Vendredi dix- sept heures, après avoir salué mes collègues, je quitte Nantes et mon bureau en espérant ne pas passer trop de temps dans les bouchons pour regagner au plus vite mon petit coin de campagne. Entendez par là, un petit éden à l’abri des regards dans un lotissement d’une dizaine de maisons.
Le week-end qui s’annonce n’est pas comme les autres ! Aucun enfant ou petit enfant en vue, et Jacques, mon mari, est retenu à Paris pour un congrès. En général lorsque cela se produit, il rentre le samedi en fin d’après-midi, mais là les choses se prolongent, semble-t- il, jusqu’au dimanche matin.
À cette nouvelle, je n’ai vraiment pas réussi à cacher ma joie… deux jours de solitude, de longues heures rien que pour moi ! Je jubile intérieurement…
J’ai de plus en plus de mal à prendre rendez vous avec moi-même depuis qu’avec l’âge des cheveux blancs, j’ai acquis le grade de grand-mère !
C’est une évidence pour tout le monde : Mamina est toujours enchantée (après une semaine de travail) d’accueillir ses adorables petits « chicoufs »* afin de laisser souffler les jeunes parents épuisés !
« -C’est- que- du- bonheur ! » Suis-je souvent en train de répéter à mes collègues, en faisant circuler les dernières photos sur mon smartphone.
Mais ce week-end là, je le reçois comme une aubaine, je le prépare avec gourmandise. Je le défendrais bec et ongles si quelqu’un tentait de m’en priver !
Hors de question de cuisiner : j’ai passé une commande chez le traiteur, refait le plein de thé à la rose chez Kusmi-tea, et me suis procurée le dernier roman de Franck Thilliez.
Même les ralentissements sur le périphérique n’altèrent pas ma bonne humeur !
Vers dix-huit- heures trente je gare ma voiture dans l’allée, actionne la fermeture automatique des portails et rentre vite dans la maison, histoire de ne pas avoir à faire un brin de causette avec les voisins.
Il a plu toute la semaine, mais la journée du samedi est annoncée comme la plus ensoleillée et la plus chaude de cette fin du mois de mai.
Dans le petit jardin à l’arrière de la maison, je rends visite aux premières roses qui exhalent leur parfum, et je contemple longuement le rhododendron dont le feuillage a entièrement disparu sous une cascade de fleurs violettes.
Le chat des voisins réclame quelques caresses puis disparaît dans la haie.
J’installe le salon de jardin et une chaise longue sous le tilleul qui n’attend qu’un peu de chaleur pour fleurir à son tour.
Je m’imagine déjà demain, profitant de la quiétude de l’air, le nez dans mon bouquin et la théière à portée de main.
Pour ce soir, ce sera plateau-repas devant mon film culte.
Le lendemain, la bande-son des oiseaux du jardin me tire doucement des bras de Morphée. Tout ce petit monde piaille, gazouille, siffle et vole à tire- d’aile entre les arbres du jardin.
Devant la fenêtre ouverte je respire profondément en m’étirant pour saluer dignement ce petit jour prometteur. Je me sens renaître dans le souffle paisible du printemps… Même l’aboiement d’un chien, au loin, ne perturbe pas la belle harmonie… Enfin si, un peu : il m’agace souvent le chien du voisin … je n’aime que les chats ! Les aboiements persistent, il me semble soudain que les oiseaux chantent moins fort et que le soleil a perdu un peu de son éclat. Je referme la fenêtre et me fait couler un bain aux sels de la Mer Morte. Je savoure à nouveau le plaisir de ma parenthèse en solitaire.
En début d’après midi, la chaleur est suffisamment agréable pour prendre place sous le tilleul et entamer avec délice « Le manuscrit inachevé ». Je rentre à toute allure dans l’histoire, transportée dans un ailleurs tantôt de brume, tantôt de neige, au point de ne même pas sentir les odeurs des premiers barbecues qui taquinent mes narines. J’ai presque perdu la notion du temps lorsque sans crier gare, le bruit tonitruant d’une tondeuse me ramène à la dure réalité.
Comment avais- je pu oublier mon voisin « Bob le bricoleur » ? Je l’enterre dans ma mémoire chaque hiver pour mieux le haïr au retour des beaux jours. Un mètre quatre-vingt-cinq de carcasse, une bedaine entretenue à la Kronenbourg , le front toujours perlé de sueur et les mains noircies de cambouis. Bob, il a sa carte fidélité chez Point P et possède tous les outils existants pour entretenir ses neuf cents mètres carré de jardin.
Je pose mon livre et me sert du thé… impossible de se concentrer au milieu de tout ce boucan. J’égrène dans ma tête le chapelet des tortures qui m’attendent.
