Je venais de commencer l’ascension de la dune. Un vent tiède s’était levé et hurlait maintenant à mes oreilles. Des bribes de souvenirs et de visions fugaces m’assaillaient : des cheveux blonds, des doigts entrelacés, les mains de Thomas posées sur mes épaules, les pressant avec douceur, la brume se levant et nous encerclant comme pour mieux nous isoler du reste du monde … C’était il y a longtemps, quand les étés étaient plus frais !
La montée se faisait rude, des vagues de chaleur s’élevaient, il n’était que dix heures et la journée promettait d’être caniculaire. Trébuchant souvent, m’enfonçant dans un sable qui fuyait sous mes pas, je progressais cependant. À mes côtés, Météo haletait.
La vue me prit par surprise. De là-haut mon regard me semblait embrasser la terre entière dont je croyais discerner la courbure. Devant moi l’océan, immense, aujourd’hui d’un bleu profond.
Je m’assis en haut de la dune, à même le sable, Météo fit de même, langue pendante. Oui décidément, il ferait très chaud aujourd’hui.
Tout était consommé, Thomas faisait désormais partie de mon passé. À cette heure, il avait forcément lu la lettre que je lui avais laissée, ébahi que j’ai osé mettre en œuvre ce dont je le menaçais depuis des mois : mon départ !
Je n’en peux plus de tes prévisions, tu m’empêches de vivre !
Mais regarde donc un peu la réalité en face !
Je m’en fous de ta réalité ! Reste dans le présent !
Ah, il est beau notre présent !
Pas facile de vivre avec un collapsologue. Car c’est ce qu’était devenu Thomas depuis environ six ans, soit, depuis qu’il avait lu les théories de l’effondrement et qu’il était devenu adepte de Pablo Servigne.
Avant, Thomas était un garçon charmant, un compagnon agréable, un amant attentif. Nous nous étions rencontrés sur la côte, un été « normal », du temps où ça existait encore. Au bout de deux mois nous avions entamé une agréable vie de couple, fait des projets, tiré un chien de la SPA. Je l’avais baptisé Météo, parce que… quand il rentrait mouillé c’est qu’il pleuvait, quand il haletait c’est qu’il faisait chaud, quand il revenait le poil ébouriffé c’est qu’il y avait du vent… Aujourd’hui Météo me regardait de ses yeux dorés, l’air de me demander « Et maintenant, on fait quoi ? ».
Avec Thomas nous avions prévu d’avoir un enfant, il n’en était plus question !
Tu réalises sur quelle terre il va vivre ? Tu veux le mettre au monde pour le faire mourir ?
Que voulez-vous répondre à ça ?
Il avait même changé d’attitude avec Météo, qu’il s’était mis à regarder avec pitié,
Mon pauvre chien, si tu savais ce qui nous attend !
Mais Météo s’en foutait, du moment qu’il pouvait sortir se promener, manger ses croquettes préférées, et avoir une bassine d’eau à disposition, il était prêt à continuer à nous informer sur la pluie et le beau-temps au retour de ses balades. Météo était un sage !
Le changement de Thomas s’était produit lors de l’été vraiment caniculaire de 2015. Lorsque nos anciens s’étaient mis à mourir à la pelle dans les maisons de retraite, Thomas avait commencé à se faire du souci. Il avait débuté la lecture d’ouvrages prédisant les extinctions de masse, la fin de notre civilisation, l’anéantissement du monde tel qu’on le connaissait. Et c’était pour bientôt, disait-il, dix, vingt ans tout au plus. Il avait sacrément changé. Devenu catastrophiste, il n’écoutait plus, ne lisait plus que ce qui annonçait le pire. Dans notre bibliothèque, œuvres classiques et romans policiers avaient cédé la place à « Devant l‘effondrement », « Histoire de la sixième extinction », « L’humanité en péril »… De quoi rêver ! Et lorsque le coronavirus avait fait irruption dans nos vies, Thomas n’avait pu qu’y voir la preuve du début de la fin qu’il prévoyait.
Le 5 juillet 2021, les médias avaient annoncé que les animaux de compagnie pouvaient être contaminants. Ça avait déjà été évoqué, mais maintenant on ne parlait plus que de ça. Je commençais à entendre avec horreur Thomas argumenter sur la nécessité de leur faire subir le même sort que celui qui avait été réservé aux visons en fin d’année dernière. Je tentai à plusieurs reprises de le raisonner, en vain ! Thomas vivait dans son monde, celui des désastres et des cataclysmes, et je n’étais qu’une empêcheuse de catastropher en rond !
