Encore un réveil bien trop matinal, encore une nuit bien trop courte. Cela faisait quoi, 10 jours qu’elle était rentrée de la maternité et déjà elle se sentait comme enveloppée de fatigue, une brume qui ne se lèverait jamais. Un bain, il lui fallait un bain. Dix jours qu’elle n’était pas sortie de chez elle, toute à cet épuisant émerveillement.
Dans la voiture qui la menait à l’Anse aux crabes elle redécouvrait le bonheur, un peu étrange, de rouler tambour battant. Le sentiment un peu coupable d’une liberté retrouvée. Elle avait une heure devant elle, peut être deux, avant d’être rappelée à l’ordre du ventre qui crie famine. Elle les avait laissés, tous les deux, à leur doux sommeil pour s’offrir cette parenthèse exutoire. Se plonger dans l’eau chaude et sécher au soleil… c’est de ça qu’elle rêvait maintenant. C’est bête d’ailleurs, hier encore brillait un soleil de plomb alors que le ciel était si lourd ce matin, menaçant. Mais il était si tôt, le temps pouvait encore changer mille fois d’ici la fin de la journée.
En posant sa serviette sur le sable, elle se félicitait de ne trouver personne pour l’ennuyer dans ses rêveries. Pas de mamie levée aux aurores et venue faire ses exercices matinaux, pas de flâneur solitaire, un peu insistant, venu chercher compagnie sur la plage. A cette heure-ci rien d’étonnant mais elle n’était jamais tranquille, seule, sur cette plage. Il y avait toujours des rôdeurs dans ce coin du bourg… et puis ce temps, étrange, lourd, menaçant, sans un souffle dans l’air. Un bain rapide pour faire tomber la moiteur et conjurer la fatigue de ces 10 derniers jours et elle irait en ville chercher du pain frais et peut-être des croissants pour un petit déjeuner en famille. C’est vrai qu’ils en étaient une maintenant.
C’était étrange quand même. Elle ne saurait dire quoi, mais quelque chose l’oppressait un peu ce matin. Est-ce que c’était cette chaleur, cette moiteur. Et puis pas un magasin ouvert… on était dimanche ? Elle avait perdu la notion du temps avec tout ça. Quand même… pas un passant sur le malecon, pas un vieux assis sur sa chaise à regarder la vie passer devant lui, pas un jeune sous le carbet à attendre que le vent tourne, pas non plus le bruit des dominos claqués sur la paillasse ni les rires des joueurs, attisés par le bon rhum. Pas même un chien errant ! Elle se dirigeait vers la boulangerie, accélérant le pas sans même s’en rendre compte. Ses pas qui semblaient résonner sur le trottoir dans ce silence inhabituel. La mer elle-même paraissait se taire, retenant son souffle pour ne pas qu’on la remarque. Il n’y avait pas âme qui vive et pourtant elle sentait cette présence, comme un regard pressant derrière son dos. Elle courait maintenant, bien malgré elle. La boulangerie était fermée, grille baissée. Les maisons autour semblaient à l’abandon, volets fermés, portes closes. Un magasine qui traîne par terre près d’une poupée d’enfant laissée là rajoute à la désolation. Elle voudrait reprendre sa voiture et retrouver au plus vite la chaleur de son petit corps lové tout contre elle, la douceur de ses bras à lui qui l’étreignent. Mais la voiture est loin et elle là, comme figée, hébétée par cet abrutissant silence. Elle ne comprend pas. Elle s’avance encore un peu dans cette rue qui lui paraît si grande maintenant et ne voit rien à quoi se raccrocher pour reprendre son souffle. Personne vers qui se tourner pour échanger un sourire. Elle s’assoit sur le banc du bureau de poste, d’habitude si prisé. Ses pensées s’emballent, tournent à vide. Elle ne comprend pas ce qui lui arrive, incapable de mettre des mots sur ce qu’elle ressent. Le black out. Soudain, un volet qui claque, le bruit lointain d’une voix forte : »Manzèl a! Manzèl a! Pa rété la ! Rantré bo kay ou ! Manzèl a ! Matthew ka rivé ! ». Mais pourquoi crie-t-elle ? Mais bon sang pourquoi était-elle toujours aussi incapable de comprendre 3 mots de créole ? Mais où est-elle ? Pourquoi elle crie ??? Elle n’arrivait pas se sortir de cette torpeur, à rassembler ses idées. La vie pouvait-elle basculer d’un coup ? Comment avait-elle pu sortir de chez elle, si sûre de ce qu’était la vie pour elle à présent et se retrouver si démunie, si étrangère à ce…. elle ne savait même pas. Ce vide ? »Madame !! Hé ho, Madame ! Faut pas rester là, t’as entendu les infos, ils ont dit vigilance rouge, Matthew va passer sur nous. Faut rentrer Madame, allez, rentre chez toi ».