Après avoir tondu la pelouse, Bob veut des bordures impeccables, alors il va dégainer son rotofil Black et Decker, non sans avoir enfilé sa super combinaison, son casque anti-bruit (non fourni pour les voisins) et ses lunettes de protection. Ah ! les méchantes herbes folles… la guerre est déclarée !
Puis Bob va faire une pause… une bière et un tour à l’écocyclerie pour enlever ses déchets verts !
Une quarantaine de minutes de répit mais à son retour, il va mettre en marche son nettoyeur haute pression d’une célèbre marque, pour laver sa voiture en insistant bien sur les jantes, et ce sera au tour de l’aspirateur pour briquer l’intérieur de son Kadjar dernier cri.
Je me sens soudain toute acide ; je vais dire à Jacques que je veux déménager ! Autant habiter en plein centre ville si l’on ne peut pas profiter du jardin sans une paire de boules Quiès !
Je n’ai plus le cœur à lire, et en plus, on sonne à la porte. Une contrariété n’arrive jamais seule !
J’ouvre, encore emmêlée dans ma colère, et là, me voici face à la voisine du 25… Qui sait ? Elle organise peut être une pétition contre « Bob le bricoleur » ?
« Bonjour. J’espère que je ne te dérange pas. J’ai vu que la voiture de Jacques n’était pas là, alors on s’est dit avec Marc que tu devais être toute seule pour le week-end… »
J’avale difficilement ma salive avant de bredouiller :
« Oui , Jacques est à Paris mais…
– Alors on t’attend pour l’apéro à dix-huit heure trente ; ça te va comme horaire?
– Oui oui bien sûr… mais…
– SUPER ! On va passer un bon moment, à tout à l’heure ! »
Les bras m’en tombent ! Mais pourquoi je ne vis pas sur une île déserte ? Et pourquoi je n’ai pas eu le réflexe du petit mensonge qui m’aurait tirée d’affaire ? :
« – Ah non pas ce soir Florence, je vais au cinéma avec une amie !»!
Mais voilà, tout ce qui est sorti de ma bouche de voisine bien élevée, c’est :
« Oui bien sûr, merci, c’est trop gentil, avec plaisir ! » Et tutti quanti !
Mais de quoi je me mêle Mme Parfaite ? Là, c’est Jacques qui l’a surnommée ainsi. Il se demande si elle ne sort pas tout droit d’un conte de fée avec son air de Mme Ingalls dans « La petite maison dans la prairie ». Un couple charmant, la cinquantaine… lorsque vous pénétrez chez eux ce sont toutes les senteurs du magasin « La Vie Claire » qui vous accueillent. La maison est bien sûr cent pour cent écologique, et Florence a une solution alternative à tous vos petits bobos ! Ils ont trois enfants encore étudiants, beaux ,charmants, souriants, brillants, presque ripolinés. Florence a arrêté de travailler pour s’occuper d’eux . Elle œuvre dans une multitude d’associations. Il y a encore quelques années, elle dessinait, taillait, cousait tous les costumes de la fête de l’école, Et avec quelle modestie ! Florence brode, tricote, crochète et en cuisine, cela frôle l’insulte pour les grands chefs. Avec son mari, jamais un mot plus haut que l’autre, ce ne sont que des « ma chérie », « mon amour » « mon coeur » « mon trésor » à chaque détour de phrase. Un jour avec Jacques, on a eu la cruauté de jouer à Mr et Mme Parfait ! C’était pas très malin mais… assez jubilatoire ! Franchement, je suis mal à l’aise devant tant de gentillesse et de perfection qui frise parfois la mièvrerie et l’excès de zèle.
Le voisin, c’est bien celui qui nous donne les meilleurs exercices pratiques pour s’entrainer au vivre ensemble ! On ne choisit pas sa famille mais encore moins ses voisins ! Dix-huit-heure trente, je joue la montre, m’offre encore un petit chapitre… Et puis ça fait mieux d’arriver un peu en retard !
Je me recoiffe, change de robe, enfile un gilet et saisis une bouteille de vin bio dans la réserve (je les achète exprès pour eux !). Le cœur lourd et rempli d’amertume, je traverse les quelques mètres qui me sépare de leur maison.
C’est sûr, l’enfer c’est bien les autres !
Florence m’ouvre la porte avant même que j’aie sonné. Elle a l’air excitée comme une puce ; une vraie gamine qui attend le Père Noël !
Son agitation tranche avec le silence qui règne dans la maison. La porte qui donne sur le salon est fermée et j’étouffe déjà dans ce vestibule.
Curieusement c’est à moi d’ouvrir…
« Vas y je t’en prie, entre !»
