Que justice soit rendue ! L’évêque Martin et le juge François étaient tous deux persuadés avoir obligation de faire respecter ce précepte. L’Église et l’État se succédèrent donc au fil du temps et nous nous autoriserons ici à faire traverser les siècles à nos deux personnages, leur carrière débutant au XIIe pour s’achever au XVIIe. Cela leur laissa largement le temps de sévir, en attendant que de nos jours surgissent des plaintes bien différentes, mais dont le ridicule n’a rien à envier aux procès extravagants qui occupèrent leurs longues, très longues vies.
Voici quelques affaires qui incombèrent à l’homme d’Église et à l’homme de loi. Aussi insensées nous semblent-elles aujourd’hui, elles ne révoltèrent (ni heureusement n’amusèrent) personne, leur cruauté tout autant que leur ridicule échappant aux contemporains des deux hommes qui mirent tout leur cœur à faire d’eux ce que le peuple en attendait.
En 1120 c’est l’évêque qui ouvre le bal. Ses ouailles se plaignent depuis longtemps des ravages que causent chenilles et mulots dans les récoltes. Que faire ? Il y en a tant et tant que les paysans démunis, ne parviennent pas à en venir à bout, et en désespoir de cause viennent s’en ouvrir à leur curé qui, tout aussi impuissant, pense bon d’en référer à l’évêque Martin. Celui-ci trouve rapidement une solution en prenant la décision d’excommunier les bestioles. L’histoire ne dit pas si elles en furent suffisamment chagrinées pour prendre leurs cliques et leurs claques.
En 1266, c’est au tour de la justice d’être pressentie, le juge François préside au procès fait à un porc après qu’il ait dévoré un enfant en bas âge. Trainé au tribunal, et déclaré coupable, le juge condamne l’animal à être brûlé vif dans la cour du maire de Fontenay-aux-Roses, ville dans laquelle se sont tenus les faits. Il assiste avec orgueil à l’exécution, et en repart fier de lui, justice est passée.
En 1314, s’ouvre un procès fait à un taureau, accusé d’avoir foncé sur un homme et de lui avoir asséné un coup de corne, le tuant sur le coup. Le juge François ne tergiverse pas et le condamne à la pendaison. Il faut bien varier les plaisirs !
En 1386, à Meulan, l’homme de loi se trouve une nouvelle fois en charge de juger un pourceau. Il s’agit d’une truie, qui a attaqué et blessé mortellement un enfant. Arrêtée et emprisonnée, elle côtoie durant quelques semaines d’autres criminels, humains ceux-là, dans l’attente de son procès. Le juge François préside les séances. Un avocat a, comme il se doit, été nommée pour défendre la truie, mais sans doute ne se montre-t-il pas suffisamment convainquant, car une condamnation à mort finit par tomber après neuf jours de plaidoiries acharnées. Cette fois l’exécution est soignée puisque la déclarée coupable est revêtue d’une veste, d’un haut-de-chausses, de chausses et de gants blancs avant d’être conduite à l’échafaud. Sur la place se presse une foule curieuse, des citadins, mais surtout des paysans qui ont amené leurs propres porcs afin que cette mise à mort leur serve d’exemple ! La truie est suppliciée et pendue par les jarrets, puis laissée dans cette position jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ses restes sont entassés sur un bûcher auquel est mis le feu. Notre juge peut dormir tranquille, il a fait son devoir, et les congénères porcins ayant assisté à la torture ont certainement compris qu’il leur faudrait désormais se tenir coi !
Au XVe siècle, un procès s’ouvre en Suisse dans la ville de Lausanne. Il est dirigé cette fois contre des sangsues accusées d’envahir le lac Léman, et de provoquer la mort de nombreux poissons. C’est au tour de l’Église de donner ses instructions. Elles consistent à avertir les accusées qu’elles doivent se retirer des lieux qu’elles ont envahis sous peine d’être excommuniées. Cependant leur défenseur intervient arguant du fait que Dieu en créant la terre à permis qu’elle puisse nourrir aussi bien les hommes que les animaux, et que dans le doute, il serait souhaitable de recourir à la miséricorde du Créateur. Les sangsues sont finalement laissées tranquilles, mais des sauterelles et des chenilles n’auront pas cette chance au siècle suivant et une sentence d’excommunication sera prononcée par notre scrupuleux évêque Martin.
