« Vingt quatre , rendez vous compte, Madame, vingt quatre serrures ou fermetures de sécurité à ouvrir et refermer chaque fois qu’elle voulait sortir de l’appartement et y revenir ». C’est ce qui semblait fasciner l’inspecteur de police plus que tout dans cette histoire, détaillant une longue guirlande verticale de loquets et cadenas bien astiqués, dans la pénombre de cet appartement du quartier de la Croix Rousse. Pendant l’interminable attente durant laquelle nous retenions nos rires tandis que tante Paule tentait d’en venir à bout, de l’intérieur, nous comptions le nombre de clacs et de clics jusqu’à la délivrance finale, l’ouverture de la porte.
Ça, c’était, lors de nos rares visites à l’aïeule. Aujourd’hui , on ne riait plus. On avait été convoqués par le commissaire du quartier.
Quelqu’un l’avait trouvée, gisante sur le dos, les bras en croix un filet de sang noir coagulé derrière la tête. Elle avait crié trop fort ; on avait voulu la faire taire. Ce « on », quelqu’un qu’elle connaissait, nous confia-t-il . Pour concéder à tirer les chevillettes, il eût fallu qu’il ou elle fasse partie des intimes.
Elle n’ouvrait à personne qui soit inconnu. Dans ce quartier, parmi toute une faune interlope, certains n’auraient en aucune manière hésité à vous suriner pour vous faire avouer la planque du magot, éventuellement vous chauffer les arpions au chalumeau si ingénuement vous persistiez à feindre le trou de mémoire. Elle le savait, c’est pourquoi sa tanière avait fini par ressembler à un coffre fort. Automatiquement, il y avait eu des convoitises. Les Louis d’or ça fait travailler l’imagination, pourtant ceux qui ont fait le coup n’en avaient pas énormément. Ils sont allés directement là où il parait que dans quatre-vingt-quinze pour cent des cas on déniche le trésor caché. Derrière le plateau en marbre vert de la cheminée, parait qu’il n’y avait rien. Comment le savoir ? Puisque précisément les criminels avaient omis de déposer un mot d’excuse mentionnant la somme empruntée. Et tant qu’ils y étaient pourquoi pas laisser une carte de visite avec leur adresse et leurs blazes ?
En tout cas, je ne savais pas si c’était pour lui faire retrouver l’endroit exact, mais la potiche fracassée à côté de la défunte témoignait de la vigueur et détermination des prétendants au gros lot.
Elle avait dû hurler la tantine — c’est fatiguant les cris de vieille fille pour celui qui cherche la discrétion. Du coup , dans la panique, ils avaient eu la main un peu lourde. Je dis ils, car à présent, je les imagine à deux. Celui qui s’est fait ouvrir prétendant être seul ; elle le connaissait. C’est l’autre, le suivant, qui l’avait persuadée de monter les trois étages. Ils s’étaient rencontrés à la communale, il y bien des années. Déjà spécialistes des coups tordus, ils s’étaient fait une spécialité dans l’extorsion des biens d’autrui par la menace. Développant une expertise certaine en la matière, face à de petites victimes qui trouvaient bien peu d’arguments pour éviter la cession d’un sac de billes, ils savaient déjà se montrer persuasifs. Employant les ressorts psychologiques les plus vicieux pour arriver à leurs fins, de larcins en forfaits les criminels gravirent une à une les marches qui les mèneraient à l’échafaud, jusqu’à cette journée fatidique. Enfin, pas tant… Nous sommes en 1990, on ne coupait déjà plus les condamnés en deux.
***
De la compassion, il ne fallait pas en chercher beaucoup du côté de ma grand mère, sa sœur en l’occurrence. Les relations diplomatiques familiales rompues depuis au moins un demi siècle, avaient maintenu son mépris intact. Le commissaire l’avait vite compris quand il avait dû supporter d’impudiques et désobligeantes remarques fusant quant à la vétusté des lieux ou à leur hygiène douteuse.
Nous, on n’avait pas été obligés d’aller sur les lieux du crime ; on l’avait fait pour ne pas laisser France toute seule. Elle s’était donné un peu en spectacle, un préambule festif à des funérailles où elle n’irait pas. Du coup, devant tant de rancœur, on s’était dit avec ma mère et ma sœur qu’on aurait bien dû la laisser y aller seule ; ça lui aurait fait les pieds —et on étaient pas obligés d’assister à ça.
Je me demandais bien ce qu’on faisait là ….
