolat. Et, ce que j’aime par dessus tout, c’est le cœur, encore chaud et onctueux. La caresse du chocolat m’est exquise.)
A peine le temps de reprendre mes esprits qu’une énorme langue s’approche de moi. Elle me lèche, dans un sens, dans l’autre, un va et vient lent mais brusque. Tout comme la main qui m’a porté à cette langue, celle ci est rugueuse et rêche. La salive qui me recouvre est amère, dotée d’un léger goût de tabac. Des chicots me cognent. J’essaie de m’accrocher aux souvenirs des langues délicates et parfumées qui me tètent doucement, sans aucune brutalité et que j’affectionne particulièrement.
Ouf ! On me repose.
Me voilà abandonnée sur la table, mais je sais que ça ne va pas durer.
Je suis jetée sans ménagement sur un plateau et de nouveau ça chaloupe. Au rythme je sens que ce n’est pas la même personne que tout à l’heure. Il est plus saccadé, plus rapide aussi.
Jet d’eau tiède, effleurement rapide et doux du torchon. Mais pas le temps d’en profiter. J’aime ce contact, surtout quand le tissu est propre et qu’il sent bon la lessive. Mais ce que j’affectionne par dessus tout, c’est quand la « p’tite » (comme l’appelle la patronne) prend son temps, qu’elle me caresse tout doucement, que ses gestes sont précis et tendres.
Le samedi ce n’est jamais le cas. Trop de clients.
A peine séchée, encore humide, je repars.
Une toute petite main fraiche, moelleuse, à l’odeur de framboise m’agrippe! Rien à voir avec les grosses paluches de certains clients. Un délice !
J’imagine déjà être happée par une bouche raffinée, tiède, qui exhalerait le même arôme fruité.
Quelle désillusion ! Cette main si petite me frappe de toutes ses forces contre le bois de la table. Elle me monte, me redescends et me cogne vigoureusement, à plusieurs reprises.
Heureusement, rapidement une autre main me délivre. Un peu plus grande, mais assez fine, qui dégage le même parfum délicat. Elle me repose, à distance de la sauvage petite pogne.
A peine remise de mes émotions et c’est reparti : valse, jet d’eau, torchon, valse.
Je rêve d’un fondant au chocolat, je donnerai tout pour m’y plon…
Mais me voilà dans les airs ! Je vole littéralement et m’écrase pitoyablement sur le carrelage. Décidément…
On me bouscule, on m’écrase. Il fait de nouveau tout noir. Le sol est froid et dur et c’est plein de poussières.. J’aperçois de nombreux pieds. J’attends patiemment et me réjouis de cette pause inattendue. Je sais que je vais rester là quelques heures mais je fais confiance à la « p’tite ».
Les conversations se font moins tonitruantes, les pieds se dirigent un à un vers la sortie.
Une main me soulève, celle de la « p’tite ». Je la reconnaitrais parmi mille. Elle m’introduis dans un bain d’eau chaude, plein de mousse parfumée, me frotte devant, derrière, m’essuie avec un torchon fraichement lavé. Elle ne me lâche plus et, tout à coup, me glisse dans un fondant au chocolat. Je pénètre tranquillement en son sein, la crème cacaotée m’enduit de toute part, c’est divin. Elle me porte ensuite à ses lèvres qui me caressent délicatement, sa langue m’aspire et me pourlèche en douceur. Je suis au anges.
Par Justine
Ah, la volupté du fondant au chocolat… ! Moi aussi j’aimerais bien être une petite cuillère, parfois… Quoique, vu la vie trépidante que lui fait mener Justine, on n’est pas certain que ça soit vraiment un choix à faire ! Ce texte met en scène la vie d’un troquet, c’est un carrefour entre différents personnages qui se croisent, et une sorte d’ode aux « petits instants » regardés avec une empathie certaine. La petite cuillère nous conte son environnement, tout comme elle se laisse aller à nous confier quelques états d’âme. C’est tendre, assez naïf (dans le bon sens du terme), et doux à lire.
