Avant même les derniers virages, Claire apercevait déjà les premières maisons du village. C’est ici qu’elle était née, vingt-six ans plus tôt. Elle n’y avait vécu que quelques jours non sans avoir fait la « une » du petit journal local !
En effet, sa mère l’avait mise au monde alors qu’elle passait des vacances dans cette campagne éloignée de tout ! Les choses s’étaient déroulées très vite, Claire était née avant l’arrivée des pompiers et du médecin appelés en renfort. Comme tout allait pour le mieux , la petite famille avait tout simplement poursuivi ses congés avant de rejoindre la région parisienne.
Le plus compliqué pour le Maire de Saint-Julien-en-Vallée, fut de retrouver le registre des naissances pour inscrire cette enfant fraîchement débarquée — cela n’étant pas arrivé depuis trente-six ans !
Claire restait très attachée à l’histoire de sa naissance et après ses études, elle avait, sans hésiter, accepté une mission environnementale de cinq ans dans ce parc naturel . Bien sûr, elle habitait en ville, mais avait redécouvert avec bonheur son village dès son installation dans la région.
Les gens de la campagne sont toujours méfiants mais lorsqu’elle s’était présentée, les habitants s’en étaient souvenus, et un ancien avait décrété :
« Toi, tu es vraiment de chez nous ! »
Depuis, elle connaissait leurs petits secrets, leurs petites embrouilles (parfois des grandes!) et eux aimaient par dessus tout son rire qui résonnait souvent sur la place du village et qui faisait dire à ceux qui n’avaient pas vu la voiture se garer :
« Tiens la p’tite est arrivée ! »
Mais ce vendredi là, la p’tite ne venait pas pour discuter ou siroter un bon café, elle désirait se rendre au plus tôt à la rivière en contre-bas du village, un havre de paix où elle se sentait vraiment chez elle.
Peu de gens connaissaient l’endroit, c’était un lieu qui ne s’ébruitait pas, tout comme les coins à champignons ou les petites sources sauvages. Après avoir garé sa voiture, elle avait informé Mme G. qu’elle descendait tout de suite à la rivière pour travailler. Sac à dos à l’épaule, chaussures de marche aux pieds, elle prit la route qui menait à la sortie du village où la vue qui s’offrait, produisait chaque fois sur Claire le même émerveillement.
Son regard plongeait dans cette vallée encaissée, où la forêt régnait en maître. Elle s’imaginait parfois être un milan royal tournoyant au dessus de cette immense corolle de verdure.
Seul le clocher à peigne d’une petite chapelle s’élevait un peu au dessus des cimes, vestige d’un ensemble fortifié englouti sous la végétation et les rochers. Le petit édifice, restauré au siècle dernier se visitait en empruntant un sentier tracé et balisé pour accueillir les touristes et les pèlerins.
Claire, adepte du trail en montagne, avait pris l’habitude de le dévaler, s’accrochant parfois à quelques branches souples pour ralentir sa course. En cinq minutes à peine, elle parvenait au niveau de la chapelle qu’elle contournait pour emprunter alors un minuscule chemin bien moins praticable, jusqu’à la rivière.
Elle cessait ses cabrioles et abordait la descente plus prudemment pour ne pas terminer dans le ravin.
Au fil de sa progression, le bruit de la rivière s’amplifiait jusqu’à devenir un véritable vacarme qu’il fallait apprivoiser pour ensuite, savourer le calme.
En cette fin de printemps, les eaux vives frappaient d’invincibles rochers, franchissaient une chute naturelle et bruyante avant de filer plus paisiblement en aval.
Claire pensait, un peu triste, au barrage hydraulique qui, à une cinquantaine de kilomètres stopperait net cette course folle.
Elle aimait promener son regard au dessus des flots et en fixer le mouvement jusqu’à se sentir emportée dans le tourbillon.
L’été, l’eau ne coulait pas assez fort pour s’offrir ce petit voyage virtuel mais en remontant le long de la rive, on arrivait dans un espace beaucoup plus paisible et surtout plus profond, qui permettait de se baigner. Au centre de ce petit bassin, un large rocher plat pour se sécher et deviner le ciel derrière le mouvement des arbres ; Claire s’y était souvent endormie, bercée par le murmure de l’eau.
Les récentes crues avaient déraciné des aulnes mais déjà de leurs pieds éclatés naissaient des surgeons prometteurs. Les arbres à terre, eux se laissaient gagner par la mousse et dessinaient de jolies arabesques le long de la rivière entre lesquelles fleurissaient les ficaires et les anémones des bois.
Claire était venue ce vendredi là, pour un entraînement bien particulier. Depuis quelques temps elle faisait partie d’un groupe de poètes qui progressaient sous la houlette d’ Estelle Lefort, une écrivaine excentrique qui avait décidé d’emmener son groupe déclamer de la poésie sur le marché très fréquenté de la ville. L’idée avait moyennement plu à Claire mais on ne discutait pas vraiment avec Estelle Lefort, on l’écoutait, on lui faisait confiance ou on prenait la poudre d’escampette !