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Visitant le poussiéreux logement dans tous ses recoins, je découvris dans le salon, un petit cadre de bois noir posé sur un guéridon de bois clair de citronnier. Il était évident que la vieille dame retraitée des Postes et Télécommunications adressait toute sa bienveillante attention à l’image adorée, à ce totem mnémonique familial. La vitre immaculée recouvrant la photographie indiquait un soin méticuleux porté à son entretien et sa préservation .
Ainsi, pour la première fois de ma vie, je sus à quoi ressemblait mes arrières grands parents.
J’ai obtenu par la suite la photo dont ma grand mère ne voulait pas. Le verso présente le graphique d’ une carte postale vierge. Au recto, un couple et leur fille posent pour le photographe. Paule et ses parents. France dite Francine, a dû déjà rompre les ponts avec eux puisqu’elle n’y figure pas.
Au centre, l’homme se tient debout, fixant l’objectif. Coiffé d’un canotier à ruban, costume, cravate et pochette blanche, il veut en imposer avec sa moustache blanche et ses lunettes métalliques rondes. Rose et blond à travers le bistre de l’image, le pater familias tient bon la barre. Quand la séance photo sera terminée, il pourra se remettre à la lecture du quotidien » L’Intransigeant » qu’il tient fermement face à lui. Il ne sourit pas ; l’heure est grave.
Devant lui, vêtue d’une longue et large robe de tulle noire garnie de rubans de velours, son épouse qui préfère poser assise sur une chaise de jardin pliante pour essayer d’oublier un mal de dos récurrent, masque mal son inquiétude de l’avenir.
C’est que, les anches d’instruments à vent se vendent mal ces temps-çi. À l’aube de la guerre, le musicien préfère remettre à plus tard l’achat des toutes dernières créations de la fabrique ; les contrats risquent de se raréfier de part et d’autre, il faut être prudent. Ces embouchures, les musiciens feront attention à bien les essuyer précautionneusement puis à les envelopper de coton après le spectacle, avant de les ranger dans la petite boîte plate en ivoire qui ne quitte jamais la poche de leur veston, à gauche, sur le cœur.
Lui, cache, les poèmes que lui inspire Olympia la fille de l’épicier italien de la boutique d’à côté au même endroit, côté cœur. Sa petite musique à lui, ce sont ces bluettes qu’il lui compose en cachette. Enfin durant la journée, quand il trouve une minute, parce que le soir, il les range religieusement dans le vieux tiroir usé de l’établi d’ormeau de son atelier. Si sa femme venait à les trouver elle comprendrait bien que la tourterelle pour laquelle il roucoule a bien des airs d’Italienne avec ses jupons virevoltants. Mais elle ne dirait rien, pas un mot, pas une allusion, une fois encore elle ravalerait sa tristesse. Déjà que ça n’est pas si facile de faire bouillir la marmite, on ne va pas en plus soulever le couvercle des illusions d’autrui.
Il y a plus urgent. La grande fille, sa seconde qui se tient debout à sa droite et mime une posture théâtrale d’Emma Calvé dans Carmen en présentant un profil aquilin… Celle là, à des prétentions lyriques depuis qu’elle assiste à des opéras au grand théâtre de Lyon.
On en fera peut être quelque chose d’elle au moins, mais pour ça, il faut encore dépenser. Les cours au conservatoire de musique, ce n’est pas donné. Et quelle idée, cette photographie pour en faire une carte postale ? Il y a une absence criante, on nous questionnera. On répondra, la France, elle nous a trahi. Mon boulangiste de mari y verra une nouvelle rime, encore une de ses chansonnettes inutiles , toujours sa façon à lui de dédramatiser, de tout tourner en dérision.
Bien la peine de jouer les grands timoniers, notre bateau prend déjà l’eau et j’entends au loin les grondements de l’orage des canons allemands qui bientôt nous réduiront en poussière pour les siècles.
Heureusement, il y aura peut être cette photo, cette image de nous d’un bonheur composé qu’imagineront nos descendants inconnus.
Bon… Euh… Précautions : mon job est de commenter dans le but de faire progresser. Je tiens à préciser que mes remarques sont bienveillantes, et ne visent pas à blesser. Ces remarques toutefois faites à Hippocampe sont intéressantes pour tout le monde.
Quelques remarques donc sur ce texte d’Hippocampe.
