Ce matin-là ressemblait à n’importe quel matin d’octobre. Les vieux châtaigniers avaient revêtu leur parure fauve et les feuilles habillaient le sol d’un tapis ocre, joyeux capharnaüm après deux mois caniculaires.
Nous avions connu une grande sécheresse : le goudron étincelant avait fondu et pris l’empreinte des pneus des vacanciers. Autour de chez nous, l’herbe était calcinée, le soleil incandescent ayant œuvré tout l’été. Nous n’avions pas vu un seul nuage se dresser sur son passage pour l’en empêcher. Nous accueillions donc avec bonheur l’arrière-saison. Je m’étais éveillé doucement, l’odeur de Claire flottait encore dans le lit. Quelques accords de Janis Joplin s’élevaient de l’escalier. Depuis qu’elle avait quitté ses étudiants, Claire n’avait plus le temps de rien, disait-elle. Alors elle se levait à l’aube, parfois même, elle devançait le soleil. Elle avait passé un contrat avec le sommeil. En quelques heures seulement elle était rassérénée, pleine d’énergie pour fourmiller dans le jardin et entretenir la maison.
Je pensais à la journée qui m’attendait quand le téléphone sonna. Je jetais un coup d’œil au radio réveil : 6h45. Étrange. Clara décrocha, je l’entendis murmurer « Qui êtes-vous ? Je ne comprends pas ». Je me levais et la rejoignis dans le salon, elle avait encore le combiné à la main. « Quelqu’un cherchait du bleu. Cela ne faisait aucun sens. Je pense que c’est une erreur ».
Au mot « bleu », je m’étais figé.
« Martin, tout va bien ? Tu as pâle. C’est juste une erreur.
– Claire», répondis-je d’un ton froid. Un ton que je ne m’étais pas entendu employer depuis de nombreuses années. Répète-moi mot pour mot ce qu’on t’a dit au téléphone.
« Ce n’était pas très audible. La personne, un homme parlait de bleu. Elle a répété bleu plusieurs fois elle a dit que le coucou était mort, je crois. Peux-tu m’expliquer ce qui se passe ?
– Coucou est mort…. » murmurai-je.
Je compris tout de suite. J’essayais de garder une contenance mais réalisant ce que cela impliquait, je sentis des larmes chaudes sur mes joues. Je pleurais, pour la première fois depuis notre mariage.
« Mais de quel coucou parle-t-il ? pourquoi n’arrêtait-il pas de répéter le mot bleu ? Mais Martin, tu pleures, que se passe-t-il ? Explique-moi, je t’en prie !
– « C’est un nom de code. Bleu. ».
Elle me regarda d’un air étrange, comme si elle me découvrait pour la première fois, « un nom de code pour quoi ? ». Je pris une profonde inspiration. « Pour moi. Pour ce que je faisais avant. ». « Avant quoi ? Que faisais tu avant que tu ne fasses plus maintenant ? ». Alors que je me préparais à lui conter cette histoire, notre histoire, je réalisais que la routine n’existait pas. Que ces trente années de vie harmonieuse en Auvergne n’étaient qu’un leurre. Que tout pouvait basculer d’un moment à l’autre. Aujourd’hui par exemple, était une journée en tout point similaire à celle d’hier, et semblable à celle de demain. Claire s’était levée vers 5h30, puis le soleil avait à son tour pointé son nez, attendant que nous venions le rejoindre sur la terrasse pour déjeuner. Le temps était calme. Et pourtant… cet appel. J’avais l’impression qu’une tempête était sur le point de souffler sur ma vie. Dieu sait ce qui tiendra debout quand le calme reviendra.
« Claire, te souviens-tu de notre rencontre ? »
Elle ne répondit pas à cette évidence. Nous nous sommes rencontrés à Paris pour la première fois, par hasard, dans un café. Cette histoire nous l’avions répétée maintes fois à nos amis, notre famille.
« Je te regardais, tu étais assise seule à une table, plongée dans La Promesse de l’Aube, imperturbable aux autres clients, aux serveurs et même à la pluie qui tambourinait contre les carreaux. Tu avais un haut moutarde et une écharpe orange. Tu étais… Je ne sais pas, je ne peux pas t’expliquer. Je luttais pour rester concentrer sur ma mission.
– Ta mission ? » dit-elle d’une voix incertaine
« On était en pleine Guerre Froide. C’était 68, le monde bouillonnait, partout. Le SDECE était alors dirigé par Boursicot. Mais c’était Maurice Robert l’homme fort. Il montait. C’était un vieux de la vieille, il avait connu la guerre. J’avais rencontré Maurice par hasard, je n’étais qu’un gamin alors mais je l’avais aidé occasionnellement avant d’être officiellement engagé.
