Elle a cinq ans. Elle pédale sur son petit vélo.
Elle a fait enlever les roulettes ce matin.
A cinq ans, on peut, non ?
Alors, elle a demandé, sans relâche.
Alternant trépignements et pleurs.
Le temps passe, lentement, elle s’entête.
Alors, de guerre lasse, Maman a cédé et enlevé les roulettes.
Elle a filé à toute allure dans l’allée, pédalant au rythme de ses sanglots.
Elle sent les larmes sécher sous le vent de sa course folle.
Ses jambes bougent à une cadence effrénée, et peu à peu son cœur se calme.
Elle arrive au bout de l’allée, s’arrête.
Elle n’est pas tombée. Elle revient lentement, sourire aux lèvres..
Son cœur et ses jambes ont trouvé leur rythme, ensemble.
Elle se sent bien sous le doux soleil du printemps.
Maman la serre dans ses bras, fière, soulagée.
Elle soupire. Elle avait suspendu sa respiration.
Elles reprennent leur souffle en rentrant vers la maison.
Heureuses et complices.
Neuf ans. Espagne, vacances, soleil.
Et la maison, la pinède, du thym dans le jardin pour la tisane, les plages.
Avec sa petite sœur, elle s’inventent des maisons dans les oliviers et parcourent les ruelles en vélo.
Elles vont jusqu’à la plage en cachette, pédalant de bon cœur, savourant cette année une vraie liberté.
Le temps s’étire.
Nager, pédaler, se balancer mollement dans le hamac accroché aux grands pins, puis repartir en vélo, seule cette fois car la petite sœur est fatiguée. Pédaler jusqu’au soir puis s’écrouler de fatigue dans son lit.
Douceur de vivre…
Elle a douze ans.
C’est dur, le collège. Se faire des amis, grandir.
Ça a encore crié, entre elle et son père.
Elle sort en claquant la porte.
Elle prend son vélo, et descend vers le centre ville.
Il fait froid, son nez rougit et la morsure du vent la détourne de sa colère.
Elle roule le long du port, ralentit pour éviter les passants.
Arrivée au bout de la jetée, elle s’assied sur un rocher.
Genoux serrés, regard perdu dans les flots, laissant couler ses larmes en les imaginant se mêler à la mer.
Le temps s’arrête, elle se fond aux éléments et oublie tout.
L’instant d’après, une mouette se pose , toute proche. Puis s’envole.
Un air appris à la chorale la semaine dernière monte à ses lèvres…
« Comme un enfant, aux yeux de lumière
qui voit passer au loin les oiseaux
comme l’oiseau bleu survolant la terre
voit comme le monde, le monde est beau »
Elle sourit aux paroles tellement en accord avec l’instant présent.
Elle se voit, elle, en enfant aux yeux de lumière. Sourit encore.
Remonte sur le vélo en fredonnant, et grimpe la cote en danseuse au rythme joyeux de la chanson.
Elle est vivante, son nez est froid, son corps a chaud. Elle respire fort et dans sa tête, le calme est revenu.
Elle a 20 ans. Et un grand chagrin d’amour.
Elle sort dans la nuit, MP3 sur les oreilles. Elle roule vite, encore. Et chante fort pour évacuer le chagrin.
Elle s’essoufle, peine sous le double effort du pédalage et du chant.
Elle s’arrête. Vaguement inquiète tout de même d’être là, en pleine nuit. Un peu perdue.
Elle s’imagine traquée par un voyou et reprend sa course, en silence cette fois, chut, ne pas se faire repérer.
Elle se concentre pour refaire, à l’envers, le trajet.
Quand elle arrive enfin chez elle, elle s’écroule sur son lit, comme dans son enfance.
La fatigue la gagne, elle s’endort. Le chagrin attendra demain….
Elle a trente ans. Elle est enceinte.
Elle a des milliers d’heure de vélo derrière elle, cela ne se voit plus avec ses kilos.
Son petit bouge de plus en plus, pendant qu’elle cesse peu à peu tout mouvement, terrassée par la fatigue.
Elle est au ralentit, lui gigote sans cesse, la rouant de coups de l’intérieur.
Le temps s’écoule, ponctué des disputes avec le futur père.
Elle trépigne d’impatience. Veut découvrir le visage du ptit bonhomme.
Hésite, elle, à bouger. Partir, rester……
Elle partira, finalement.
Un peu plus tard.
Cinq années se sont écoulées.
Elle vient de se fâcher contre son fils.
Il veut toujours avoir raison. Il a toujours raison. Ou presque. C’est épuisant.
Ils se sont crié dessus, vraiment. Fort.
Elle n’avait pas crié comme ça depuis longtemps.
Elle a hurlé des paroles furieuses, les mots sortant de sa bouche si vite qu’il n’a pas dû en saisir la moitié.
Il a claqué la porte de sa chambre, elle s’assied en pleurant de fatigue.
A travers la vitre, le soleil lui réchauffe le visage.
Elle respire profondément, lentement.
Mais l’apaisement ne vient pas, elle doit bouger.
Alors, elle se lève et tape trois coups à la porte du petit.
Lui, il est immobile dans un coin de la chambre.
« viens voir, j’ai une idée » dit elle.
Elle l’entraîne en bas, il la suit à contre cœur.
Elle ouvre le garage.
« tu veux ? »
Sourire timide du gamin.
Ils se regardent, et il monte sur son vélo dont les roulettes ont été enlevées la semaine dernière.
Pour ses cinq ans, comme elle il y a déjà si longtemps.
Elle sourit à son tour, émue à cetet répétition ses souvenirs à elle.
Confiante : Elle se souvient, elle, qu’elle a réussi au même âge.
Qu’il faut faire confiance à son gosse, et lui permettre d’avancer à son rythme à lui.
Parce qu’il sait, lui, où il en est.
Et aujourd’hui, lui, il en est à filer comme le vent sous le soleil de cette fin d’après midi.
Puis il s’arrête au bout de l’allée :
« Dis, Maman, tu viens ? je t’attends ! »
Elle sourit. Elle s’élance aussi, avec lui, complices, toute colère oubliée…
Ils avancent en souriant, au même rythme.
Leurs cœurs se calment et se rejoignent.
Ils se sourient.
Par Gaby
Gaby nous propose ici un de ces textes qui balaient une longue période de temps, toute une portion de vie, par petites touches. Le vélo est le fil rouge de ce récit et le mouvement qu’il engendre est à la fois le lieu des joies et des tristesses du personnage. On « pédale » à ses côtés, le texte est fluide et nous embarque aux côtés de cette enfant devenue adulte, qui garde l’habitude et le besoin de bouger aux moments « forts ».
J’aime pour ma part beaucoup les petites allusions très factuelles, descriptives, de l’état « corporel » de l’héroïne (du genre « son nez est froid, son corps a chaud »). Vu la dimension essentielle que semble prendre le fait de bouger, dans la vie de cette femme, on se dit que les sensations physiques doivent aussi avoir leur importance. Et j’aimerais, du coup, les connaître. Je pense que ça renforcerait cette balance entre tracas émotionnel/intellectuel et mouvement qui permet d’évacuer et de se recentrer. Par exemple, lorsqu’elle s’assoit sur le rocher, elle pourrait ressentir la rudesse de la roche qui lui écorche presque la peau, lorsqu’elle est dans le hamac cette sensation d’être enveloppée, etc… Il me semblerait intéressant d’explorer cette piste pour enrichir la narration et diversifier les sensations, à côté du vélo qui lui, est constant.