Claire avait tout de suite pensé à la rivière pour s’entraîner… Envoyer sa voix d’une rive à l’autre en oubliant le bruit des flots comme il lui faudrait oublier le brouhaha du marché.
Elle sortit ses feuilles, s’installa sur un gros rocher tout près du bord et commença à lire d’une voix forte les cinq poèmes qu’elle avait choisi parmi ses créations.
Lorsqu’elle eut terminé cette première salve, elle regarda autour d’elle comme pour vérifier si dans leur envol, les mots avaient pu trouver où se poser… Mais ce furent des applaudissements qui retentirent un peu plus haut dans le bois, agrémentés d’un « Bravo mademoiselle » , la figeant sur place et manquant de lui faire perdre l’équilibre. Elle eut juste le bon réflexe pour tomber côté terre, et ne pas finir dans l’eau, mais elle ne put retenir ses feuilles qui s’éparpillèrent un peu partout. Machinalement, elle remit en ordre ses longs cheveux et fixa son regard sur la forêt, essayant d’apercevoir au plus vite l’auteur de cette intrusion.
Enfin, un homme un peu plus âgé qu’elle, bardé d’un énorme appareil photo et arborant un large sourire fit son apparition.
Claire sentit ses joues s’empourprer, son cœur battre la chamade mais elle reprit ses esprits.
« Je peux vous demander ce que vous faites là ? Vous vous êtes sûrement égaré ?
– Non, chère poète, je ne suis pas du tout perdu, mais j’avoue que je ne m’attendais pas à écouter de la poésie en si merveilleux endroit.
Claire n’avait aucune envie de s’en laisser conter.
« Qu’est ce que vous fichez là ? Personne ne connait ce lieu, les gens ne dépassent jamais le promontoire de la chapelle.
– Oh la la, quelle agressivité ! Je suis historien et je fais une étude approfondie des lieux. On a de bonnes raisons de penser que cet endroit recèle les vestiges d’un site de templiers. »
Claire n’était pas surprise, dans la chapelle il y avait un texte en vieux français qui évoquait la protection contre la guerre, la peste mais surtout contre le franc-maçon. Les anciens colportaient aussi l’histoire d’un trésor mais leurs connaissances n’allaient pas plus loin que la légende. Elle se garda bien de donner ces informations et reprit :
« Et vous comptez faire quoi ?
– Hé bien, si cela s’avère exact, et j’ai déjà beaucoup d’indices qui vont en ce sens, nous mettrons en place un chantier pour dégager les vestiges et les ouvrir au public. »
Claire sentit une énorme colère l’envahir :
« Vous croyez que les gens vont vous laissez faire ça ? Ce lieu est une pure merveille où la nature est protégée, intacte. Les touristes vont tout détruire, laisser leurs poubelles, casser les branches, provoquer l’érosion du sol , perturber la vie aquatique, allumer des feux de camp au risque de tout incendier…
-Mais non !» L’interrompit-t-il ,un peu déstabilisé par ce début de plaidoirie.
« Les choses seront faites avec toutes les autorisations nécessaires, et en bonne intelligence. Vous ne vous intéressez pas à l’histoire, au patrimoine ?
– Ce n’est pas la question, votre site ne verra jamais le jour, je me charge d’organiser la résistance !
– Zadiste en plus, je vous préférais poète. »
Claire récupéra à la hâte ses feuilles éparpillées et son sac à dos. Elle n’avait plus envie de discuter avec ce prétentieux qui n’était même pas sensible à la magie des lieux et qui souhaitait sans doute vivre son heure de gloire avec sa trouvaille.
« Vous partez ? Je ne voulais pas vous perturber dans l’exercice de votre art.
– L’art, Monsieur, il est là tout autour de vous, dans la lumière au dessus de l’eau, dans le bruit du vent à la cime des arbres, dans le murmure ou le tumulte des flots, dans toutes ces palettes de couleurs qui se déclinent au fil des saisons… c’est une véritable cathédrale que vous allez détruire… Le Graal dans notre monde, cher spécialiste du souvenir, ce sont ces lieux magiques où la pollution humaine n’a pas encore pu faire son œuvre. Et oui je vous laisse, j’ai assez entendu d’âneries pour aujourd’hui. »
Sans même un regard ,elle s’engouffra dans le sentier, puis, d’un peu plus haut provoqua encore l’ennemi :
« Méfiez vous des Dracs*, ils sont très facétieux par ici et pourraient bien vous jouer un sale tour. Et je vous préviens, cria-t-elle encore plus fort, dans cette forêt, il y a des hordes de sangliers…Bon courage à vous.
