Texte de Clovis – « La ligne argentée des nuages »

Nicole fit une moue de désapprobation. Cette grimace, aussi vieille qu’elle, ne trompait plus personne, et surtout pas la fillette de 7 ans (et demi ! insistait-elle souvent) qui se trémoussait devant elle en sautant d’un pied sur l’autre dans une robe rose, un sourire canaille sur le visage.

Assise dans le rocking-chair de sa véranda, Nicole avait prévu de laisser Camille s’amuser dans le jardin pendant qu’elle profiterait enfin des premiers rayons de soleil de l’année. Les conditions idéales pour commencer un nouveau tricot ; mais la très jeune fille, en quête d’attention, en avait décidé autrement.

« S’il-te-plaîîîîît mamie » implora-t-elle, les yeux fermés, en se dandinant et en triturant le bas de sa robe entre ses mains.

« Tu n’en as donc pas assez que je te raconte cette histoire encore et encore ? » demanda Nicole, incrédule.

« Noooooooooooon » hulula la fillette en souriant. « Je veux que tu me racontes comment ça s’est passé » ajouta-t-elle. La fillette, comme sa grand-mère, savait déjà comment la discussion allait se terminer ; mais la traditionnelle négociation préalable faisait maintenant partie intégrante du jeu. Flattée que son histoire personnelle soit devenue un must pour sa petite-fille, loin devant les contes de fée les plus populaires, Nicole posa ses aiguilles sur le petit tabouret qu’elle gardait près d’elle et fit signe à la fillette de la rejoindre d’un rapide geste des deux mains. Un sourire éclatant aux lèvres, Camille sauta sur les genoux de son aïeule et s’installa confortablement dans le creux de son bras. « Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était le 22 mars 1968… »

Je rentrais d’un petit voyage sur Lyon où j’avais passé un entretien d’embauche pour devenir secrétaire dans une agence de la Compagnie générale des eaux. Sans voiture, j’avais dû emprunter la 2CV de mon amie Carole en contre-partie de la promesse d’accepter l’invitation à dîner de son frère Max qui avait le béguin pour moi. Tous deux, la voiture et Max, étaient poussifs et bancals mais je voulais cet emploi… et par conséquent avais besoin de la voiture. J’avais 18 ans, jolie si j’en croyais les flatteries des garçons qui me tournaient autour, et désespérée à l’idée de quitter le village où je m’ennuyais depuis l’enfance : Salles-Arbuissonnas-en-Beaujolais (« Salles » pour les intimes).

Toute endimanchée dans une robe jaune pastel achetée spécialement pour l’occasion, j’avais parcouru les 45 kilomètres qui me séparaient de la grande ville avec pour seuls compagnons de route le nœud qui se serrait au fond de mon estomac et le cliquetis répétitif et inquiétant qui montait du moteur de la voiture. L’entretien ne s’était pas bien passé. C’était le moins que l’on puisse dire. Sauf si l’on considère les avances à peine déguisées d’un recruteur quinquagénaire bedonnant comme une promesse d’embauche. Mais je ne voulais pas ce poste à ce point…

« – C’est quoi des avances ?» demanda Camille.

« Tu dois vraiment aimer t’indigner pour me poser cette question à chaque fois… Mmmmh… est-ce qu’il arrive que des garçons essayent de soulever ta jupe à l’école pour regarder dessous ? »

La fillette fit mine de réfléchir , lâcha un « Ooooh ! » horrifié et hocha la tête avec la plus vive désapprobation et un regard qui signifiait « Je vois exactement de quoi tu veux parler ».