Par Jubouli
Jubouli a choisi pour sa part d’installer son histoire dans du « réel ». Ici, pas d’illusion, de rêve, pas de « double jeu ». La ville est réellement désertée. J’ai beaucoup aimé la façon dont tu as pris soin d’installer les choses pour que tout fonctionne, Jubouli. Imaginer qu’on n’ait pas entendu les infos, les alertes cyclone, est peu crédible, sauf contexte particulier que tu as très bien su trouver (effectivement, quand on rentre de la maternité, les infos sont un peu le cadet de nos soucis ^^). Du coup, il y a en plus un double mouvement, cette femme qui veut sortir de la solitude, voir du monde, et la solitude qui la rattrape malgré tout. Et l’ambiance pesante, de plus en plus pesante, qui devient poisseuse, et que l’on ressent très bien. C’est un joli texte, très ambiancé (je ne connais pas l’ambiance créole, mais on s’y croirait), avec quelques jolies formules (« cet épuisant émerveillement », c’est très beau et très juste, je trouve), et avec une chute surprenante et pourtant très cohérente.
Je trouve, Jubouli, que ton texte fonctionne bien tel quel. Mais il y a une chose qui m’a frappée, c’est l’impression que j’ai eue d’être « libérée » de quelque chose quand la femme crie, à la fin. Non pas parce que ça me donnait la clé de ton texte, mais parce que le silence qui était installé avant était… Très efficace. Et je crois que tu pourrais accentuer ce jeu de bruit/silence pour accompagner ta narration. Un nouveau-né, c’est bruyant. Dans la voiture, elle met peut-être la musique. Quand elle imagine le petit déjeuner en famille, à venir, elle peut imaginer des rires ou la radio pour accompagner. Sur la plage, il y a le ressac… Puis le silence s’installe (tu y fais allusion, même pas les dominos qui claquent), pèse lourd, pour finalement être « levé » en fin de texte. Jouer de ces bruits et de ses silences, encore plus, serait sans doute une façon d’accompagner ton propos, sans le surligner, pour lui donner encore un peu plus de profondeur.
Merci pour ta lecture Gaëlle.
Moi qui pensais en avoir mis des tartines avant d’arriver au but… c’est donc que ça avait une utilité! J’aime bien l’idée que tu proposes pour retravailler ce texte, et je ne l’avais pas vu sous ce jour-là, encore une fois. Ça me donne envie de m’y remettre.
J’ai beaucoup aimé l’ambiance exotique de ce texte, idée très originale. Vraiment agréable à lire.
Un beau texte avec un joli travail sur les expressions et les mots. J’aime aussi le ressenti que tu as si bien su créer autour de cette moiteur qui devient de plus en plus présente et oppressante ! La chute est super ! Bravo !
Jubouli, tu décris très bien cet état que l’on ressent avec l’extreme dépendance du bébé, mélange de bonheur, de fatigue et de contrainte. J’ai trouvé ça aussi chouette que tu ancres l’histoire sur du réel, avec un prétexte original qui nous fait voyager