Son quartier, son immeuble, sa chambre sont tombés. En quelques secondes, un vendredi…
Ses yeux écarquillés d’un bleu habituellement soutenu sont presque délavés. Son visage est creusé, cerné. Son regard figé est absent. Dans un large périmètre de sécurité, au loin, la vision des immeubles déjà éventrés lui donne la chair de poule. Son corps apeuré, tremblant s’accroche à celui de sa mère. Ses jambes ne la portent plus. Les immeubles s’écroulent les uns après les autres à quelques minutes d’intervalle. La vision d’apocalypse et de fumée la rend nerveuse. Elle ressent des scintillements aux yeux, elle a chaud, son corps se raidit et s’écroule à son tour en criant : « Non ! Maman !»
Des images défilent alors à vive allure sous ses yeux malgré le paysage lugubre. Des images de joie, de câlins, de repas, d’amies, de poupées, d’allers et venues dans les escaliers, de voisins, Mamita à l’étage en-dessous, maman discutant avec Francine, sa voisine de palier et ce refrain qui revient sans cesse : « Voici pour 100 francs, du thym, de la garrigue, un peu de safran et un kilo de figues… »
Elle s’appelle Sarah. Elle a 12 ans et sa petite enfance est partie en fumée.
Absorbée par le spectacle eschatologique Giulia ne s’est pas rendue compte de l’état de fébrilité de sa fille qui glisse le long de son corps comme une couleuvre. Elle a juste le temps de crier « Sarah ! » Gilbert accourt pour aider sa voisine et s’écrie : « Giulia donne-la moi, je m’en occupe » et la prend dans ses bras. Ils s’éloignent à quelques mètres de là non loin d’un parc de jeux pour enfants. Gilbert pose délicatement Sarah sur un banc souillé de rouille, de graffitis, des crottes de chiens fraîches jonchant le sol. Gilbert met immédiatement le corps de Sarah en position latérale de sécurité, il contrôle sa respiration.
Giulia est paniquée, hurle, crie : « Sarah, non ! Tu ne peux pas me laisser seule ». Elle s’agenouille auprès de Sarah, lui passant la main sur le visage, l’embrassant sur le front. D’un geste soudain elle commence à la secouer en lui disant : « Ne pars pas, j’ai besoin que tu saches ». Gilbert est obligé de prendre Giulia par la taille et de la mettre à l’écart mais elle revient sans cesse vers elle hurlant, pleurant. Gilbert est en difficulté. Il hurle aussi de son côté : « Arrêtez, vous aller la tuer ! » Des mamans du parc interpellées par les cris et visualisant la scène accourent pour lui donner un coup de main et contenir Giulia qui est en pleine crise d’hystérie. Les deux mamans lui demandent de se calmer, que ce monsieur fait son possible pour réanimer la petite, et qu’il va appeler les pompiers. Mais rien n’y fait. Ni une, ni deux, une des mamans prend la bouteille d’eau de son sac à dos et la vide sur la tête de Giulia qui en perd sa respiration.
Giulia se lève brutalement. Dans son lit, en nage, elle repousse la couette d’un geste sec, elle ne sait plus où elle est, quelle heure il est… Il fait encore nuit, elle regarde l’heure sur son réveil, attrape sa bouteille d’eau et boit quelques gorgées. Elle a chaud. Sa lampe de chevet ne fonctionnant plus, elle passe sa main à tâtons sur sa table de chevet pour trouver une plaquette de médicaments. La molécule qui la soulage et dont elle ne peut plus se passer mais qui heureusement pour elle lui fait encore de l’effet, même si elle accumule les prises depuis plusieurs années. Ainsi va la vie de Giulia qui n’est jamais sereine, ni paisible. Même la nuit des cauchemars viennent la hanter. Elle a beaucoup de mal à récupérer, à retrouver une énergie qui lui donne l’envie d’avancer. Heureusement que Robert est là. Il est présent quand Giulia en a besoin. Ils se font du bien tous les deux parfois, mais il ne s’agit là que d’une simple histoire d’amitié.
