Reporter dans un petit journal local, me voici désignée pour couvrir le procès en correctionnelle d’un certain Monsieur H.
Arrivée en avance au Palais de Justice, je passe les portails de sécurité et patiente en attendant l’heure…! Dans la salle des pas perdus, je scrute les visages dans l’espoir de croiser enfin un regard familier. L’architecture moderne du lieu, sensée représenter la transparence et la force de la justice, me donne la chair de poule. Pauvre Monsieur H. !
L’accusé est soupçonné d’avoir provoqué de multiples catastrophes et d’être une sorte de manipulateur influençant la destinée des gens.
Il s’agit d’un procès très médiatisé tant le nombre de témoins à charge ou à décharge est considérable ; mais pour la sérénité des débats, l’audience aura lieu à huis clos.
« Mesdames et Messieurs : la Cour ! »
L’accusé vient d’arriver, menotté, entre deux agents des forces de l’ordre, il est habillé sobrement et ne dégage rien de très spécial. Un individu à l’allure banale, le visage fermé et l’air impassible.
Dès les premières minutes, le ton est donné… L’avocat général débute un interminable réquisitoire entrecoupé de quelques témoignages à la barre.
Au milieu de ce flot de paroles, il me semble avoir cerné ce qui est reproché à Monsieur H.
Il serait tout d’abord un pur ennemi de la science en empêchant les progrès en tous genre qui permettraient un jour aux humains de ne plus craindre les aléas de la vie, le fameux risque zéro étant atteint. L’esprit de Monsieur H. qui se faufilerait un peu partout à l’insu de notre élite scientifique ralentirait et mettrait en péril ces avancées.
Par exemple, une vulgaire souris, entrée dans une villa, aurait grignoté les fils de l’alarme antivol dernier cri, récemment installée par une de ces start-up florissantes… Les propriétaires, partis l’esprit tranquille à l’autre bout du monde ont du rentrer en urgence suite à l’inévitable cambriolage ! Monsieur H. aurait été bien sûr aperçu sur les lieux !
Au récit de cette anecdote, Monsieur H. esquisse un petit sourire qui lui vaut un coup d’œil sévère de son avocate.
Monsieur H. aurait aussi manipulé l’opinion publique, en créant chez certains des résistances à l’avènement de l’intelligence artificielle et du transhumanisme. En effet, en intervenant de manière positive dans la vie de ces personnes, il crée surprise et enthousiasme, les détournant ainsi de la raison et de la science.
Il porterait enfin préjudice aux réseaux sociaux qui depuis des décennies prennent en charge nos relations et qui au fil de nos « like » peuvent deviner nos attentes et nous inciter à acheter le produit qu’il nous faut avant même que nous en ayons eu l’idée !
Monsieur H. sourit à nouveau lorsque le procureur relate l’histoire de cette femme qui, allant à un rendez-vous avec celui qu’un célèbre site avait parfaitement sélectionné pour elle, chute dans l’escalier et tombe amoureuse de son voisin venu la secourir… Cette rencontre fortuite ne sera pas consolidée par l’étude des données rationnelles que seul un site doté des meilleurs outils peut établir. Quel dommage !
La fin du réquisitoire porte sur la responsabilité psychique de Monsieur H. Les experts psychiatriques n’ayant pas réussi à se mettre d’accord, personne ne peut vraiment affirmer que Monsieur H. prémédite ses actes ou bien s’ils sont le fruit d’idées spontanées jetées par ci par là au gré de son humeur.
Après la pause déjeuner, c’est au tour de la défense de s’exprimer. Monsieur H. bénéficie d’un avocat commis d’office car il est fauché comme les blés, ne tirant aucun bénéfice de ses activités !
La jeune femme débute sa plaidoirie tandis que Monsieur H. dodeline de la tête, emporté par l’irrésistible envie de faire une petite sieste.
L’avocate en herbe n’a rien à envier à son collègue de l’accusation. Elle l’apostrophe d’emblée :
« Mon cher confrère, l’affreux personnage que vous avez décrit ce matin n’est pas le Monsieur H. que je connais. Monsieur H. est certes un personnage facétieux mais il ne nuit pas à la science bien au contraire, il ne fait que poursuivre l’œuvre de ses ancêtres. Souvenez-vous : 1928, la découverte des antibiotiques ! Qui, à votre avis, a permis à une culture de bactérie oubliée dans leur boîte d’être contaminée malencontreusement par des champignons voisins ? Et si un petit coup de vent n’avait pas un peu secoué le pommier sous lequel Newton se promenait, croyez-vous que les sciences physiques auraient évoluées aussi vite ? Que dire aussi de cette course poursuite entre un chien et un lapin qui a permis la découverte des grottes de Lascaut ?
Je pourrais moi aussi faire venir à la barre d’innombrables témoins qui ont perçu dans les interventions de Monsieur H., l’opportunité de se laisser surprendre et de développer leurs capacités d’adaptation ou leur créativité. Leur QI n’en a pas été affaibli, bien au contraire.
Enfin mon cher confrère, chacun de nous n’a-t-il pas le choix de donner ou non de l’importance aux œuvres de Monsieur H. En effet ce dernier vient certes quelques fois perturber nos plans, mais si nous savons user d’un peu d’humour et d’un peu d’ouverture d’esprit, le trouble-fait ne devient-il pas le garant de la fantaisie et un antidote à la monotonie ? Et rien ne nous empêche de passer notre chemin sans un regard pour celui qui nous éloignerait de nos chères certitudes. C’est sûrement ce que feront un jour les robots que vous défendez ! »
Le silence retombe dans le prétoire et la cour se retire pour délibérer.
