Rendez-nous la lumière
On voit des autoroutes, des hangars, des marchés
Des grandes enseignes rouges et des parking bondés
On voit des paysages qui ne ressemblent à rien
Qui se ressemblent tous et qui n’ont pas de fin
[Refrain]
Rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté
Le monde était si beau et nous l’avons gâché
Rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté
Si le monde était beau nous l’avons gâché
On voit de pleins rayons, de bêtes congelées
Leurs peurs prêtes à mâcher par nos dents vermillons
On voit l’écriture blanche des années empilées
Tous les jours c’est dimanche, tous les jours c’est plié
[Refrain]
On goûte aux vieux mensonges des cieux embrigadés
Tant de vies sacrifiées pour du cristal qui ronge
On voit des fumées hautes, des nuages possédés
Des pluies oranges et mauves donnant d’affreux baisers
Elle a les larmes aux yeux, et même la chair de poule. Elle s’agrippe à la scène pour l’approcher au plus près, ressentir son aura, peut-être même son odeur. Il doit le savoir car le bout de ses chaussures s’approche de ses doigts. Elle voudrait qu’il les écrase, pas trop, mais juste assez pour qu’elle puisse garder une trace sur ses phalanges. Oui, elle en est là. Envahie d’une admiration douloureuse. Submergée par ce désir d’osmose avec celui qui la transporte par ses mots. L’ombre de l’artiste la recouvre un instant, elle retient sa respiration pour mieux se fondre dans sa silhouette. Puis il recule, se plie, s’allonge avec une grâce indicible. Ses mouvements de bras, amples, élégants l’envoûtent. Des faisceaux de lumière le caressent, jouent sur son crâne glabre, le transforment en œuvre d’art.
Elle arrive enfin à ouvrir la bouche, même si sa gorge est serrée par l’émotion. Elle se met à chanter, d’abord timidement, rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté. Elle s’enhardit, elle hausse le ton, bientôt elle scande, rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté. D’autres qu’elle accompagnent le chanteur, un chœur se forme et se soulève, mais personne n’irradie sa force, exhale ce déchaînement désespéré. Elle secoue ses cheveux de toutes ses forces, s’accorde au rythme des guitares qui s’accélère, une cavalcade sonore, un appel à l’insurrection.
Valentin et Marianne lui ont fait la surprise. Une enveloppe épaisse, son nom en pleins et déliés, et un touchant Bonne fête maman. Ils savent combien elle l’aime, alors quand ils ont vu qu’il passait dans cette petite salle, accompagné par d’autres musiciens, un concert caritatif donc à la portée de leur bourse, ils se sont précipités pour lui acheter un billet. Ils la savent épuisée, seule à gérer la ferme depuis la mort de leur père, un travail sans fin. Mais elle aime sa terre, ses champs où elle fait pousser de l’orge et du blé. Elle ne laissera jamais tomber. Elle se battra jusqu’au bout.
Dominique A. quitte le public après avoir convié un autre musicien à venir sur scène. Elle se sent retournée. Comme la terre quand on la laboure, frémissante, plus vivante que jamais, avide de grains, d’eau et de soleil. Un tumulte étrange frémit au creux de son estomac.
Elle sort de la salle, plus que jamais habitée de cette dernière chanson Rendez-nous la lumière, rendez-nous la beauté, le monde était si beau, nous l’avons gâché. Quel artiste. Il sait. Il a voyagé en France. Il a vu. Il a compris que pour elle, comme pour tant d’autres, il ne s’agit pas d’entendre des « reviens-je t’aime », des « qu’est-ce que tu me fais là », mais de reconnaître leur vie, leurs angoisses ou leurs émerveillements.
Elle se dirige vers la buvette, elle meurt de soif, la tête lui tourne.
Elle s’essuie le cou et les tempes avec son mouchoir. Sa coiffeuse serait atterrée de la voir dans cet état. Pour une fois, qu’elle se faisait coiffer, c’était une telle occasion, elle y a mis le prix. Ses cheveux qu’elle a fait teindre en un roux tonique, les boucles qui couraient élégamment sur ses épaules, tout ce look hollywoodien s’est désintégré d’une manière insensée, comme si elle avait traversé une tornade. Le serveur la regarde en souriant. « Le concert vous a plu, on dirait ». Elle hoche la tête, hébétée. Elle commande une bière.