Attention ! je vais pénétrer dans le petit palais des odeurs délicates…
– SURPRISE ! Happy birthday to you, Anna, happy birth…. »
Je reste plantée là, bouche-bée… iIs sont tous là mes chers voisins, Bob et Florence et tous les autres dont je n’ai pas eu le temps de dresser le portrait… mais le comble c’est que Jacques trône au milieu d’eux, hilare, un verre à la main et les yeux pleins de malice, le plaisir à son paroxysme ! Bien joué le coup du congrès qui s’éternise, je n’ai rien vu venir ! Florence, l’instigatrice, a dû être très convaincante !
Je cherche les bons mots au fond de ma tempête intérieure :
« Oh merci, merci, c’est tellement gentil, mais comment avez vous su ?
– Hé ! soixante ans ça se fête», reprend Florence, « et puis on s’est dit que ce serait une bonne occasion pour réunir tout le monde autour d’un verre, on s’entend si bien entre voisins !»
Un brin de culpabilité et un gros nuage de mauvaise conscience m’envahissent ; je me sens au bord des larmes… Heureusement Jacques m’a rejointe et m’embrasse tendrement. Il me glisse un petit « je t’aime » à l’oreille, et je reprends un instant mes esprits au creux de son épaule.
Les trois heures qui suivent se passent dans un gai brouhaha, le cocktail est à la hauteur des talents de Florence… L’alcool délie les langues et les conversations vont bon train. Bob parle un peu plus fort que les autres et le mari de Florence est ravi… Samedi prochain il ira chez Point P avec la carte fidélité de Bob, ce dernier lui a promis de venir l’aider à scier des planches pour construire une cabane de jardin ! Une belle occasion de s’entraider hein ? Jacques me sourit, ma colère s’est envolée et je savoure ce moment de simplicité et de bonne humeur.
Vient le moment du cadeau…Un magnifique rosier…
« Je sais que tu aimes les roses, me souffle Florence, et tout le monde a été d’accord avec mon idée. »
Au moment de se séparer, on se promet, de se retrouver bien vite pour une autre occasion.
Jacques a pris le rosier et son pot à bras le corps…. Les voisins c’est peut être cela : parfois la belle harmonie, parfois les épines… Il faut embrasser les deux !
*Chicoufs : chic, ils arrivent – ouf, ils repartent !
Photo credit : Bob Henry Photography on Visual hunt / CC BY-NC-ND
J’ai déjà dû le dire ici (désolé si je rabâche!) : la différence entre drame et comédie, c’est que pour le drame on s’identifie en se disant « il/elle va y [possiblement] y arriver », et pour la comédie « il/elle n’y arrivera pas [nous, on le sait, mais le personnage ne le sais pas] ». Dès lors que le personnage nous dit qu’il se réjouit de passer un week-end au calme, implicitement ce qui fera récit -la promesse faite au lecteur dès le début- est que forcément, ça va merder. Sur ce point, ici, c’est totalement réussi dès la phase d’exposition. Tous les ingrédients sont posés et menés au bout.
Deux remarques : en lisant, j’ai été frappé par une certaine iconographie « américaine » : la communauté friendly, les relations de lotissement telles qu’on en voit dans les séries -et je me demande si c’est vraiment le cas par chez nous (mais pourquoi pas), et ensuite le happy end, là encore très comédie sucrée hollywoodienne (ce n’est pas un reproche, c’est une constatation). Avec ce talent particulier très récit américain consistant à faire que ce qui est le problème (les voisins) devient la raison de se réjouir (les films américains quels que soit le sujet sont remarquables pour cela : les raisons de dysfonctionnement aboutissent à une résolution menant au rétablissement heureux d’un ordre initial, et les valeurs consensuelles restent immuables, intactes. Ce schéma narratif est toujours actuel : des comédies de Capra à celles d’aujourd’hui). Ceci n’est pas une critique dévalorisante : c’est juste une observation : le texte de Cemap nous dit « les voisins sont insupportables, mais finalement je réalise qu’avec eux je suis heureuse, qu’ils me sont nécessaires ». Très bien : on ne va pas bouder le plaisir du happy end et du « feel good ». Un détail (il se passe que je suis auteur de comédie, et les mécanismes m’intéressent) : il est inutile d’appuyer le ressenti du personnage, qu’il nous dise que penser ou ressentir : la situation doit suffire. Et si on ne l’appuie pas par des réflexions in petto, l’effet est plus fort. Aussi, j’éliminerais les apartés comme « Une contrariété n’arrive jamais seule »... qui est une interpellation directe du lecteur et n’ont pas une réflexion que se fait le personnage pour lui-même (j’espère être clair). Si le personnage se fait des réflexions sur quelqu’un, sur la situation, pris dans le flux présent du récit, il ne va en revanche pas forcément en tirer illico une analyse distanciée, chose qui si on l’écrit amoindrit l’effet comique. Ce qui fait humour, c’est l’enchaînement infernal et au présent de situations honnies, l’accumulation qui submerge, et non pas l’analyse > ça on laissera le lecteur la faire lui-même, c’est son job, et c’est justement pourquoi il sera amusé cr il participe du récit en observant (la comédie > on observe, le drame > on s’identifie).