– SDECE ?
– Je me suis fait enrôler parce que j’étais jeune et proche de Maurice, personne n’a cherché plus loin à l’époque. J’étais en forme physiquement, j’avais passé les tests et j’avais surtout l’air d’un étudiant lambda. Ma mission était relativement simple : identifier et recruter des agents français. J’étais un des seuls à connaitre qui étaient réellement nos agents envoyés sur le terrain. »
Un flot de parole continu se déversait ; l’agitation de ces moments passés déferlait en moi. Claire ne pipait mot. Elle était comme désorientée ; elle avait les yeux fixés sur mes lèvres sèches, tentant de décoder les brides de phrases qui en sortaient, effrayée à l’idée de comprendre ce que j’essayais de lui raconter. Je repris la course folle de la vérité.
« C’était le bordel, l’Europe était sous pression, le Japon manifestait contre la politique des État-Unis au Vietnam. La France était engagée au Québec. Et le Sénégal… À peine huit ans après son indépendance, et au bord de l’insurrection. Maurice était un spécialiste de l’Afrique.
– Le Sénégal…
– A l’époque tu étais l’une des seules à vraiment étudier le sujet.
– Martin, me coupa-t-elle, reprenant ses esprits. Savais-tu qui j’étais avant d’entrer dans ce bar ? »
Je continuais, imperturbable. Je n’étais plus en Auvergne désormais, je n’avais plus 53 ans.
J’avais soudain 20 ans et j’observais une jeune femme boire un chocolat chaud dans un café parisien.
« Le nom de ma cible était Pumkin. Dans ce café ma mission était simple, entrer en contact avec Pumkin, l’apprivoiser, la tester.
– Mais le café renversé, tu étais si confus… Je me suis toujours dit que tu souffrais de ta maladresse plus que moi ce jour-là !
– J’avais enquêté sur toi, lu tes essais, connaissais tes habitudes, avais mémorisé quelques clichés. Pourtant rien ne m’avait préparé à qui tu étais. Tu étais tellement concentrée sur ton livre qu’il t’a fallu quelques secondes avant de réaliser que le liquide bouillant t’avait brûlé la main. Je me suis excusé, confus et ai insisté pour te conduire chez un médecin. C’était un médecin avec lequel nous travaillions, nous le SDECE. Il savait ce que je faisais là, il savait ce qui t’attendait, lui aussi. Nous l’avions enrôlé plus ou moins de force ; il ne cautionnait pas toutes nos actions. Tu étais dans le vrai, au fond… J’étais ailleurs, je n’arrivais plus à réfléchir posément. Je souffrais C’était le début de la fin au SDECE pour moi. Dans la voiture, tu me demandais ce que je faisais dans la vie. Je ne sais pas si tu te rappelles ma réponse « J’essaie de sauver le monde ». « Et tu y arrives ? », m’avais-tu alors demandé avec intérêt. Un doute m’assaillit à ce moment-là. Je venais de te brûler au second degré et de t’infliger une blessure qui resterait visible pour le restant de tes jours. Tu allais probablement être envoyée en Afrique. Peut-être ne reviendrais-tu jamais. Étais-je réellement en train de sauver le monde ?
« Et toi que fais-tu ?», te répondis-je
« J’essaye de comprendre le monde. Je me spécialise dans les conflits africains et le post-colonialisme. Sujet sensible, mais ô combien intéressant. Je travaille énormément sur le Sénégal. Les étudiants se révoltent aussi là-bas. Le gouvernement a décidé de réduire le montant des bourses étudiantes. C’est terrible, le mal est bien plus profond ! Et que fait la France ? Elle aide le gouvernement. Ils ont parqué près de 600 étudiants dans un camp ! C’est inadmissible… Que va-t-il se passer ensuite ? Ils renvoient les étudiants étrangers. La situation peut dégénérer d’un instant à l’autre ! Enfin, tu comprends qu’ils se battent pour la démocratie ! »
Je te jetais un coup d’œil de biais. Ta main tremblait sous le coup de la douleur, mais on sentait une telle confiance en la vie à travers ce discours passionné ! J’en fus réellement touché. J’étais à quelques minutes de briser tes rêves, tes utopies, peut-être ta vie. Qui étais-je pour assumer cette responsabilité ? Ma décision était prise. Je t’ai donc déclarée inapte, trop fragile psychologiquement.
