Aussi loin que portent mes yeux, la campagne et les champs s’étendent à perte de vue. Ils colonisent la forêt qui entourait le village. J’en connais chaque recoin. Je m’y amusais auparavant. Je me rappelle les sorties de chasse avec mon père, les courses au trésor avec les autres enfants du village, les balades solitaires et mélancoliques. Je me souviens des longues heures à cheminer à côté de la rivière, cette rivière qui séparait notre village en deux. Une petite île s’était créée en son milieu et je m’y imaginais des histoires fantastiques.
Derrière moi se trouve notre village. Au tout début, il s’agissait d’un hameau puis le passage d’un roi lui a fait connaitre son âge d’or. Des gens de toutes régions ont voulu venir s’installer. On a pavé les quelques rues qu’il y avait, on a construit quelques grosses maisons. Le maire est d’ailleurs fier de son église d’époque, la plus grosse de tout le comté. Puis tout s’est arrêté aussi rapidement que cela avait commencé. Le roi est parti, s’est installé à plusieurs centaines de kilomètres, plus au sud. Les gens l’ont suivi, ont abandonné la petite ville. Le centre a gardé un charme désuet. Comme s’il était resté figé dans un temps qui n’existe plus.
Je suis lassé de cet environnement. Enfant, il m’émerveillait. Aux portes de l’âge adulte, je rêve d’autre chose. La vie campagnarde n’est pas pour moi. Je n’ai pas envie de suivre les traces de mon père et de reprendre son commerce. J’ai de plus grandes ambitions.
Aujourd’hui, est peut être le jour où tout va changer. J’ai dans mes mains, l’enveloppe contenant la réponse à ma candidature dans une prestigieuse école d’architecture. Je n’ose l’ouvrir. Fébrilement, je déchire le papier. Je souris intérieurement, je me vois déjà vivre à la capitale. Mes yeux se posent sur la lettre. Je manque de défaillir, je ne suis pas pris. Ils trouvent mon projet irréalisable, dénué de bon sens. De rage, je froisse la lettre et la jette à terre.
Ils n’ont rien compris, n’ont pas vu mon génie. Ils restent enfermés dans leurs pauvres repères étriqués.
Je refuse de me laisser abattre et me prends à rêver. Un jour, mon nom sera connu. Il faudrait que je laisse quelque chose de tellement grandiose, de tellement immense que cela me survivrait durant des siècles. Cela me ferait connaitre dans le monde entier. Je leur prouverai leur erreur de ne pas avoir cru en moi.
La colère reprend le dessus. Tous mes efforts n’ont servi à rien. Je prends mon carton à dessins. J’y retrouve des projets de gare, de ponts, de viaducs, d’observatoire… Je les déchire un à un. Rien d’assez bien. Quelques larmes de rage viennent m’aveugler.
La détermination s’empare de moi. Je ne resterai pas sur un échec. Il me faudrait une construction qui n’aurait pas d’utilité première, qui soit juste un symbole. Grandeur, grandiose, symbole, génie… Tous ces mots résonnent dans ma tête.
Soudain, j’ai l’idée. Je vais construire une tour. Une tour qui supplanterait en hauteur tout ce qui peut exister dans le monde. Elle serait en fer, j’aime particulièrement ce matériau. Et cela rajouterait à l’innovation. Mes yeux se mettent à briller, je l’imagine, posée sur ses quatre pieds, faisant 1000 pieds de haut. J’aime la symbolique des chiffres ronds. Cela serait un pari colossal, on me prendrait surement encore pour un fou. Je laisse mes mains guider le crayon, j’esquisse quelques traits. Toute une armature de fer, des poutres métalliques se reliant les unes aux autres.
Puisqu’ils n’ont pas voulu de moi à Rochefourchat, je créerai ma propre ville. Ma tour attirerait des millions de visiteurs et serait un symbole fort. Mes idées m’entrainent de plus en plus loin. Et pourquoi ne pas redonner à mon petit village sa splendeur passée ? Il prendrait de l’importance, sa surface et ses constructions augmenteraient. Je pourrais laisser libre cours à mes idées. Tout le monde en parlerait et voudrait le visiter. J’imagine déjà les gros titres : « Paris, le village qui devient grand », « Paris, the place to be »… Les gens viendraient du monde entier. Un projet encore plus fou germe dans mon esprit. Et pourquoi ne pas faire de Paris la nouvelle capitale de la France ?
Je perds la notion du temps, je suis tout à mon projet.
J’entends soudain ma mère appeler du fond de la cuisine : « Gustave, tu viens manger ? ». Pendant que mon père rajoute « tu finiras de rêvasser plus tard… ».
Par Groux
Groux nous propose ici un texte qui réalise cet exercice souvent chouette qui consiste à raconter comme une « petite » histoire un pan de la « plus grande » histoire ; à traiter comme un destin anecdotique et banal un destin connu et resté dans les annales. C’est le ressort de la très fameuse nouvelle de Dino Buzzati « pauvre petit garçon », que je vous recommande chaudement de lire si ce n’est déjà fait… Comme quoi, tu vois, Groux, c’est une excellente idée, des gens « capés » s’y sont déjà collés en littérature !
Ici, c’est donc Gustave Eiffel qui est mis en scène, campé comme un enfant hors cadre et incompris, mais déjà génial, un peu comme un Léonard de Vinci d’une autre époque. Et parce qu’il est toujours intéressant de faire descendre les icones de leur piédestal pour les incarner et nous les rendre proches, cela fonctionne, et on se prend nous aussi à avoir envie de broder et d’imaginer d’autres pans de la vie de cet homme.