Tout d’abord, un problème de débutant -si je puis me permettre- qui n’est pas grave, mais qui doit mériter à l’avenir beaucoup d’attention (car lorsqu’on est pas débutant, on retombe dans le travers sans se rendre compte ; cela m’arrive) : la question de la concordance des temps. En fait, avant de publier le texte, j’ai revu tous les temps qui avaient été écrits par Hippocampe pour redonner de la cohérence -du moins comme j’en ai compris la structuration, et en espérant ne pas m’être planté. Cela passait du passé composé, au présent de narration, de l’imparfait au passé simple – témoignant que l’auteur était si concentré dans la rédaction qu’il a écrit au fil des images lui venant en tête. Or, au résultat dans la version originale le lecteur était un peu perdu. L’usage des temps est parfois compliqué selon que l’on est en focalisation zéro (le narrateur est omniscient, il raconte) ou en focalisation interne (le narrateur est dans la tête du personnage), et selon que l’on passe d’un de ces modes à l’autre. Et d’autant plus quand il y a narration de passé dans le passé. On peut s’y perdre, ou ne pas le voir même en se relisant. L’ordre peut être complexe, en sus, s’il y a des flashbacks dans le passé : présent (qui peut-être un choix de narrer du passé) / présent de narration (une forme de présent au passé en focalisation zéro / imparfait (des actions répétées) / passé simple (une action unique passée) / passé composé (passé dans le passé) / plus que parfait (passé dans… le passé… passé). Et je passe la question des futurs antérieurs, etc. Il faut bien faire attention et choisir son temps premier une bonne fois pour toutes au risque de se voir confronté à une pelote emberlificotée qui finit par bloquer l’écriture car on ne s’en sort pas.
Ensuite, autre remarque : ce paragraphe me pose problème :
Elle avait dû hurler la tantine — c’est fatiguant les cris de vieille fille pour celui qui cherche la discrétion. Du coup, dans la panique, ils avaient eu la main un peu lourde. Je dis ils, car à présent, je les imagine à deux. Celui qui s’est fait ouvrir prétendant être seul ; elle le connaissait. C’est l’autre, le suivant, qui l’avait persuadée de monter les trois étages. Ils s’étaient rencontrés à la communale, il y bien des années. Déjà spécialistes des coups tordus, ils s’étaient fait une spécialité dans l’extorsion des biens d’autrui par la menace. Développant une expertise certaine en la matière, face à de petites victimes qui trouvaient bien peu d’arguments pour éviter la cession d’un sac de billes, ils savaient déjà se montrer persuasifs. Employant les ressorts psychologiques les plus vicieux pour arriver à leurs fins, de larcins en forfaits les criminels gravirent une à une les marches qui les mèneraient à l’échafaud, jusqu’à cette journée fatidique. Enfin, pas tant… Nous sommes en 1990, on ne coupait déjà plus les condamnés en deux.
Que le narrateur imagine que les agresseurs fussent deux, c’est possible, évidemment. Mais là, il sait déjà jusqu’à la fin ou quasiment de l’enquête, et surtout une multitude de détails. Ce n’est évidemment pas possible, ou alors si l’auteur décide que ça l’est -un peu comme dans les Sherlocks Holmes nouvelles versions qui sortent depuis quelques temps au cinéma où l’inspecteur est préscient- il convient de mieux mettre en scène, de mieux baliser ce phénomène. Car là, en tout cas pour moi, on a l’impression que c’est un loupé, que l’auteur s’est laissé emporter par son imagination trop vive sans veilleur à la cohérence…
Ensuite, il y a plusieurs niveaux de langage : une écriture classique, et parfois l’irruption de mots d’argots, de cet argot des années 50, inusité aujourd’hui, que l’on identifie (à tort désormais) pour être celui des polars. Cela crée une sorte de rupture dissonante qui nuit un peu à la fluidité. Pourquoi pas cet argot (en notant que cela date le texte à une période précise et cet argot n’est pas de 1990 comme il est dit), c’est la liberté de l’auteur, mais il faut veiller à l’homogénéité et choisir un style ou un autre, ou alors le mettre en bouche du personnage pour le caractériser. On ne peut pas faire du discours indirect, de la focalisation interne sans veiller à cette homogénéité. Cela témoigne encore du même petit problème qui était lié à la variation dans les temps du passé : l’auteur pris dans son texte n’a cessé d’être dedans la tête du personnage racontant / ou dehors racontant en temps qu’écrivain (toujours cette histoire de focalisation qui n’a pas été stabilisée lors de la rédaction).