Tel quel, le texte reste assez « en surface » de la scène (c’est peut-être aussi un effet de la limitation de caractères). Ce qui fait que les personnages ne sont en fait qu’effleurés. Or cette petite cuillère semble avoir de la personnalité. Moi j’aimerais bien qu’elle imagine plus avant quelques traits de personnalité et/ou d’histoire perso des gens qui possèdent les mains qui la tiennent, ou les bouches qui la lèchent. Elle surprend certainement quelques conversations parfois. Peut-être que l’homme à l’haleine de tabac était la dernière fois accompagné d’une jeune femme délicieuse… Qu’elle reconnaisse un habitué, qu’elle s’étonne de n’en plus voir un autre… Qu’elle soit fâchée contre untel ou ravie de revoir unetelle, qui l’utilise parfois comme miroir déformant… Ce genre de choses. Et puis je pense aussi qu’installer une relation privilégiée avec la patronne ou avec la « p’tite » (« dès la première fois qu’elle m’a tenue, j’ai frissonné en entier de la douceur de ses gestes, de l’harmonie des mouvements… », juste par exemple) Pourrait être une piste intéressante.
Bref, c’est un texte où tout est en place, et où il suffit juste, maintenant, de « creuser » un peu pour mieux ancrer la narration dans des éléments plus concrets, et avec des personnages plus incarnés.
salut Gaelle,
Merci pour ton commentaire. Je vois bien ce que tu me demandes, je vais y travailler mais je pense être très limitée par le nombre de caractères. Penses tu (pensez vous) qu’il y a des passages à supprimer?
Bonne journée
Oui, je pense que le nombre de caractères est limitant (mais si tu retravailles, tu peux t’autoriser à t’échapper de la contrainte des 4500 caractères…!). Je ne suis pas sûre qu’il faille vraiment retirer des passages, tu risques de perdre le côté un peu « carrefour » d’instants et de personnages, si tu supprimes des passages.
Après, sans forcément « supprimer » un paragraphe, tu peux certainement, si tu le souhaites, resserrer certains passages. Je te donne un exemple:
« Rapidement je suis agressée par le sucre qui se colle à moi et je sais que d’ici peu mon système vestibulaire va être mis à rude épreuve. C’est parti. Vitesse maximum. J’ai la nausée (c’est quand même un comble : avoir le tournis alors que je vis dans un bistrot et que ma fonction principale se joue dans la tasse de café ! Ce que je préfère, c’est quand on m’immerge dans une pâtisserie, particulièrement quand je pénètre dans les couches moelleuses d’un fondant au chocolat. Et, ce que j’aime par dessus tout, c’est le cœur, encore chaud et onctueux. La caresse du chocolat m’est exquise.) »
peut tout à fait devenir quelque chose du type:
Rapidement je suis agressée par le sucre qui se colle à moi, et je sais que d’ici peu ça va tourner. C’est parti. Vitesse maximum. J’ai la nausée. (C’est un comble, tourner est ma fonction principale!) Je préfère nettement quand on m’immerge dans une pâtisserie. Particulièrement quand je pénètre dans les couches moelleuses d’un fondant au chocolat, puis quand j’atteins le cœur, encore chaud et onctueux. La caresse du chocolat m’est exquise.)
On ne perd pas forcément grand chose en information, on gagne un peu en longueur… Mais à voir si tu souhaites ou pas grignoter des caractères, ce n’est pas obligé, tu peux aussi te « lâcher » plus longuement pour toi.
Merci Gaëlle, je vais m’y re plonger ce WE!
Par contre, j’avais intégré des éléments « sensuels » autour de la bouche…maintenant que je me relis je ne sais pas si cela est nécessaire…et à la fois quoi de plus sensuel qu’une bouche? et cela n’ajoute t il pas un côté « coquin » à la cuillère? dc est ce, selon vous, à retirer ou alors à accentuer?