C’est donc avec le moral dans les chaussettes et un dîner en tête-à-tête avec Max pour toute perspective d’avenir que je suis revenue vers Salles par la départementale 306. J’ai traversé la campagne déserte sans porter attention au décor, à la nature qui s’éveillait en ce début de printemps. Mes pensées étaient tournées vers ce fichu entretien, ce sacrifice auquel j’avais dû consentir pour m’y rendre et tout cela pour tomber sur un vicieux qui s’intéressait plus à mes jambes qu’à mon curriculum. Plongée dans mes pensées, je ne voyais rien, n’entendais rien. Ni les nuages menaçants qui s’amoncelaient dans le ciel, ni le cliquetis du moteur qui tapait maintenant comme le tambour d’une galère en pleine tempête. Ce n’est que lorsque le moteur a lâché dans un râle toussif et fumant que je suis revenue sur terre. Je me suis rangée sur le bas-côté et ai coupé le contact. « Noooon, s’il-te-plaît » ai-je imploré en tournant plusieurs fois la clé dans le démarreur. La voiture a toussé, calé… et jeté l’éponge. J’ai saisi le volant des deux mains et l’ai secoué de toutes mes forces en criant ma frustration : « Putain de bagnole ! Putain de boulot ! Putain de Max ! »

« Oooooh ! Tu as dit un gros mot Mamie» dit Camille, outrée.

« Pardon ma chérie. Tu as raison. Je voulais dire : « Fichue bagnole… »

Perdue en rase campagne, à une trentaine de kilomètres de chez moi, mon choix d’action se limitait à trois options : marcher jusqu’à la prochaine habitation pour trouver un téléphone, attendre qu’une voiture passe me porter secours ou me défouler en démontant la 2CV à main nue jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un petit tas de boulons. Comme je ne souhaitais pas ruiner une manucure qui m’avait pris la soirée, et n’ayant vu passer aucun véhicule depuis une vingtaine de minutes, je me suis résolue à marcher. Mes chaussures à talon sous le bras et mon sac à main en bandoulière, je foulais le goudron en ignorant consciemment les dégâts que ma marche forcée devait causer à mes collants tout neufs. Après une heure de marche dans la campagne beaujolaise, les pieds constellés d’ampoules, je me suis autorisé une pause en m’asseyant sur une borne kilométrique. À peine lisible tant la peinture était passée, j’ai deviné l’indication « Gleizé – 20km » sur le côté de mon tabouret de fortune. Un rapide calcul mental m’a donné une idée de la distance qui me séparait de la maison. Encore 25 kilomètres. J’ai pesté : « Je ne vois vraiment pas comment ça pourrait être pire ». Voilà une phrase qu’il ne faut jamais dire à voix haute. C’est tendre le bâton pour se faire battre et la poisse ne loupe jamais une occasion de le saisir. Comme pour me le prouver, le tonnerre a grondé dans le ciel. On eut dit le roulement de tambour qui précède le dernier gag d’un numéro de clown. « Comment cela pourrait être pire ? Eeeeeeeeeet voilà comment Mam’zelle! » Et les premières gouttes ont commencé à tomber. « Tadaaaam ! ». Hilarant.

J’ai repris ma marche. Il n’a pas fallu longtemps pour que les gouttes se transforment en seaux et les seaux en baignoires. Je me berçai d’illusion pendant quelques temps en me servant de mon sac à main comme parapluie puis j’abandonnai tout effort de protéger les dernières vestiges de ma coquetterie. Grelottante, résignée, je me contentai de mettre un pied devant l’autre. »

« Et qu’est ce qui s’est passé après ? » demanda Camille.

« Tu le sais très bien ce qu’il s’est passé coquine, répondit-elle en souriant. Un bruit de klaxon m’a fait la peur de ma vie. J’ai sauté en l’air comme un diable sort de sa boîte. Couverte par le bruit du déluge, concentrée sur mon malheur, je n’avais pas entendu la voiture qui arrivait… »

C’était une Citroën. Une AMI 6 bleue claire (et pas de première jeunesse) qui était arrêtée derrière moi. Une silhouette à l’intérieur me faisait signe de venir. Je me suis approchée de la fenêtre côté conducteur. Je voulais voir à qui j’avais affaire avant de monter. Cette journée m’avait apprise à ne pas trop espérer. La vitre s’est  baissée sous les coups de manivelle du conducteur. Âgé d’une vingtaine d’années, il avait des cheveux décolorés tombant sur des yeux gris-vert et la peau bronzée comme s’il revenait de la plage. Il a souri : « Bonjour. Vous voulez monter ? Vous allez où ? ».