Sarah, quant à elle, a pris la tangente. À son adolescence, ballotée entre une mère fragile et un père absent, elle a décidé d’y mettre fin. Ce n’est pas de cette vie-là qu’elle voulait. Une vie dans les cités qu’elle estimait trop dangereuse. Des murs, des grilles, du béton. Une nature omniprésente qui même si elle tentait de s’imposer ne pourrait jamais être éclatante dû au manque d’entretien, de liquides en tous genres versés en guise d’arrosage. Cette nature, Sarah avait décidé de la dessiner grandeur nature sur des immenses feuilles de papier qu’elle avait collée aux vitres des fenêtres de son appartement pour faire entrer les formes et les couleurs. Certes elle ne la sentait pas, mais elle se l’imaginait.
Un jour de mai alors qu’elle n’avait que 19 ans elle décida de partir et laisser derrière elle cet océan d’incivilités, de tristesse, de murs gris. Giulia comprit et lui demanda juste de lui donner de temps en temps de ses nouvelles. Mamita s’en est allée aussi mais vers d’autres cieux. Quant à Robert, il a fait une jolie rencontre qui lui redonnait l’envie de s’engager et de refaire sa vie.
Giulia, allongée sur son lit, réfléchit.
Photo : Tiago Bandeira – Unsplash
Un cauchemar (de plus) comme incident déclencheur (la réflexion de Giula qui mène à un changement probable) issu d’un précédent incident déclencheur (le départ de sa fille). On a là en condensé la mise en place d’une dramaturgie à suivre et un personnage avec ses démons plutôt déjà bien construits. Sur ce texte ma foi fort bien bâti, je poserais toutefois quelques bémols (et faudra grogner si vous n’êtes pas d’accord !) :
– L’ouverture sur le cauchemar, le rêve. Pour un atelier chez Aleph Ecriture, je me suis jadis amusé à recenser les scènes un peu usées utilisées en ouverture de chapitre, ou en chapitre d’ouverture dans les romans de genre (en l’occurrence polar, roman noir, fantastique, thriller…) : le coup du rêve pour introduire un personnage et caractériser ses conflits intérieurs est un des procédés les plus usés (au cinéma aussi), et parfois il y en a deux à trois par roman (si, si). Autant je suis pour le cliché, dès lors qu’il est réenchanté et nous permet de nous retrouver, nous lecteurs ronronnants, dans nos petits chaussons, autant avec le coup du rêve je suis plus circonspect car il s’agit non pas là d’un cliché de situation, mais d’un cliché de mise en scène (j’espère que ce que je dis est compréhensible… :-().
A décharge -ou plutôt à saluer chez Emije, il y a une vraie force de création d’images marquantes, « impactantes » comme on dit maintenant. Presque trop (la force du rêve est telle -ces immeubles qui s’écroulent, les yeux creux, la mort de l’enfant, la comptine comme dans les histoires fantastiques… Il y a des plans caméras multiples et des détails signifiants bien vus) qu’on a un peu de mal à faire le raccord entre le réel du personnage, et ce qu’il a transcrit dans son cauchemar. Enfin, c’est mon ressenti : dites-moi de votre côté…
Cela étant dit, une chose est à remarquer c’est la méthode « bourrasque » : attaque choc pour un texte qui nous plante en quelques lignes un vrai personnage, avec un paquet de soucis et de conflits, du passé profond, pour des enjeux à venir en béton au moment où tout retombe, événements, comme densité d’infos. On a vraiment envie d’en savoir plus (alors que rien n’est dit sur la suite), et on est happé d’emblée. C’est très efficace et ferait, malgré mes chipotages sur le rêve, une bonne ouverture de roman car déjà, comme dans un générique, tout y est, ou presque.
Bonjour Francis,
A la lecture de votre commentaire, j’ai été enchantée. Je me suis même surprise à éprouver un ouf de soulagement tellement je pensais être passée à côté. Je ne grogne pas pour le rêve et les petits bémols ou ressentis que vous avez pu avoir. Je comprends ce que vous voulez dire par le rêve en ouverture (trop facile sans doute ou amené comme vous le dites, différemment afin qu’il vienne vous interpeller, vous titiller peut-être et par un décalage trop important entre le personnage réel et le cauchemar transcrit.