Hier matin c’est un regard qui avait mis le feu aux poudres, celui que Thomas avait posé sur Météo. Comment le décrire ? Il avait l’œil désolé de celui qui sait qu’il ne peut faire autrement que de passer à l’acte. J’avais veillé sur Météo toute la journée, espionnant Thomas, guettant toute velléité de sa part, car il préparait quelque chose, j’en étais sûre, et ce quelque chose avait à voir avec la vie même de notre chien.
J’étais sortie, tenant pour une fois Météo en laisse, et m’étais rendue au supermarché. J’avais acheté un sac à dos, quelques vêtements, du pain, du fromage et des fruits, des croquettes, deux bidons d’eau et une gamelle. J’avais laissé le tout dans mon coffre de voiture. Une fois rentrée, Météo couché à mes pieds sous le bureau, j’avais écrit une longue lettre à Thomas dans laquelle je lui disais à quel point je l’avais aimé, à quel point il avait changé, et pourquoi je partais. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit, guettant tout mouvement de mon compagnon qui m’indiquerait qu’il se rendait à la cuisine où dormait Météo. Mais il n’avait pas bougé. Au petit matin, je m’étais levée en douce, et avais glissé à mon chien :
« Allez viens, on part en balade, juste toi et moi. »
Et pour une balade, c’en était une de sacrée ! Nous étions en marche tous deux vers une nouvelle vie, une vie où il ne serait plus question de catastrophes, mais bien de la douceur d’un été, même un peu chaud, de la fraicheur de l’océan, des nuits tièdes que nous passerions sur la plage en attendant de trouver un « chez nous ». Ça durerait ce que ça durerait, mais Météo et moi allions enfin pouvoir recommencer à vivre !
Illustration fournie par Betty.
une histoire un peu flippante et jolie idée que d’avoir un bon compagnon appelé Météo ! Comme toujours, l’écriture est fluide et l’histoire bien construite…Ben du coup j’attends la suite Betty 😉
Merci Zazie, j’ai pas mal de compagnons à 4 pattes (trois en fait), mais promis, le suivant s’appellera Météo. C’est vrai que c’est un joli nom pour un chien.
Quand à la suite, on va attendre que Francis nous propose le thème de la pluie (non c’est déjà fait, c’est vrai) ou du vent… 🙂
Oui, c’est un nom original et amusant. J’ai adoré. Mais attention : sera-t-il obéissant, du coup ? Souvent Météo n’en fait qu’à sa tête, non ?
Mmmm. Je ne vais pas m’attarder sur les dons d’écriture de Betty. C’est sans fautes… même si la chute est prévisible. Ça va à l’essentiel, sans longueur ni lourdeur malgré ce Thomas… comment dire? Fichtre, je pourrais bien partir dans de grandes envolées pour lui dire moi, ma façon de voir les choses… non, c’est peut-être pas l’endroit…
Genial, ce brave chien. Il apporte, outre la météo, juste ce qu’il faut de légèreté. J’en voudrais un tout pareil qui dit le temps… quoique… le mien s’en sort pas mal 😉
Merci pour ton gentil commentaire. J’en rougis de plaisir !
En ce qui concerne les toutous voyants en météo, je peux te dire, sans sortir de chez moi, qu’il pleut en ce moment, vu les traces de pattes toutes mouillées sur le carrelage !
C’est une belle histoire que je verrais bien en court métrage ou au début d’une péripétie dans un monde en transition. Et c’est agréable à lire, belle écriture. Peut-être quelques expressions faciles dont tu aurais pu te passer ou arranger à ta sauce… mais je chipote je crois. Bravo!
Si tu connais un metteur en scène, je suis partante ! 🙂
Merci pour le compliment, par contre il faut que je repère les expressions faciles dont tu parles, je te crois volontiers, mais le problème c’est que je ne les vois pas. Dis-moi lesquelles, je ne me vexerai absolument pas, et ça m’aidera à éviter ça dans l’avenir. Merci à toi.
Il y a un bon moyen pour en repérer déjà : lis ton texte à voix haute. Et un exemple : « Ça avait déjà été évoqué, mais maintenant on ne parlait plus que de ça. »… Eh bien, ça ne devrait pas « passer comme ça ». 🙂
Sûre que tu ne te vexera pas ? De mon point de vue, ton texte m’aurait plu à 100% au lieu de 90% sans certaines tournures un peu communes, comme (ci-dessous entre guillement ) :
J’ai entendu plusieurs animateurs d’ateliers suggérer d’éviter (en tout cas de limiter) les lieux communs et expressions courantes.
Bien sûr, tu en fais ce que tu veux de ce conseil. Tu es seule maître à bord 🙂
Merci à toi d’avoir eu le cran de pointer les lieux communs en question. Tu me rends service en le faisant. Je suis en train d’écrire une biographie familiale, et ton message a été un déclic bienfaisant. Je me suis procuré un « détecteur de clichés » et je passe mes textes à la moulinette. Bien sûr ça ne vaut pas l’analyse fine d’un lecteur humain, mais ça me permet de mettre le doigt sur des expressions communes que je n’avais pas vues malgré mes nombreuses relectures.