Ensuite le paragraphe suivant :
« C’est que, les anches d’instruments à vent se vendent mal ces temps-çi. À l’aube de la guerre, le musicien préfère remettre à plus tard l’achat des toutes dernières créations de la fabrique ; les contrats risquent de se raréfier de part et d’autre, il faut être prudent. Ces embouchures, les musiciens feront attention à bien les essuyer précautionneusement puis à les envelopper de coton après le spectacle, avant de les ranger dans la petite boîte plate en ivoire qui ne quitte jamais la poche de leur veston, à gauche, sur le cœur. »
Je n’ai pas pu ici corriger la concordance des temps (on est au présent, et il y a « ces temps-ci ». Il y a du futur qui n’est pas le bon…). Pour le faire, et tout repasser au passé avec ses emboîtements (le personnage décrivant la photographie en évoquant l’époque) il aurait fallu réécrire un peu ce paragraphe -ce que je ne m’autorise pas à la place de l’auteur. Enfin, ce paragraphe me paraît être relié à rien, ou trop peu. Il manque une cheville, une transition : pourquoi nous parle-t-on soudain de ces anches, comme si le lecteur savait déjà qu’il y avait un commerce d’instrument ? Cela arrive de façon un peu abrupte. Rien ne nous y a vraiment bien préparé.
Cela crée une rupture dans la lecture. Les paragraphes suivants sont davantage dans la rédaction au fil de l’imagination que dans une description / interprétation de la photographie. Même diagnostic : une belle imagination débordante et une capacité à créer des images, indéniablement -et ça c’est très bien- mais un problème de cadrage du niveau de narration. Le personnage, s’il sait tout cela, ne le raconte pas comme s’il était le narrateur qui raconte ce que fait/pense/interprète le personnage (j’espère que mes explications sont claires… Faut me dire).
Enfin, je ne comprends pas pourquoi avoir mis en place le meurtre (évacué au premier tiers/moitié avec la condamnation à mort) pour revenir sur la photographie. Etait-ce utile de mobiliser cela, à savoir, un meurtre ? Oui, peut-être, mais dans ce cas c’est mal relié et on ne comprend pas pourquoi, en quelque sorte, il y a 2 niveaux de récit, voire deux récits distincts même : 1- le meurtre… c’est l’exposition, l’introduction, c’est là-dessus que le lecteur part… 2- La description de la photographie (qui constitue un récit familial, OK)… Ok… mais en quoi les 2 récits font-ils vraiment sens, d’un point de vue narratif en les ayant adjoints ? Si on installe toute une structure, c’est en veillant à ce qu’elle soit cohérente, ou en prenant garde de placer les éléments permettant au lecteur de comprendre le sens du lien entre les deux récits (si j’installe quelque chose au début, il faut que je m’en serve jusqu’à la fin, ou que ce soit en résonance avec la fin). Il y a donc quelque chose qui manque dans ce texte… Quoi ? C’est l’auteur qui le sait, et l’a sans doute perdu durant sa rédaction.
En conclusion, et encore une fois mes remarques sont bienveillantes, je dirais qu’emporté par le plaisir d’écrire et son imagination (qui est fertile), Hippocampe ne s’est tout simplement pas assez relu, n’a pas observé son propre texte avec une distance critique. L’idéal dans ce cas est de laisser reposer le texte un jour ou deux, et de le reprendre à froid, ou de se le lire à voix haute. Les choses sautent vite alors au yeux…
Voilà, j’espère ne pas être blessant…
J’ai eu un peu de mal à « accrocher » avec la deuxième partie et la description de la photo familiale. Elle déclenche plein de questions chez moi. J’aurais aimé savoir pourquoi la deuxième soeur n’y figure pas et quelle est la cause de cette cassure familiale, finalement. Et comment la soeur partie faire sa vie ailleurs ou autrement, s’en est sortie. Et pourquoi elle est encore fâchée si longtemps après… Et aussi, j’aime vraiment bien ton début, avec le commissaire, le ton enlevé, les 24 serrures… ça m’a fait rire, le désarroi de ce policier, et j’ai bien imaginé la mine piteuse de la famille en face, quand même presque à pouffer avec leurs souvenirs des longues minutes avant que la porte s’ouvre enfin, mais gardant la dignité de mise dans une telle situation. Le décalage est intéressant et bien saisi, vraiment. Cette manière que le cerveau peut avoir de se raccrocher en quelque sorte à un souvenir amusant ou agaçant, mais plutôt léger, pour gagner un peu de temps avant d’affronter pleinement la situation somme toute grave et dérangeante.