« Il a l’air gentil… mais pas très subtil », me suis-je dit en remarquant son regard insistant sur ma poitrine. J’ai baissé les yeux machinalement et ai noté que, mouillée, ma jolie robe était passée du jaune pastel au jaune transparent : une mauvaise journée pour ne pas porter de soutien-gorge. Je suis montée à toute vitesse mon sac à main contre ma poitrine. Il l’a remarqué et son sourire s’est élargi. Je lui ai donné ma destination et il a hoché la tête. C’était sur sa route. J’ai  fait le tour de la voiture et suis montée côté passager.

J’étais trempée comme une soupe dans une robe transparente et des collants troués, les mèches de cheveux tombantes ruisselaient sur mon front et mon mascara dégoulinait sur mes joues en gros paquets noirâtres. Lui portait une chemise hawaïenne ouverte au deuxième bouton, un bermuda beige et des sandales en cuir. Il s’est penché vers un sac posé sur le siège arrière et a sorti une serviette de plage qu’il m’a tendue en s’excusant :

« Il doit y avoir encore un peu de sable dessus mais elle est sèche.

– Il y a un passage secret vers le Mexique dans le coin ? » ai-je demandé en me frottant les cheveux.»

Il a ri de bon cœur et m’a expliqué qu’il travaillait à Cannes depuis peu et qu’il rentrait voir sa mère à Villefranche-sur-Saône. J’ai fait un « oh ! » de surprise. Villefranche était une petite ville à 10 kilomètres de Salles. Je m’y rendais régulièrement avec Carole pour sortir et faire les boutiques et je ne l’avais jamais rencontré. Il avait fallu que je sois à pied sur la départementale 306 un jour d’orage pour que cela arrive.

Les vingt kilomètres qui ont suivi ont passé comme un éclair. Nous nous sommes racontés simplement et sans gêne. Quand il a arrêté sa voiture devant la maison de mes parents, la pluie avait cessée de tomber et un rayon de soleil dessinait une ligne argentée autour des nuages qui flottaient. Nous nous sommes séparés à regret avec nos numéros de téléphone respectifs en main et la promesse de nous revoir très vite. Max allait être déçu. Carole comprendrait.

«  Et c’est comme ça que tu as rencontré mon papi », cria Camille victorieuse.

«  Oui ma chérie. Maintenant va jouer et laisse-moi à mon tricot »

La fillette sauta à terre et partit en courant dans son monde d’enfant. Du fond du jardin, un homme un peu courbé, des mèches de cheveux blancs tombant sur ses yeux gris-vert s’approcha de Nicole, monta les quelques marches de la véranda et l’embrassa tendrement.

« On devrait peut-être rentrer les coussins du salon de jardin, dit-il. Je crois qu’il va pleuvoir. »

Elle leva les yeux. Le vent s’était levé et des nuages menaçants se regroupaient dans le ciel. Peinant à passer entre les cumulus, les rayons du soleil les auréolaient d’une fine ligne argentée. « Oh, ça séchera, dit-elle en souriant. Ça sèche toujours.»


Photo : F.X.TESTU – Visual Hunt / CC BY-NC-SA

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Bonjour Clovis.

Que c’est beau et en effet je ne me lasse pas ( comme le souligne Francis) de ces belles histoires et j’adore quand les enfants, nos petits-enfants nous demandent de nous raconter…encore et toujours.
Ca suspend le temps, me fait rêver et penser à ce que mon petit fils ne grandisse pas trop vite et pourtant il pousse et pour le moment me demande toujours de lui lire des histoires .
Tout fonctionne, même l’image qui dessine parfaitement le texte. On arrive à imaginer, je me suis surprise à quoi au fait ? A rien tant tout se déroule de façon surprenante car le titre ne laisse rien présager car l’histoire est dans la ligne argentée des nuages.

L’histoire est tellement romantique même si très classique je trouve, je dois l’avouer. Après pour pousser le jeu de la chance et du hasard encore plus loin, je m’attendais en fait à ce que le garçon dans la voiture soit l’autre garçon ; Max, que la copine voulait lui présenter. Mais ça marche très bien comme cela aussi bien sûr. Bien joué

bonjour Clovis,
oh c’est mignon et très touchant. Le hasard des rencontres. C’est chouette et bien vu. Et çà se lit bien.
Bravo