On identifie bien ces éléments de sensualité, oui. C’est assez bien fichu, d’ailleurs, à un moment m’est venu en tête en te lisant une Juliette Gréco langoureuse chantant « déshabillez-moi », comme si c’était ta petite cuillère qui chantait! Mais je pense que ça n’a d’intérêt que si ça sert ton histoire (et pas juste si ça te plaît 😉 ). Autrement dit, si on imagine que la cuillère a un habitué du café particulièrement « préféré », parce qu’il/elle mange toujours des fondant au chocolat, qu’il/elle ne boit jamais de café (ou alors noir et sans sucre, sans la faire tourner), parce qu’il/elle a la peau des mains très douces et toujours une haleine parfaite, que sais-je encore, le registre sensuel devient intéressant parce qu’il est un ressort narratif justifié. S’il est disséminé au fil du texte sans réel but, je suis moins persuadée de son intérêt.
Merci Justine pour ce texte, très frais à lire !
Merci Nolwenn, je poste de ce pas la seconde version!
alors voilà ma seconde version, un peu plus longue. au plaisir de lire vos commentaires…
Au brouhaha ambiant je devine que la salle est pleine, comme chaque samedi, jour de marché.
Je n’aime pas les jours de marché, le rythme est trop enlevé, le temps jamais en suspension.
Me voilà éblouie par la lumière, les conversations se font plus nettes et une main m’attrape. C’est celle de la Patronne, comme l’appelle les habitués.
Elle est montée à Paris de son Aveyron natale avec son mari. Ils ont ouvert ce café près du Parc des Batignolles. Ils étaient tout jeunes et n’avaient que peu de biens : une grande malle contenant quelques vêtements, du linge brodé et de la vaisselle, cadeaux de leur mariage. Je fais partie de cette première ménagère.
Sa main, je l’ai sentie se transformer au fil du temps mais sa poigne est toujours restée aussi ferme et tendre à la fois.
A peine le temps d’apprécier sa chaleur et sa douceur qu’elle me repose. Je serais bien restée un peu plus longtemps au cœur de sa paume mais tout se met à valser autour de moi.
Le balancement cesse.
« Merci »
Une voix grave, rauque et suave. J’imagine un bel homme, d’une quarantaine d’années, père de famille, qui vient de faire ses courses et qui prend quelques minutes pour lire son journal et boire son café. J’imagine une langue tiède et douce…
Sa main me saisit vivement, rugueuse. Je suis immédiatement plongée dans un liquide chaud et onctueux, un café crème sans aucun doute. Rapidement je suis agressée par le sucre qui se colle à moi et je sais que d’ici peu ça va tourner. C’est parti. Vitesse maximum. J’ai la nausée (c’est quand même un comble, touiller est ma fonction principale).
A peine le temps de reprendre mes esprits que sa langue s’approche de moi, elle est énorme. Elle me lèche, dans un sens, dans l’autre, un va et vient lent mais brusque. Tout comme la main qui m’a porté à cette langue, celle ci est rugueuse et rêche. La salive qui me recouvre est amère, dotée d’un léger goût de tabac. Des chicots me cognent. Quelle déception ! J’essaie de m’accrocher aux souvenirs de la bouche de Jean.
Jean travaille au jardin des Batignolles. Il s’occupe des balançoires. A la délicatesse de sa main, je suis certaine qu’il pousse les enfants en douceur et blague avec eux.
Il vient ici tous les jours, s’installe toujours à la même table, celle près de la fenêtre d’où il peut apercevoir ses balançoires.
Il dégage une odeur fleurie, délicate, et sa bouche…Ah ! Sa bouche : des lèvres charnues, une langue délicate et parfumée, l’haleine toujours fraîche, mentholée.
Il commande toujours un café noir (sans sucre !) et, souvent le dimanche, il s’offre un moelleux au chocolat !
J’aime quand je pénètre dans les couches moelleuses de son fondant, puis quand j’atteins son cœur, encore chaud et onctueux. La caresse de sa main et du chocolat m’est exquise.
Mais Jean ne vient jamais le samedi, trop d’enfants à balancer sans doute.
Ouf ! L’homme me repose.
Me voilà abandonnée sur la table, mais je sais que ça ne va pas durer.