J’ai été en revanche gênée, lors de la lecture, Groux, de ne pas réellement réussir à discerner d’époque. Il y a des choses qui m’ont semblées dissonantes par rapport à l’époque de vie d’Eiffel, du coup j’ai été perdue. Pour que ce genre d’exercice de cache-cache fonctionne, il faut à mon sens que tout, autour, soit hyper cohérent, c’est un truc d’équilibriste entre ce qu’on dit/ce que l’on dissimule. Et là, à la fin je me suis dit qu’il y avait des trucs « bizarres » sur la description de la ville façon village, par exemple. A l’époque de Gustave Eiffel, Paris était déjà la capitale, et je pense qu’elle était déjà une « grande » ville. Ou alors j’ai mal compris à quoi faisait allusion cette partie du texte. Mais du coup, ce sont certes des petits détails, mais qui « grippent » un peu la mécanique de ton texte, et c’est dommage.
Effectivement, je pense avoir été inconsciemment inspirée par la nouvelle de Dino Buzzati que j’avais lu il y a très très longtemps et que j’avais adorée ! Je n’y avais pas repensé mais maintenant que tu en parles, effectivement, il y a un air de déjà vu !
Concernant ton autre commentaire, en fait, il y avait 2 idées dans ce texte, mais je pense que la 2eme n’est pas passé comme je le voulais. Il y avait en effet, l’idée sur Gustave Eiffel. L’autre idée était plutôt du style et si Paris n’était pas Paris. Et j’ai voulu me lancer dans une hypothèse où Paris ne serait pas la capitale mais seulement un petit village de campagne. Que la capitale serait ailleurs (et j’ai pris le plus petit village de France pour le mettre en capitale, je trouvais ça amusant). Et afin de continuer dans cette espèce d’imaginaire farfelu, et pour faire comprendre que ce petit village était Paris, j’imaginais Gustave Eiffel être originaire de ce Paris, rêver de la capitale (autre que Paris du coup) et, dans unes sorte de délire mégalo, vouloir se construire sa propre capitale et investir de ce fait son village et donc Paris. Je réinventais l’histoire de Paris du coup. L’idée était peut être trop ambitieuse ?
Je comprends mieux vu sous cet angle. Et non, je ne pense pas nécessairement que l’idée soit trop ambitieuse, c’est pas si mal, au fond, l’ambition, dans la création 😉 . je pense juste qu’elle est « casse-gueule » parce que tu mixes deux choses qui vont mal ensemble: raconter une histoire « vraie » que tu maquilles pour qu’on ne la reconnaisse pas tout à fait (avec effet de chute quand on découvre le personnage dont tu parles), et « déformer » cette histoire pour en faire autre chose que ce qu’elle fut vraiment. Les deux choses sont possibles et intéressantes, mais je ne suis pas sûre qu’elles se marient, parce qu’elles se tuent l’une-l’autre. Ce qui crée l’effet de chute quand on découvre qui est le personnage « masqué », c’est justement qu’on se dit qu’on aurait pu trouver, ah oui, tel détail et tel autre (connus), c’est malin de les avoir présentés sous cet angle, elle m’a bien baladée… Mais si en même temps, tu as changé des éléments de la « vraie » histoire, on ne retombe plus sur nos pieds, et cela crée de la confusion, je pense.
Je ne sais pas si je suis très claire… Ce serait intéressant d’avoir d’autres avis!
Oui je vois ce que tu veux dire. Il aurait fallu, soit que je parte à fond dans l’idée de Paris autre que la capitale que l’on connait actuellement, soit à fond dans l’idée de Gustave Eiffel « revisité » avec la chute déjà présente
Oui, c’est un peu ça. Je pense que choisir entre les deux options est ici nécessaire (même si j’aime bien les deux idées)
J’avais bien aimé l’idée de découvrir Gustave Eiffel petit garçon… et gênée aussi par le fait de présenter Paris comme un village à son époque. Mais j’ai mieux compris avec l’explication de Groux…C’était une belle idée, mais je partage l’avis de Gaëlle, à propos de la confusion (vraie/invention).
J ai juste adoré! Je suis complètement rentrée dans ce texte! Bravo, je me suis régalée à le lire
Ah ah! Comme quoi c’est chouette d’avoir plusieurs avis! 🙂
Ah ! Alors le délire mégalo / réinventer l’histoire de Paris m’a traversé l’esprit à la première lecture mais en le relisant j’ai eu un gros doute et j’avais hâte de lire les commentaires !
C’est marrant comme Gaëlle tu mets bien en mots pour tous les textes , ce que je ressent dans ma lecture, sans pouvoir le formuler… j’aime beaucoup l’idée du personnage qui se dévoile, qu’on comprend au fur et à mesure, comme j’aime l’idée du village ( que je n’avais cependant pas compris, et je me posais pas mal de questions, avec une impression d’anachronisme). En effet, peut être était ce trop de bonnes idées à coupler et développer sur un si petit format
Je rejoins les différents avis sur les 2 idées qui se mélangent mais c’est un texte très agréable à lire, je suis bien rentrée dedans et j’ai trouvé l’idée originale. Bravo!
Il te reste, Groux, à séparer les deux idées, et à écrire les deux textes, finalement ^^