La jeune avocate a visiblement été convaincante, et au bout d’une heure de débat, l’acquittement de Monsieur H est prononcé.
De retour dans la salle, l’accusé est invité à se lever et un assesseur lui annonce la bonne nouvelle.
Le policier lui enlève immédiatement les menottes. L’homme se dirige vers la sortie, d’un pas léger, en sifflotant. Je crois reconnaître l’air du « petit bonheur » de Félix Leclerc. Lorsqu’il passe près de moi, nos regards se croisent et à ma grande surprise, il me gratifie d’un clin d’œil.
Je quitte la ville de fort bonne humeur et si je vous racontais ce qui m’est arrivé le lendemain matin, vous n’en croiriez pas vos oreilles !
Je voudrais saluer ici l’ambition de Cemap : tricoter une fable à message, une sorte de conte, mettant en scène une métaphore, un concept, un symbole. Ici il s’agit, tout le monde l’aura compris du « jugement du hasard » (ce qui aurait pu faire un joli titre, mais celui-ci aurait été trop explicatif d’emblée, certes). L’exercice est plutôt casse-gueule. Ici Cemap s’en tire très honorablement.
On notera au passage un argument contredit avec brio plus loin : celui selon lequel monsieur H. « serait tout d’abord un pur ennemi de la science ». Mine de rien, ce texte va nous expliquer à travers la belle plaidoirie que si, si, le hasard fait du bien, et nous convoque donc les concepts de synchronicité, d’empirisme, ou, voire surtout, celui de sérendipité. Le hasard a produit en effet bien plus d’avancées en terme de progrès qu’on ne pense.
Pour autant, malgré son originalité, son ambition et sa qualité, ce texte me paraît être encore très largement développable : la bonne idée ne me paraît pas assez creusée, si je puis me permettre, et des infos, de l’ampleur, manquent pour lui donner, je pense, davantage de relief, plus de profondeur : comment a-t-il été arrêté ? Quel a été son acte de trop ? Pourquoi le monde extérieur n’est-il pas plus présent (même par écho) ? (Or il doit l’être : un reporter a été envoyé. il ne devrait pas être le seul dépêché sur place. C’est tout de même bien plus qu’une simple fait divers, qu’un simple délinquant de province. Cela devrait être un peu le procès du siècle). Ça manque un peu de frénésie, d’effets spéciaux (de la foule, des figurants, un budget cinéma de peplum !, du bruit et de l’agitation…), et enfin la fin laisse un peu sur… sa faim. Pourquoi ce reporter là précisément est-il repéré par monsieur H. ? Que s’est-il passé le lendemain ? Il y a dans ce texte, quoique de bonne tenue, l’essentiel d’une trame à retravailler, amplifier, davantage expliciter.
Si le choix est de faire du procès de monsieur H. un épiphénomène discret (pourquoi pas : le contraste entre sa stature et ses actes, avec leur traitement lors d’un procès dérisoire d’une humanité qui banalise tout serait intéressant), il faudrait alors mettre davantage ce contraste en perspective. Ce monsieur H. dont on parle depuis tant de temps, à qui on reproche tant de choses… ne serait qu’anecdotique, pathétique dans dimension : là encore pour créer cet effet, et ce vertige philosophique, il faudrait l’exprimer ou le mettre davantage en exergue pour le lecteur (mais restituer par écrit une impression de phénomène général est certes difficile).
Cela étant, chapeau encore de s’être imposée le traitement du sujet de telle façon. Cela m’a rappelé ce film avec Poelvoorde : « Le tout nouveau testament. Dieu est belge et il habite Bruxelles », qui traite l’affaire de Dieu de façon dérisoire, – comme il y en a les ferments dans le texte de Cemap pour le hasard.
Bonjour Cemap.
Je rejoins Francis sur certains points et je me dis qu’il ne manque vraiment pas grand chose pour donner du poids à ce texte déjà bien mis en place.
En fait de ma lecture et par rapport aux événements , j’aurais aimé que monsieur H ait plus de poids, de valeurs par rapport à une société qui accuse en permanence l’autre pour se défausser de s’être trompée. Un socle solide en fait et de par cette solidité, retrouve sa liberté qui n’aurait en aucun cas du être remise en cause.
Je trouve ce texte rempli d’espoir contre un monde qui se cherche à être toujours plus rationnel, toujours plus superficiel. Certes la rationalité, les sciences et le savoir sont indispensables mais poussé si loin, j’ai bien l’impression que toute cette rationalité se transforme en de la manipulation et rien qu’autour de nous tout est tellement « fake ». Ce texte sonne comme une apologie du retour au simple, à la pensée positive, au hasard qui fait bien les choses, au naturel, à la croyance, à la légitimité de la croyance intimiste… je vais peut-être trop loin, mais en tout cas c’est ce que ça m’a fait ressentir, et pour cela merci Cemap !
Dylan, J’ai trouvé ce texte original. Mais je ne dois pas être très futée, je n’ai pas tout compris. Francis m’éclaire avec son « jugement du hasard », je n’aurais pas pu le dire. On sent à travers cette histoire, quelque chose de très fort qui peut se pointer, mais çà ne s’est pas pointé pour moi. Par contre, je ne sais pas trop ce qui m’a manqué pour bien comprendre.
Ceci dit, bravo, Dylan