Elle boit deux grandes gorgées, c’est frais, délicieux et se tourne de biais, pour regarder autour d’elle, revenir sur terre, en quelque sorte. Instantanément, elle se fige, le verre aux lèvres. La mousse lui a recouvert la lèvre supérieure mais elle n’ose pas s’essuyer comme si ce geste allait défaire l’enchantement qu’elle est en train de vivre. Il se tient juste à côté d’elle. Lui, Dominique A., se tient adossé au comptoir, à portée de sa main. Était-il déjà là quand elle est arrivée ? S’est-il installé pendant qu’elle commandait ? Quelle importance, le compositeur n’a pas quitté la scène par une porte dérobée, il n’est pas cerné d’un staff sourcilleux, entravé par un groupe de fans idolâtres, non, il profite d’un moment calme, et si elle veut, elle peut le toucher. Il boit une bière et parle avec son percussionniste. Celui-ci a repéré l’expression d’extase de la femme au verre en suspens, il donne un coup de coude au compositeur. Dominique A. se tourne vers elle, lui sourit, franchement, naturellement. Ses yeux noirs se posent sur elle. Il ne voit pas une femme de quarante–cinq ans qui s’est lâchée comme jamais lors d’un concert et dont tout le visage luit de transpiration. Il voit une femme heureuse, transportée. Elle pourrait s’évanouir de bonheur, mourir peut-être.
Il lui dit, « merci d’être venu à ce concert. C’est important qu’il y ait du monde. Vous êtes de la région ?» Il ne lui demande pas si elle a aimé sa performance, si c’est une fan, non, il s’intéresse à elle, sa vie, ses habitudes. Elle pourrait se mettre à pleurer, lui dire combien ses chansons la touchent, l’émeuvent, la portent dans les moments difficiles, mais pourquoi lui imposer sa vie et ses soucis ? Non, elle le respecte trop pour plomber cette soirée. Elle prend une nouvelle gorgée de bière pour mieux prendre son temps. Elle dit que non, elle ne va pas souvent dans les salles de concert, elle n’a pas le temps, mais là, c’était exceptionnel, c’était une nécessité absolue. Il hausse ses sourcils très noirs, il sourit, un peu surpris, nécessité absolue ? Oui, continue-t-elle, vos chansons reflètent ma vie, et particulièrement « rendez-nous la beauté ». Je la ressens comme un appel, comme un signe auquel il faut répondre. Il hoche la tête, pensif, trempe ses lèvres dans son verre. « J’aimerais bien que mes textes soient aussi bien perçus par tous, qu’ils puissent provoquer une prise de conscience ».
Il est grand, mince, beau. Soudain, il a l’air triste.
» On peut agir », dit-elle fermement. « Rien n’est perdu.
– Vous pensez ?
– Oui. Vous savez, un nouveau centre commercial s’installe à deux cent mètres de chez moi. De la tôle, du laid. Alors que je passe mon temps à soigner mes champs, à préserver les insectes, à respecter l’horizon.
– Encore un », soupire-t-il. « Il n’y en aura donc jamais assez ?
– On ne peut pas continuer à accepter cette prolifération commerciale, à laisser saccager notre monde, n’est-ce pas ?
– Non.
– J’ai essayé de m’opposer à ce projet, déposer des recours. En vain.
– C’est compliqué. Je vous admire d’essayer. »
Elle se raidit de fierté.
L’autre musicien a fini son verre. Il regarde autour de lui d’un air un peu ennuyé. Il voudrait passer à autre chose. « Hé Dom, les autres nous attendent pour manger ».
Dominique ne se retourne pas vers lui. Il dit, « vas-y si tu es pressé. Je n’ai pas fini mon verre et ma conversation. »
Elle a envie de le prendre par le cou, mais il est si grand, et de lui dire, merci, merci, de m’écouter. Elle continue.
« Si on ne fait rien, ils continueront, se sentiront tout permis, ne nous rendrons rien, ni lumière, ni beauté. Jamais.