– Merci de ces bons conseils chère poète ! Mais nous allons sûrement nous revoir !
-Allez au diable ! » murmura Claire.
Toute la nuit, dans une succession de rêves plus ou moins cocasses elle arpenta les bords de la rivière, luttant contre une armée d’ envahisseurs.
Au matin, elle sortit de ce sommeil agité pour se rendre de bonne heure au marché où Estelle avait installé leur stand : « Le marché des poètes », entre le fromager et le charcutier!
Chaque visiteur pouvait choisir un titre, la lecture du poème lui était offerte mais il devait s’acquitter du tarif en vigueur : offrir un mot et l’écrire sur une grande feuille blanche.
Claire fut la première sollicitée sur un poème qu’elle avait écrit récemment, intitulé « Le silence », tout droit inspiré de la rivière maintenant menacée.
Lorsqu’elle eut terminé, elle sentit une main se poser sur son épaule…
« Bonjour ! Voyez-vous, je n’ai pas été dévoré par les bêtes sauvages et c’est peut être à vous que les Dracs ont fait une petite farce ! Ce flyer oublié près du rocher m’a conduit tout droit au marché où j’étais presque sûr de vous retrouver !Je crois qu’on est parti d’un bien mauvais pied hier ! Je vous rends l’affiche. Derrière, j’ai inscrit mon numéro de téléphone… Et vous avez raison, ce coin de nature est sublime, il faut le protéger. »
Avant même qu’elle n’ait pu répondre, il avait filé au milieu de la foule.
Toute la matinée, Claire se prêta joyeusement au jeu de la lecture de poèmes avec la certitude que la poésie avait sauvé son petit coin de paradis…
À n’en pas douter, là-bas le rire de la rivière devait raisonner dans toute la forêt tandis qu’ici, Claire vérifiait de temps à autre si la petite affiche au précieux numéro n’avait pas glissé de sa poche.
*Drac : c’est un esprit farceur, parfois maléfique, très présent dans les légendes d’Auvergne et du Quercy .
Photographie : François Comte – Flickr
Alors félicitations Cemap pour cette nouvelle tout-à-fait réussie, trois actes avec évolution et transformation du personnage (des deux, même) ; spécificité du lieu (fort bien décrit, vivant, présent) qui joue son rôle prépondérant dans l’histoire, une ambiance très bien restituée et jolie chute ouverte en toute fin, en une phrase. Bravo.
C’est un usage du lieu romanesque que je trouve ici très maîtrisé, visuel et d’ores et déjà attachant (cela pourrait être l’ouverture d’un roman intimiste, par ailleurs) que je rapproche sans hésiter d’ailleurs du texte de Lena, de même facture et qualité, et de celui de Marine différent parce qu’en flux intérieur et plus court, mais tout aussi contenant un beau potentiel romanesque (à n’en pas douter, parce que le personnage vient d’arriver, ou arrive).
Un joli texte. Pour le petit coin de paradis au bord de l’eau et la poésie de l’adoption. Une histoire contée sans temps faible, où le plaisir est constant. De courts dialogues efficaces et suffisants. Une fin convenue mais bien amenée. Et comme dit Francis, une fin ouverte qui laisse place au rêve.
Bonjour Francis,
Qu’est ce qu’il faut entendre par « le personnage vient d’arriver, ou arrive »
Est ce que cela signifie qu’il se construit au fil du récit?
Je voulais aussi dire que pour ce quatrième atelier, j’ai procédé différemment .
Dans l’angoisse de la feuille blanche, les fois précédentes, je me lançais tout de suite dans l’écriture, suivant les premières idées que le sujet m’inspirait.
Là j’ai relu plusieurs fois la proposition et je me suis astreinte à me laisser habiter avant d’écrire et finalement, les choses m’ont semblé plus facile. Le temps d’écriture en a même été raccourci.
Ah, très bien sur la nouvelle méthode d’écriture ! Content que vous trouviez que ça marche. » Le personnage vient d’arriver, ou arrive » : regardez le nombre de fictions (films ou livres, allez : 50 % ? Plus ?) qui commencent par l’incident déclencheur (il y a toujours un incident déclencheur, peu ou prou, au début d’une fiction évolutive) le plus classique qui soit : l’arrivée du personnage quelque part (au boulot, en vacances, dans un pays, une ville, une famille, etc). C’est l’entrée dans le « monde extraordinaire » (au sens de : pas ordinaire pour lui, pour les gens sur place) qui va marquer le début de l’histoire, de l’aventure, de l’événement, le micro-problème ou l’épopée. A la suite de quoi le personnage connait des épreuves, et en sort transformé, ou mort, et le contexte lui-même, l’entourage lui-même est changé. C’est pas moi qui a mis ça en fiche, c’est lui, avec ça.