« Tu as recruté quelqu’un d’autre pour cette mission ?
– J’ai poussé pour la conduire moi-même. À l’époque c’était beaucoup plus simple qu’aujourd’hui, et Maurice a donné son accord. Nous devions partir 3 mois ; nous sommes restés un an et demi.
– Ton voyage d’étude… » murmura-t-elle.
« … n’en était pas vraiment un. Je ne peux pas t’en dire plus mais cette année en Afrique marqua ma vie. Le succès de ma mission signait aussi ma retraite des services de renseignement. Coucou était là-bas avec moi. Je lui dois la vie, entre autres. Je ne l’ai jamais revu. Et c’est la première fois en plus de trente ans que j’entends parler de lui. »
Je n’ajoutais pas une parole à mon récit. L’essentiel était dit et le reste serait superflu. Je regardais Claire et priais en mon for intérieur pour que nous survivions à ce coup de téléphone. Un coup de massue dans sa vie, je le comprenais. Claire vivait avec la nature, celle-ci pour l’en remercier, n’avait laissé aucune marque sur son corps. Pourtant, aujourd’hui, le temps l’avait rattrapée. Je voyais les rides tendre son visage, comme une petite pointe de doute naître à l’horizon, une ridule au coin de l’œil, un léger vacillement dans le regard. J’étais terrifié à l’idée qu’elle ne me pardonne pas ce mensonge, et soit dévastée par la nouvelle. Rien n’est éternel.
Son silence dura trois jours et deux nuits où elle me laissa seul dans notre grand lit, préférant la chambre d’amis. Le troisième soir, je la vis par la fenêtre. Elle était sur la terrasse les yeux fixant l’horizon. Son contrat avec le sommeil battait de l’aile, et elle n’avait toujours pas prononcé un mot en ma présence. Je descendis me joindre à elle. Une impression de calme régnait sur les lieux. Sans me regarder, elle brisa le silence.
« Pourquoi, ce nom de code, bleu ? murmura-t-elle.
– Je suis atteint de tritanopie, Claire, je ne peux pas distinguer le bleu. Ce n’est qu’un étalage de gris pour moi. »
Elle plongea son regard dans le mien.
« C’est donc un mensonge de plus. J’ai construit ma vie sur un mensonge. Le hasard de notre rencontre au Café Michel, notre passion commune pour l’Afrique, tes connaissances sur le sujet. Même mes yeux Martin, j’ai les yeux bleus…
– Te rappelles-tu nos vacances en Méditerranée en 75 ? Quand nous étions sur le bateau, amarrés dans cette petite crique?
– Oui…
– Nous avons plongé et nous avons passé la journée dans la mer ce jour-là.
– Je me souviens….
– Je pouvais distinguer ton corps bronzé à travers l’eau tiède et transparente. La mer était à la fois rassurante par sa clarté et immense, comme une promesse d’éternité. Pour moi, c’est la couleur de tes yeux. »
Nous restâmes sur la terrasse encore quelques instants avant de nous lever pour rentrer nous coucher. Elle prit ses affaires et vint s’allonger à mes côtés. C’est alors que ce passage d’un poème de Rimbaud me revint en mémoire :
« Ô, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
– Ô l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !».
Ce monde n’est pas tout blanc – tout noir, on s’en doute si on ne le sait pas encore. Mais celui des espions est forcément gris interlope, sans doute ténébreux. Dès lors, quoi de plus normal qu’un espion daltonien, toujours entre simulacre et réalité, mensonges et vérités se raccroche à l’image qu’il se fait du bleu ? Rien n’est de ce que l’on croit être. Le bleu est gris, c’est une belle couleur qui n’en est plus une puisqu’elle lui apparaît terne ; tout comme la vérité est fiction et inversement.
Je soupçonne chez Blan-ZA une certaine capacité virtuose à poser efficacement des décors, à dérouler sans effort et sur demande des intrigues riches d’une connaissance pointue des codes de la littérature de genre — avec ce qu’il faut de bluff (la géopolitique qui surgit avec ses ombres et lumières. Il y aussitôt tout un monde qui bondit soudain, complexe et intrigant) et de passe-passe (soit je respecte le thème de l’atelier, mais je me l’accapare à la marge pour raconter ce que j’aime). Ces remarques sont toutefois des compliments, car au final, c’est bleu nickel, et pourrait même faire l’objet d’un premier chapitre de roman.