– C’est vrai. »
Il fronce ses sourcils. Elle remarque les fines rides autour de ces yeux. Son menton volontaire qui s’ombre d’une barbe de deux jours. Ce n’est pas une star, c’est un homme qui s’engage. Elle veut lui faire honneur.
« C’est beau où j’habite, vous savez. C’est la campagne. Où plutôt ça l’était, jusqu’à ce qu’il commence à construire cette horreur. Qui présage de grandes enseignes rouges et de grand parking bondés, comme vous le chantez.
– C’est tellement insupportable. Heureusement, il y a des gens comme vous qui ne veulent pas baisser les bras. »
Il s’approche. Il lui prend la main entre les siennes, en sandwich, comme s’il tenait quelque chose de précieux, une perle, une jolie surprise. Il parle plus bas.
« Malheureusement, je dois vous quitter. On m’attend, la soirée a été longue. »
Il lui sourit encore, expose ses dents très blanches, la regarde droit dans les yeux.
« Ce fut un honneur de vous rencontrer et de vous parler. Avec vous, je sais que le monde a une chance de préserver la beauté qui lui reste. Je reprends confiance.»
C’est une nuit sans lune. Elle ouvre en grand les portes du hangar. Elle sait ce qu’elle doit faire. Elle a compris son message, son invitation à l’action. Les enfants sont chez des copains. Les animaux sommeillent. La route est libre. Elle monte sur son tracteur, démarre le moteur. La vibration ressemble à un roulement de tambour. Elle sourit. Rien n’est plié, Dominique. Elle se sent grandir dans son nouveau rôle à la fois rebelle et artistique.
Déconstruire n’est-il aussi pas aussi créatif que son contraire ?
Bonsoir, les descriptions du concert sont vraiment claires et permettent de rapidement visualiser la scène. Je l’ai suivie dans ses déambulation jusqu’à ce bar. Le dialogue avec Dominique A.(ha ouais quand même!) est bien amené je trouve. En revanche je ne m’attendais pas du tout a la fin qui me laisse un peu perplexe mais c’est vraiment un avis tout a fait personnel, j’ai du mal a l’imaginer tout risqué, être coupée de sa ferme, de ses enfants et de ses terres…
Bien au contraire, elle va redoubler d’ardeur pour le combat contre l’industrialisation, maintenir la campagne, préserver ce qu’elle peut….a mon sens la rencontre avec Dominique A lui a redonné l’énergie de la lutte. Non? Peut etre meme qu’avec son petit tracteur elle va exploser les panneaux et le parking de la grande surface? Le dernier paragraphe me semble être un nouveau souffle. Et j’ai beaucoup aimé. Sauf si j’ai pas compris….
J’apprécie beaucoup Dominique A dont la poésie me parle vraiment. C’est peut être cela qui m’a empêchée de rentrer complètement dans l’histoire. Un peu comme si je regardais la scène de loin.
Merci pour les commentaires qui sont toujours intéressants. Et un merci appuyé à Karen qui a bien saisi où j’entrainais mon personnage.
La fin je n’accroche pas. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle va faire dans la nuit comme ça avec son tracteur, même après le commentaire de Karen… Peut-être suis-je bouché ! Pour le reste rien à redire.
Après avoir laissé un peu reposé tout cela, il me semble que finalement la fin est pleine de cohérence. Cette femme qui voit son univers dévoré par l’industrialisation, vit dans ce concert un moment extrêmement chargé en émotion (j’aime beaucoup la scène de l’ombre). Elle ne peut en repartir que dans une grande exaltation et finalement la chanson devient injonction »Rendez- nous la lumière, rendez-nous la beauté ».
Bonjour Fantomette !
Tes images, tes personnages m’ont évoqué plein de souvenirs, la vie des petits bourgs loin des grandes agglomérations, les gens qui triment toute la semaine, parfois un peu seuls ou isolés, et trouvent le temps de sortir, un peu, pour rompre avec le quotidien, parfois même qui trouvent l’énergie de se retrouver en association pour créer le festival ceci, la biennale cela. Ne pourrait-on pas la croiser sur un rond point avec son gilet jaune ton héroïne ? Je trouve ton texte très incarné.