Tout va bien donc ! 🙂
Ouf… Ravie d’avoir pu t’aider. Je ne savais pas que ça existait. Tu peux m’en recommander 1 ?
Oui, celui dont je parle dans ma réponse précédente.
Voici le lien : http://cliches.entre2lettres.com./index.php
Il y a une analyse des « clichés et maladresses littéraires », une autre des « clichés et tics journalistiques » et enfin une « détection des termes récurrents ». Tu verras, je trouve que ça aide un peu.
Ah merci. Je l’avais totalement oublié, lui…
Merci pour ce texte. Aucune mélodie dans celle-ci, bien que je devine un peu de musique Hitchockienne quand le regard de Thomas se pose sur ce chien.
Ce texte fonctionne très bien pour qui a cotoyé des collapsologues et des complotistes. Les dérives du genre sont bien décrites la métamorphose d’un adepte aussi. tout cela sonne juste et la solution : prendre le large, aussi.
PS : j’aime beaucoup l’image que tu as choisie
J’en suis ravie parce que j’ai mis beaucoup de temps à la trouver 🙂
Merci Danika. Il est vrai que je me suis intéressée un temps à la collapsologie, mais j’en ai également vu les risques, les dérives comme tu l’écris. Pour autant l’histoire est pure invention, heureusement je n’ai pas de Thomas dans ma vie !
Hello,
Le changement de registre ! Météo, chienne de vie. Oh, yes ! Tout est dit dès le début. Explication puis retour sur la plage avec Météo. Les visions catastrophiques font sourire tant elles sont d’actualité. Oui sourire et fuir sur la plage avec Météo. Yes !
Merci à toi, ça me fait plaisir que ça t’ai plu, y compris les visions catastrophiques de mon présumé mec !
C’est sur la chute que je vais chipoter car pour le reste le texte est très bien, très maîtrisé, avec un argument, des personnages, des images très bien plantés… Rien à dire.
MAIS LA CHUTE ! : « Et pour une balade, c’en était une de sacrée ! Nous étions en marche tous deux vers une nouvelle vie, une vie où il ne serait plus question de catastrophes, mais bien de la douceur d’un été, même un peu chaud, de la fraicheur de l’océan, des nuits tièdes que nous passerions sur la plage en attendant de trouver un « chez nous ». Ça durerait ce que ça durerait, mais Météo et moi allions enfin pouvoir recommencer à vivre ! »
EH BIEN NON : BETTY, au tableau ! Scrogneugneu. C’EST PAS POSSIBLE, Ça ! Pas possible !
Que nous dit cette chute ci-dessus ? : elle nous explique ce qu’il se passe, ce qu’il va se passer, ce qu’il faut en penser, et nous dit : tout est bien qui finit bien. Il y a même un point d’exclamation final, joyeux. Je le vois presque tressautant.
Non, non, non.
La promesse d’une nouvelle, surtout lorsque écrivant on s’est fait ch… Enfin… on va dire : lorsqu’on a bien travaillé ses personnages, leurs enjeux, qu’on a voté un budget décors, paysages et effets spéciaux, qu’on a pratiqué (c’est un truc que je me suis aperçu chez Betty) « l’histoire immédiate » (en chopant au vol les tendances du moment pour parvenir à bien les intégrer)… eh bien la promesse d’une nouvelle c’est de continuer jusqu’au bout à faire appel à l’intelligence et l’imagination du lecteur.
Avec une chute pareille :
Bref, la chute actuelle ne va pas. Il faut finir sur le fait qu’elle prend ses cliques et ses claques, laisse à son déprimant déprimé un message symbolique ou je ne sais quoi, ouvre la porte et file avec son chien respirer et vivre. Et on en dit pas plus. Il y a des images très belles dans tout le texte, et là ça finit sur cut – noir – texte : c’est fini et ça va mieux. Mais non : si je veux porter le lecteur, faire entendre mon argument, je le transporte. L’image choisie, la porte qui s’ouvre est très bien. La chute devrait être comme ça. Là, pour moi avec la chute actuelle la porte est refermée : elle est sortie avec son chien, et l’a refermée devant moi, au lieu de la laisser ouverte pour m’inciter à la suivre.
Betty ne sera pas punie cette fois-ci encore pour grave infraction à la chute, mais c’est vraiment passé à ça.
