Dimanche matin. L’hiver ne baisse pas les bras en ce 8 février. J’aime les étoiles que le givre dessine sur les fenêtres de la cuisine. Je devrais sans doute m’habiller, mais l’idée même de quitter la douceur et la chaleur de mon pyjama me donne des frissons. Ma tasse de café brûlante entre les mains, je reste debout et j’observe le jardin à travers le prisme de la glace. Ajoutée à cela, La buée au dessus ma tasse trouble encore plus ma vue. Pourtant, je ne rêve pas, j’en suis certaine: la balançoire bouge doucement, à rythme régulier. Il y a longtemps qu’elle n’a plus servi et pourtant les cordes ne grincent même pas. Les enfants ont grandi, les petits-enfants ne passent plus me voir que pour leur anniversaire ou leurs étrennes. Je n’ai jamais pu me décider à l’enlever. Elle fait partie du paysage, ancrée depuis si longtemps dans la branche devenue bien épaisse du marronnier et dans notre vie.
Je pose mon front sur le carreau, le froid descend tranquillement le long de ma nuque, glisse sur mes reins, remonte dans mes bras. Et là, je l’aperçois. Que peut-elle bien faire dehors un dimanche matin par ce temps-là. Elle regarde vers la maison, son regard effleure le mien dans un sourire. Elle porte une robe fleurie à manches courtes qui lui arrive aux genoux. Ses sandales à brides rouges ne sont pas du tout adaptées à la saison. Pourtant elle à l’air tout à fait à l’aise et se hisse avec aisance sur la balançoire. Je fouille dans le désordre de ma mémoire. Je suis certaine de la connaître, pourtant tous les voisins ont mon âge et aussi peu de visite que moi. Elle se balance de plus en plus haut. Je devine son cri de joie mêlée de crainte quand le ciel s’apprête à l’avaler. Mon café est froid maintenant. Je tremble un peu dans mon peignoir mais même ankylosée je ne quitte pas mon poste d’observation. Je ne veux pas perdre cette petite fille des yeux, ça pourrait être dangereux. Elle continue à voler dans les airs en riant, heureuse et insouciante. Le froid s’empare de mon cœur, je la reconnais. Je voudrais l’appeler mais aucun son ne sort de ma gorge noyée de larmes. Émilie. Bien sûr, c’est Émilie ! Je lui avais acheté cette robe pour son anniversaire. Tout en brossant ses longs cheveux châtains dorés en une longue tresse je lui disais que pour ses cinq ans elle avait droit à une vraie robe de demoiselle. Ses yeux brillaient de fierté pendant que je lui mettais ses jolies sandales rouges. Qu’elle était jolie, ma petite Émilie. Espiègle et désobéissante mais au sourire désarmant.
Je me souviens, c’était un samedi de mai. Malgré la douceur printanière, l’herbe perlait encore de rosée. Émilie est sortie en courant, fière et débordante d’enthousiasme dans sa nouvelle robe. Je lui avais crié d’attendre encore un peu. Elle allait abîmer ses nouvelles sandales dans toute cette humidité. D’ailleurs, ses amies n’arriveraient pas avant 11h. Mais Émilie était pressée et tellement heureuse. J’ai cédé et l’ai laissée jouer dehors. De la cuisine où je préparais les boissons fraîches et la salade de fruits, je la voyais voler toujours plus haut sur la balançoire. Son rire plein de hoquets de joie couvrait les vieilles chansons françaises qui passaient à la radio. C’était un programme nostalgique avec toutes ces vielles chansons que chacun trouvait un peu désuètes mais fredonnait malgré tout. Je me souviens, il passait justement « La folle complainte » de Trenet. Quelle drôle d’idée, cette chanson triste, me suis-je dit, alors que j’avais le cœur tellement serein.
Oui, je me souviens de ce matin si précieux. Comme aujourd’hui, j’avais posé mon front sur la fenêtre, surprise de ne plus l’entendre. Comme aujourd’hui j’ai vu la balançoire vide danser à rythme régulier. Comme aujourd’hui, ma tasse a éclaté en mille morceaux en tombant sur le carrelage. Comme aujourd’hui je l’ai appelée, j’ai crié, j’ai hurlé.
Mais aujourd’hui, je sais. Mon amour n’a rien pu y faire, Émilie s’est envolée ce jour-là. Aujourd’hui je laisse le froid pénétrer mon cœur et je laisse mon corps s’écraser en mille larmes sur le carrelage de la cuisine. On ne l’a jamais retrouvée, j’ai cessé de l’attendre. Ce matin de février, dans les étoiles de givres sur les fenêtres de la cuisine, elle m’est revenue. Mon cœur s’apaise et s’engourdit. Mon sourire retrouve le sien, ma main caresse ses cheveux. Et je la serre contre mon cœur éteint, enfin heureuse.
Par Clamoiselle
Passionnée par les mots, l’écriture, j’ai « appris » à écrire en atelier avec un homme formidable, issu du réseau Kalame, qui animait un atelier amical, Marcel Oriane.
Mes nouvelles sont sur un blog wordpress, ouvert à mon pseudo.
Mettre en mots la mort n’est pas l’exercice le plus simple qui existe. Il faut slalomer avec les clichés en évitant de foncer dedans, choisir entre les morts « fracassantes » et les morts « calmes », etc… Bref. Exercice périlleux !