Le concert qui désagrège physiquement cette mère de famille est un très beau motif.
L’atmosphère de l’échange avec Dominique A. est assez bien rendu. Comment traduire dans ces moments l’envie de trouver les mots pour dire l’immensité de ce qu’on a reçu et la banalité de se trouver face à un artiste tout simplement humain, un peu fatigué. Tu décris assez bien un chanteur à la fois présent et un peu ailleurs dans son concert, avec ses potes. Je me demande si on ne pourrait pas aller encore plus loin avec des dialogues encore plus banals.
Tu as fait le choix d’un récit structuré et linéaire, en nous laissant suivre les différentes étapes (le billet-le concert-le bar-le retour) qui renforce le côté fatal de son choix final. Pour ma part, pris dans l’ambiance que tu as su créer, je me satisfais amplement de la mise à plat des émotions et je pourrai (presque) imaginer le texte, sur ce format court, sans contexte, voire sans chute, juste des instants : chaire de poule, la tête qui tourne, envahie, il lui prend la main, la comparaison avec la terre retournée…toutes ses petites choses sont très fines et justes.
Merci beaucoup
Concernant la chute, de ce superbe texte de Fantomette44, je suis sur la ligne de Ketriken et de Cemap : pour moi il n’y a aucun doute sur son sens et le fait qu’un labo du Criirad ou un MacDo vont morfler (non, je plaisante ; ce n’est pas la réincarnation de José Bové) et qu’il est dans ce texte inutile d’en dire plus.
Le texte me paraît être tout simplement impeccable, au cordeau, avec une chute magistrale en peu de mots qui laissent la part à l’imagination et l’intelligence du lecteur comme j’adore — et surtout une chute brève comme il convient pour un effet optimum.
Il y a des détails très efficaces : la mousse sur les lèvres, les sourcils très noirs, etc. « Il est grand, mince, beau. Soudain, il a l’air triste. » > c’est parfait, c’est de la dentelle et ça suffit. Ce genre d’économie de moyens qui crée les images, c’est du bel arrangement. A noter que c’est presque de l’arrangement musical du coup : un vers de chanson n’en dirait lui non plus pas plus.
J’aimerais souligner la posture des personnages au travers des dialogues (j’y reviendrai sur le texte de LumpPierre) : c’est criant de vérité (ou en tout cas c’est restitué parfaitement de façon à ce que le lecteur « sente » la scène) : ces phrases de gène mutuelle et à la fois de séduction intellectuelle (pas de séduction sexuelle), ces moments où on envoie des signes qui sont attrapés et signalés comme compris sans qu’il ne soit nécessaire d’en dire plus, c’est de l’entre-les-phrases et c’est un superbe rendu de scène intense et marquante. J’aime la retenue de la rencontre, sa brièveté et sa force dans les conséquences : la détermination naissante comme l’instant de basculement, de passage à un autre niveau de sa pensée et de son existence. Ce texte pourrait l’objet d’un bel et bref court métrage. L’image simple de la nuit sans lune et du hangar, etc. : chaque plan est juste et précis. Sincères félicitations.
Je suis très touchée par les commentaires de Simon et Francis. C’est une belle récompense quand le lecteur saisit parfaitement ce qui est en jeu. Mais c’est aussi intéressant de voir que ce qui parait clair à l’auteur ne l’est pas pour d’autres. A méditer…
J’ai envie de lui faire un énorme câlin, à cette femme, avant de grimper derrière elle sur le tracteur pour aller démonter le centre commercial en construction ! Pour moi, c’est évident, c’est ce qu’elle est parti faire. Merci Dominique A. ! L’esprit de la révolte prend la place de la résignation et du découragement, c’est très beau, ce pouvoir qu’a la musique… « L’art sauvera le monde », pas vrai ? Ce texte, bien mené, très subtil dans sa construction et dans ses détails (c’est magnifiquement ciselé), donne une image nette des personnages et de la réalité… Il faudrait l’envoyer à Dominique A., nul doute qu’il serait très touché !