Je suis là présente pour apprendre et pour aller au delà du cadre tout doux et sécurisant que je mets sans doute inconsciemment tout autour de moi. Donc un grand grand merci pour ça Francis. Vous nous faites « accoucher » (le mot est peut-être un peu fort) d’idées, de mots, d’histoire (en l’occurence pour cette thématique) qui ont été plus difficiles pour moi. J’ai galéré comme je vous l’ai dit. J’ai été à 2 doigts de baisser les bras par un manque d’inspiration, agacée sans doute aussi par les travaux qui me « prennent la tête » à côté de chez moi (comme quoi l’environnement et la tranquillité d’esprit sont tellement importants quand on écrit). Je m’aperçois que ça joue beaucoup. Vous avez bien fait de nous proposer une thématique où l’on va se cogner un peu plus à la difficulté. A la lecture des autres textes, c’est vrai qu’il y a des romancières en puissance. Hâte déjà d’être au suivant alors que celui-ci n’est même pas encore terminé ……. Peut-on devenir addict aux ateliers d’écriture de Francis Mizio ? Une thématique à développer peut-être 😉
Bonjour Emije,
Le cauchemar m’a coupé le souffle, et m’a réellement angoissé, c’était rondement mené. Par contre j’ai moins bien suivi le déroulé de la deuxième partie du texte qui me paraissait comme trop distinct du cauchemard qui était d’une puissance presque palpable. Je n’ai pas de proposition à faire mais plutôt une envie que vous sortiez quelque-chose de l’acabit du début de texte sur la longueur…j’ai trouvé ça très innovant et visuellement parlant!
Joli texte… C’est vrai que la première partie vraiment cauchemar est concise et va droit au but, nous laissant toute chose. Et puis, il y a la deuxième partie, que moi je ne trouve pas si mal que ça tout du moins jusqu’à Robert. Après, sur Sarah, on manque juste d’infos (je pense). On devine pourquoi elle est partie mais il doit forcément s’être passé quelque chose de plus profond pour qu’il y ait eu une telle coupure entre les deux femmes, de tels cauchemars chez la maman. Il manque un petit quelque chose, des émotions, un ressenti ou peut-être juste l’amorce de quelque chose qu’on apprendrait dans les chapitres suivants…et ça serait juste parfait.
J’ai bien aimé le contraste entre le « choix » de Giulia, comme sidérée dans sa vie « jamais sereine, jamais paisible », son cauchemar où elle ne semble rien gérer de ses émotions, subir, et le choix de sa fille, qui elle a réussi à s’extirper de là, on ne sait pas encore à quel prix. On semble deviner oui qu’il y a une fêlure, un événement déclencheur, peut-être…
Beau texte Emije, avec une première partie forte qui m’a donné des sueurs froides. J’y ai cru ! La lectrice que je suis a été soulagée MAIS aussi déçue lorsque j’ai découvert que c’était un cauchemard.. ! Comme l’a dit Francis, l’utilisation du cauchemard a peut être trop utilisée en littérature… J’aurais aimé que le texte se poursuive en force en 2em partie (on aime lire du drame et éprouver des émotions fortes à travers la lecture je crois). J’ai néanmoins soupiré de soulagement pour cette mère en 2em partie, malgré ma petite déception
le début du texte est comme un coup de poing dans le ventre qui coupe la respiration et dont on a du mal à se remettre. Ensuite j’ai été soulagée et en même temps regretté l’intensité du début. Le thème de l’addiction aux médicaments,de la douleur de l’ absence sont traités d’une manière qui m’a beaucoup touchée.
Merci à toutes pour vos commentaires. Effectivement il y a une cassure entre la 1ère partie et la 2ème. A l’origine, la 1ère partie n’était pas destinée à être vécue comme un cauchemar mais comme une histoire bien réelle vécue par la fille et sa maman. Comme je ne savais pas où aller après cela j’ai pris le parti du cauchemar. J’ai éprouvé quelques difficultés pour ce thème. D’où cette cassure ressentie par la plupart d’entre vous et par moi aussi …..