Ici, le traitement est finalement assez métaphorique, presqu’un peu onirique, et plutôt réussi. L’opposition des saisons entre la réalité du début du texte, et l’habillement de la petite fille lorsqu’elle entre en scène, créée d’emblée un décalage qui nous emmène presque vers le surnaturel. Et on ne sait pas pourquoi au début, mais on sent bien petit à petit qu’on « glisse » vers autre chose que le quotidien terre à terre et concret de cette vieille femme dans sa cuisine.
En ce sens, les petits détails très concrets (le pyjama, le café chaud avec la buée, etc…) du début du texte, puis leur disparition progressive ensuite, soutiennent bien l’évolution de la narration, au fur et à mesure que le personnage « quitte » sa vie.
Il me semble du coup que le texte gagnerait en fluidité, en légèreté (puisque finalement, cette mort est presque décrite comme libératrice), en ne soulignant pas, dans la deuxième partie du texte, que la petite fille est en fait un souvenir. Je crois qu’il est plus intéressant de le faire comprendre, justement à l’aide de processus narratifs comme l’accumulation puis la suppression des détails concrets. J’aurais tendance à supprimer les termes du type « je me souviens ». De même, je ne suis pas certaine qu’être trop explicatif soit nécessaire. Le dernier paragraphe est probablement un peu démonstratif, surtout qu’il est censé être dit par un personnage en train de mourir. C’est peut-être un peu trop de raisonnement pour les dernières minutes d’une existence. Il me semblerait intéressant de sortir du monologue intérieur et de boucler avec le début du texte en remettant un peu d’action. Peut-être suffit-il simplement qu’elle sorte rejoindre la fillette et qu’elle s’écroule dehors sur le perron, ou quelque chose du genre. A réfléchir
J’ai aimé la subtilité de ce texte et la façon de décrire la mort de cette femme, loin de tous clichés. Comme Gaëlle, la disparition des petits détails au fur et à mesure du texte m’ont mise sur la voie.
J’ai aimé aussi que la femme soit consciente de sa fin et que le texte la laisse juste avant de « quitter » sa vie. Je n’ai pas eu besoin de la voir s’écrouler à la fin pour comprendre, mais je l’ai imaginée après avoir fini le texte, son corps glissant contre la fenêtre puis le mur. Bien sûr, il y a toujours de petites choses à revoir, des répétitions… J’ai un peu de mal avec les adjectifs, on veut toujours en mettre trop pour expliquer alors que quelques mots suffisent (moi la première)… Par exemple, dans ce passage qui m’a un peu moins plu que le reste du texte:
« Son rire plein de hoquets de joie couvrait les vieilles chansons françaises qui passaient à la radio. C’était un programme nostalgique avec toutes ces vielles chansons que chacun trouvait un peu désuètes mais fredonnait malgré tout. Je me souviens, il passait justement « La folle complainte » de Trenet. Quelle drôle d’idée, cette chanson triste, me suis-je dit, alors que j’avais le cœur tellement serein. »
Juste une proposition: « Son rire se mêlait à de vieilles chansons françaises qui passaient à la radio. Un programme à la sauce nostalgique, quelques rengaines désuètes que je fredonnais pourtant. Mon cœur était tellement serein… Je me souviens que passait « La folle complainte » de Trenet. Je n’avais pu m’empêcher de penser: « Quelle drôle d’idée, cette chanson triste! « … »
Merci pour ces retours constructifs! je vais me relire attentivement. Au passage évoqué par Emma il y a clairement répétition, je dois retravailler ça.
En ce qui concerne la fin, je vais y réfléchir en relecture. En fait, je me suis tellement laissée porter par l’histoire et n’ai vu venir la mort de cette femme qu’aux dernières lignes.
Je remets donc mon travail sur le métier 😉
C’est plutôt chouette, une histoire qui s’écrit « à sa façon », sans qu’on voie forcément venir la fin :-). C’est d’autant plus chouette que dans ce cas précis, cela donne une belle histoire.
Alors maintenant, il faut juste un peu reprendre la main et peaufiner! Tout est presque là pour en faire un texte encore plus abouti, et d’autant plus touchant.
En avant et bon courage!
J’ai retravaillé un peu hier soir … la nouvelle version est sur mon blog. Je me suis rendue compte que toutes les remarques étaient justifiées et j’espère avoir réussi à améliorer mon texte 🙂
Plein de petites modifications qui rendent le texte effectivement plus « lissé ». Bravo pour ce travail! J’aime beaucoup la dernière phrase de cette seconde version, qui revient à quelque chose de purement factuel, descriptif, comme les détails du début du texte, et qui en même temps, dit tout ce qu’il y a à dire: c’est fini.
Petit détail (oui, je sais, je suis du genre à chipoter, mais je suis un peu là pour ça…!): Dans le 3ème paragraphe, je mettrais le « le froid s’empare de mon coeur » un peu plus tard. Pas en démarrage. Quelque chose du genre:
« Je la reconnais. Je voudrais l’appeler mais aucun son ne sort de ma gorge noyée de larmes. Le froid s’empare de mon coeur. Emilie, bien sûr c’est Emilie! »
Je trouve que ça insiste davantage sur le ressenti de la femme, sur ses émotions, sur elle, finalement, puisque c’est le mode de narration choisi à travers le « je ».
Je vais aller lire la nouvelle version. 🙂
Mêmes impressions et remarques que Gaëlle sur cette nouvelle version. Et bravo pour la phrase finale qui dit tout sans en faire trop: « Dans le gel de ce matin d’hiver, la balançoire a cessé de danser. » ! C’est beau et pudique à la fois.