On songe à John Le Carré et à ses romans qui sont davantage des galeries de personnages profonds que des intrigues alambiquées de thrillers. Là aussi, dans le texte de Blan-ZA ce n’est pas l’intrigue, ou son esquisse, qui compte, c’est le pourquoi il a choisi pour mot de code bleu. Pour construire un personnage crédible, il faut entre autre lui coller une faille, des contradictions, ou un trait paradoxal. Ici, le petit truc touchant, c’est celui de l’espion qui aimait. (Tiens… L’espion qui aimait : ça pourrait presque être un type de Bond, — James, Bond).
(Quant à la citation finale extraite de Voyelles de Rimbaud… J’en parle à l’occasion du texte d’Ariane)
Bonjour Blan-Za,
Moi j’ai adoré ce texte.
Ce truc en forme de suspens, sa décision à elle, ce fait qu’elle s’enferme, ne parle plus, puis décide ( je le suppose) de rester avec cet homme, celui qu’elle connait depuis des années.
Son acceptation veut peut-être dire que c’est ça la vie, au fond être et vivre avec quelqu’un c’est accepter parfois des incohérences, des failles et se dire que rien n’est linéaire.
Pour ma part ce texte appuie sur ce fait: notre acceptation face à l’imprévu.
Par contre je reste sur ma faim, un peu comme s’il manquait une petite graine de quelque chose: Putain mais qu’est-ce qu’elle décide au fond ?
Qu’est-ce qui la pousse à rester ? Pourquoi elle retourne se coucher avec lui ?
Il me manque sa conclusion à elle.
Mais bon normale, je suis une femme et les femmes aiment bien savoir, enfin moi j’aime bien savoir.
J’ai bien aimé ton texte, l’idée et les références historiques sont intéressantes. Mais je crois aussi qu’il m’a manqué des éléments… J’ai du mal à préciser ma pensée mais, par exemple, j’ai trouvé qu’il se confiait relativement facilement après tout ce temps.
A Ariane : oui, c’est vrai, très juste ! Je n’avais pas pensé à ce point. Comme quoi le texte a bien marché pour moi, finalement. Peut-être alors est-ce le pourquoi de cette impression de « premier chapitre » que j’avais ressentie et dont je parlais : on doit implicitement en attendre davantage. Le « pourquoi parles-t-il si vite? », aurait du coup en effet pu faire l’objet d’une chute plus marquée, appelant à une résolution. Leçon à tirer si on sort tout d’un coup des grands effets spéciaux, un budget tournage de folie (Blan-Za là mine de rien nous a illico plongés et au galop dans une super production 🙂 : bien veiller à tout boucler pour tuer dans l’œuf toute objection du lecteur.
Wow, beau suspens… de quoi faire un bon livre car la nouvelle du coup est un style un peu court ici! Bravo
Francis, merci, c’est un bel encouragement !
Je me suis moi-même laissée prendre par cette nouvelle qui aurait mérité plus de longueur et de détails pour être complètement aboutie.
Florence, vous avez peut-être raison, je me suis tellement concentrée sur lui, que je l’ai peut-être délaissée, elle.
Ariane, merci pour ce commentaire car j’ai eu ce même doute à un moment: qu’est ce qui le pousse à se confier après tant d’années ? Je crois que c’est la lassitude, le fait que « de l’eau ait coulé sous les ponts » . Cela aurait mérité quelques phrases, je vous l’accorde.
Grand merci pour vos commentaires (plus c’est détaillé mieux plus c’est utile!) que je garde tous très précieusement.
J’aime bien tes descriptions du lieu de l’action. On se sent plonger doucement dans cette drôle d’ambiance. Et puis, il y a l’histoire… Et enfin, cet « étalage de gris » et son interprétation à lui, toute poétique de ce gris/bleu. Moi, j’aime bien, on sent de la douceur dans cette douleur. C’est beau.
Bonjour Blan-Za
J’étais persuadée que c’était un homme qui avait écrit l’histoire.
J’aime beaucoup cette description d’elle, tout y est mais pour ma part ( en ce qui me concerne ) j’aurais souhaité un petit truc qui me dise si elle reste ou pas mais en même temps ce qui est bien c’est que cela interroge le lecteur, donc il peut aussi y avoir une suite.
Une belle histoire qui pourrait être filmée. Tous les ingrédients y sont, la justesse, le suspens, les émotions, les décors. Et tellement joliment écrit ……
J’avoue avoir eu du mal à suivre. Mais c’est le propre des histoires d’espionnage de perdre le lecteur dans les dédales du récit. Un peu comme dans ce film : le troisième homme ou Orson Welles déambule dans les décombres d’une ville en ruine aprés la guerre. Il me semble que sur l’affiche , le fond est bleu.