Je suis hyper-emmerdée par ta critique. Non que je la réfute, mais je ne « sens » pas ce qu’il faudrait faire au moment où j’écris mon texte. Je lis bien ce que tu me dis à propos de ma chute, c’est ok, tu as raison, mais tu m’avais déjà laissé entendre dans un mail que ma chute n’allait pas. Du coup je l’ai lue et relue et je n’ai pas vu ce qui clochait. Et même maintenant que je le sais, je ne pense pas que ça changera quelque chose dans mes textes à venir, sauf que je vais me dire « bon sang elle va ou elle ne va pas ma chute ? »
De même, tu dis qu’il faut lire à haute voix. Certes, non seulement je suis d’accord, mais je le fais toujours, et pas qu’une fois. Même problème, je ne vois pas, ou plutôt n’entends pas ce qui ne va pas dans la phrase que tu pointes : « Ça avait déjà été évoqué, mais maintenant on ne parlait plus que de ça. » Sincèrement, qu’est-ce qui cloche dans cette phrase ? Tu vois, le problème est peut-être plus grave que tu ne le penses.
Je jure que j’accepte qu’on me reprenne, ce n’est pas du tout de la rébellion, je ne demande qu’à faire mieux, mais je pense que me corriger va être sacrément problématique. Comment faire ?
Pour la chute, peut-être si tu as le temps quand tu écris c’est de laisser reposer et de regarder si elle te convient toujours. La question a te poser sinon c’est est-ce que je ne pourrai pas finir une scène, une image, plutôt qu’un résumé explicatif de ce qu’il savoir de la fin ? La réponse étant bien sûr, pas de résumé explicatif.
Pour parler clairement (mes remarques sont bienveillantes, hein. Ce n’est pas de l’agression et ne le prends pas mal) :« Ça avait déjà été évoqué, mais maintenant on ne parlait plus que de ça. » > cette phrase qui s’applique à n’importe quoi, je pourrais la mettre dans n’importe quel texte ouille y a une problématique du genre. C’est surtout relâché, et pauvre. C’est quoi « ça » ? (Deux fois en une même phrase… ).
Si je mets (par exemple et en restant dans le ton oral du texte) au lieu de : « Le 5 juillet 2021, les médias avaient annoncé que les animaux de compagnie pouvaient être contaminants. Ça avait déjà été évoqué, mais maintenant on ne parlait plus que de ça. »
Ceci (par exemple, hein) :
« Le 5 juillet 2021, les médias avaient annoncé que les animaux de compagnie pouvaient être contaminants. Ils nous avaient dits le premier jour de regarder notre chien d’un air suspicieux, mais dès jours les suivants, cela s’était emballé. Depuis, affolés, n’avaient de cesse de répéter que nous étions cernés par des masses de bestioles infectées. ».
Merci Francis d’avoir pris le temps d’expliquer.
Non, non je ne le prends pas mal, je sais que tu es bienveillant. Je pense que je vais conserver ces remarques et me les remettre en mémoire lorsque j’écrirai les récits suivants. Je pense avoir compris. De là à mettre en pratique… 🙂
Il y a une combine en écriture journalistiquie qui je sais pour l’avoir fait des centaines de fois avec mes étudiznts : c’est tu as fini ton article ? Vire ton premiuer paragraphe. Et ça marche à 99% du temps. Je pense (mais le % sera moindre) qu’en nouvelle le conseil serait en premier lieu de regarder si on ne peut pas virer la fin écrite, et s’arrêter plus haut. Ktou14 a raison.
Toujours cette belle écriture de Betty. C’est un plaisir de te lire. Les personnages sont bien campés, bien dans l’air du temps aussi et Météo est à la hauteur de son personnage.
J’aurais je crois arrêté le texte à … juste toi et moi, mais là, tout a été dit.
Et je signe avec toi : il n’est pas toujours évident, quand on se relit, de voir ce qui ne va pas. On est tellement dans ce qu’on écrit ! Et puis sinon, à quoi serviraient les ateliers, hein ?
Merci Ktou, ce que tu m’écris est très sympa. Pour le reste, il est évident que Francis a raison, et en revoyant la fin du texte, je suis d’accord avec toi, il suffisait de m’arrêter à « juste toi et moi ». Bon, tant pis, c’est trop tard ! 🙂
Roooh Betty, au tableau, il a dit le maître. Bon, je te rejoins pour t’avouer que j’ai craqué sur Météo, le nom est bien trouvé 😉 Mon frère est illustrateur et il a un chien fétiche que l’on retrouve régulièrement dans ses dessins. Eh bien, je l’imagine tout à fait comme lui ton Météo. Je vais retrouver et te l’envoyer.
Ceci dit, j’ai aimé ton texte, bien écrit. J’aurais bien débarrassé la planète du gars Thomas, môa.
Merci pour ce sauvetage de Météo 🙂
Merci Khea, j’attends le dessin du chien fétiche de ton frangin, je te dirai s’il ressemble à mon Météo tel que je l’ai imaginé.
Et oui, tu peux débarrasser la planète de Thomas, c’est une bonne idée.
🙂