Je suis jetée sans ménagement sur un plateau et de nouveau ça chaloupe.
Jet d’eau tiède, effleurement rapide et doux du torchon. J’aime ce contact, surtout quand le tissu est propre et qu’il sent bon la lessive. Mais ce que j’affectionne par dessus tout, c’est quand la « P’tite » prend son temps, qu’elle me caresse tout doucement, que ses gestes sont précis, tendres et rythmés, en cadence avec sa mélopée. Je perçois alors les vibrations de sa voix jusque dans sa main.
La « P’tite » est arrivée il y a peu de temps, c’est la nièce de la Patronne. Elle aussi de l’Aveyron. Elle vient tenter sa chance à Paris comme chanteuse.
Le samedi, elle ne chantonne jamais pendant le service. Trop de clients.
A peine séchée, encore humide, je repars.
Une toute petite main fraiche, moelleuse, à l’odeur de framboise m’agrippe! Rien à voir avec les grosses paluches de certains clients. Un délice !
J’imagine déjà être happée par une bouche raffinée, tiède, qui exhalerait le même arôme fruité.
Quelle désillusion ! Cette main si petite me frappe de toutes ses forces contre le bois de la table. Elle me monte, me redescends et me cogne vigoureusement, à plusieurs reprises.
Heureusement, rapidement une autre main me délivre. Un peu plus grande, mais assez fine, qui dégage le même parfum délicat. Elle me repose, à distance de la sauvage petite pogne.
A peine remise de mes émotions et c’est reparti : valse, jet d’eau, torchon, valse.
Je rêve de la bouche et de la main de Jean, je donnerais tout pour y être blottie mais me voilà dans les airs ! Je vole littéralement et m’écrase pitoyablement sur le carrelage. Décidément…
On me bouscule, on m’écrase. Il fait de nouveau tout noir. Le sol est froid et dur, plein de poussières. J’aperçois de nombreux pieds. J’attends patiemment et me réjouis de cette pause inattendue. Je sais que je vais rester là quelques heures mais je fais confiance à la « P’tite ».
Les conversations se font moins tonitruantes, les pieds se dirigent un à un vers la sortie.
Une main me soulève, celle de la « P’tite ». Je la reconnaitrais parmi mille. Elle m’introduis dans un bain d’eau chaude, plein de mousse parfumée, me frotte devant, derrière, m’essuie avec un torchon fraichement lavé. Elle ne me lâche plus, me monte à sa bouche tel un micro et, tout à coup, me glisse dans un fondant au chocolat. Je pénètre tranquillement en son sein, la crème cacaotée m’enduit de toute part, c’est divin. Elle me porte ensuite à ses lèvres qui me caressent délicatement, sa langue m’aspire et me pourlèche en douceur. J’imagine que c’est celle de Jean. Je suis aux anges.
Elle est bien coquine cette cuillère 🙂
Bravo, Justine, c’est une très chouette version 2, beaucoup plus « charnue », beaucoup plus attachante. ça y est, elle existe pleinement, cette cuillère (et le côté sensuel est ici pleinement justifié par le personnage de Jean).
Good Job! 😉
MERCI!!!
La deuxième version nous fait vraiment entrer au cœur de la matière… Exactement ce qu’on imagine de la vie d’une cuillère…
Bon, mon côté terre à terre me fait me demander pourquoi Jean touille son café s’il n’y met pas de sucre???!!!! A moins qu’il ne récupère la crème à la surface….
Héhéhé, je suis de celles qui ne mettent pas de sucre, mais mélangent leur café dans un troquet… Pour le plaisir du geste, pour mélanger la mousse, effectivement, et puis pour prendre le temps avant de boire, aussi, je pense! C’est un truc un peu rituel, quoi.
idem Wowélie!! 😉
Oh, cette deuxième version est excellente !!!
Là, je vis la vie de cette petite cuillère, qui a bien plus de corps et de caractère que je ne le pensais…
Bravo ! Et merci de nous faire partager ton travail ! Ça valait vraiment le coup !
Merci Sécotine