Mais tout cela est bien drôle, bien vu… Sinon bien vrai (du moins tel qu’on aimerait que ce soit, et c’est pourquoi on regarde/lit ce genre ce comédie:-)…
Merci pour les conseils!
Je n’avais pas fait de lien avec des éléments de la comédie hollywoodienne!
J’assume à cent pour cent d’aimer les happy end!
Je trouve que ce n’est pas facile d’écrire pour faire rire. Comment, avec quels outils progresser?
Pour l’humour, il est très difficile de donner des conseils car on a chacun le sien, et il ne sera pas reconnu par tous. Il y avait un excellent petit livre (je m’en suis servi jadis pour des ateliers sur l’humour) mais je ne sais pas si on le trouve encore : https://www.decitre.fr/livres/le-comique-9782020230292.html « Le Comique », par un universitaire belge, Jean-Marc Defays. J’ai lu d’autres livres sur le sujet, mais celui-ci synthétise tout très bien. Pour ma part sinon, j’ai lu énormément d’auteurs, et j’ai travaillé le mien, mes effets…
J’ai aussi pensé aux comédies américaines, c’est vrai. Et aussi à une autre idée: les jugements qu’on peut émettre sur notre entourage ne reflètent pas vraiment la réalité, ou alors uniquement la notre, et elle est très subjective, teintée de nos envies, agacements… elle est le reflet de notre état intérieur et parfois un événement surprenant nous fait nous décentrer et arrêter de regarder notre nombril. La petite fête de la fin en est un. Un autre manière de voir le « happy end », le choix de la bouteille à moitié pleine ou à moitié vide… L’autodérision est peut être un outil intéressant.
On en rêve, c’est clair! Seule avec son livre…
Le décor est bien planté et c’est parti pour un WE « c’est-que-du-bonheur ». Et vlan! Tsunami des voisins parfois troubles fêtes qui rebondi joyeusement sur la « surpriiiise! » qui fait qu’on se sent un peu (mais juste un peu, hein?) coupable d’avoir mépensé sur tous ces gens qu’au final on aime bien. Bon moment de détente en tout cas..
C’est vrai que l’humour c’est pas donné à tout le monde. Merci Francis pour cet opus sur le comique qu’on va se procurer…
Fan de séries, j’ai adoré le « désespérate housewives » des années 80. Ce texte m’a fait plonger en plein dans l’ambiance croustillante du voisinage bon chic bon genre, qui s’aime mais ne s’aime plus, qui se veut bienveillant mais pense parfois au pire, et dérape délicieusement…. avec des cadavres dans le placard.
Bien vu!
Cemap j’ai beaucoup aimé et je me suis totalement identifiée à Mamina… un rêve de calme et de solitude qui vire au cauchemar malgré toute l’attention que l’on peut y porte et peut être même encore plus du fait de l’attention que l’on y porte… pour l’ambiance hollywoodienne peut être, cela ne m’a pas interpellé car j’ai tout de suite projeté l’histoire sur la vie en lotissement de ma petite sœur qui vit en périphérie de Clermont Ferrand et c’est tout à fait ça… l’avantage et l’inconvenient Du voisinage et finalement ils sont là quand il faut et c’est ce que l’on retient!
Merci Marine.
Oui le vie en lotissement, c’est assez particulier surtout si le lotissement n’est pas trop grand. Chacun essaie de trouver la bonne distance avec ses voisins. C’est souvent une histoire qui dure. Au début tout est neuf! Les maisons, les couples et les bébés. Alors on grandit ensemble avec une volonté que cela se passe bien.
Il y a une véritable entre-aide.
Puis viennent les mutations, les séparations, les clash aussi!
On s’adapte, certains s’évitent mais continuent à se saluer, on accueille les nouveaux.
Les enfants grandissent , s’éloignent. les adultes se voient moins.
Mais ce qui est rigolo c’est que chacun a ses bruits !
Il y a les tondeuses, le scooter des ados, les petits enfants dans le jardin le dimanche, la fête des vingt ans qui dure toute la nuit… l’éternel siffleur du bout de la rue qui vous met dès le matin les airs de Joe Dassin dans la tête et qui va pleurer dans son jardin lorsque la France perd un match de foot, le chien qui aboie, les éclats de rire de Mme X ! Mais ces bruits font finalement partie du paysage et franchement si l’un manquait à l’appel on se dirait: »que se passe- t- il chez un tel? »
Tout ce petit monde se supporte avec des hauts et des bas mais tous sont là en cas de coup dur.