En 1510 en la ville d’Autun, il y a plusieurs mois que les paysans se plaignent de voir leurs cultures saccagées par des invasions de rats. Un procès s’impose ! Le juge François qui décidément n’a pas son pareil pour traverser les siècles, se voit malheureusement obligé de repousser l’audience à la demande de l’avocat de la défense, Monsieur de Chasseneuz, arguant de l’absence de ses clients qui n’ont pas dû entendre la convocation, occupés qu’ils étaient à se nourrir en pleine nature. Monsieur le Juge ordonne donc d’aller prononcer l’assignation dans les champs afin qu’ils puissent en avoir connaissance. On prend le temps qu’il faut, puisque trois semaines durant, on leur lit et leur relit la sommation. Mais lors de la seconde audience, les rats ne sont toujours pas là. Monsieur le juge reporte à nouveau la session, la Défense ayant cette fois fait valoir que les fautifs n’ont pas eu le temps d’arriver au tribunal sur leurs petites pattes, et ce d’autant plus que sur le chemin qu’ils devaient suivre pour s’y rendre, des chats étaient en embuscade. Ces rats-là, ne seront donc pas jugés. Un échec pour Monsieur François !
À l’aube du XVIIe siècle, en 1596, c’est à nouveau au tour de l’évêque Martin de donner de la voix. Une troupe de dauphins vient d’envahir le port de Marseille et s’y est installée, commettant de nombreux dégâts disent les habitants (qui en bons Marseillais doivent exagérer comme chacun s’en doute). Le prélat se déplace et décide d’exorciser les mammifères marins, en leur donnant pour ordre de repartir vers les eaux profondes. On dit que les dauphins, sans doute effrayés par la terrible sanction, ne font ni une ni deux et quittent le port. Un point de plus pour notre évêque.
Parfois, c’est à d’autres sortes de créatures que se trouvent confrontés nos justiciers. Le diable ne se cache pas que dans les détails, il sait aussi prendre possession d’animaux, avec une préférence marquée pour les loups ou les chats noirs, bien qu’il ne dédaigne pas se glisser dans le corps de chevaux ou de coqs. On nomme ces créatures « lycanthropes », et elles font en règle générale l’objet de condamnations capitales. C’est ainsi que le juge François a l’occasion de condamner… un œuf à être brûlé en place publique avec le coq auquel on attribuait sa paternité, le motif invoqué étant celui de crime de sorcellerie.
Au XVIIIe siècle on n’entend plus parler de Messieurs François et Martin, ils ont fait leur temps, mais ce n’est pas pour cela que les animaux cessent d’être considérés comme de potentiels coupables, et châtiés comme tels.
Nous quittons la France pour les États-Unis avec, en 1916, l’histoire de Mary, qui fut pendue dans une petite ville du Tennessee. Mary n’est autre que l’éléphante vedette d’un cirque qui s’est installé dans la cité pour quelques jours. Un dresseur fraîchement embauché, et de toute évidence inexpérimenté, ne trouve pas mieux que de la frapper à plusieurs reprises avec une trique afin de la faire obéir selon ses vœux. Mary ne l’entend pas de cette (grande) oreille et l’envoie valser dans les airs. Comme il ne sait pas voler, il retombe sur la piste, trop atteint pour pouvoir se relever, Mary, en vilaine rancunière, n’hésite pas à poser sa monumentale patte sur la tête du dresseur, et à appuyer de tout son poids, la faisant éclater comme un melon trop mûr. Les spectateurs n’apprécient pas, et se mettent à crier « À mort, à mort !». Bien entendu, ils ne parlent pas du méchant dompteur, puisque cela est déjà fait, mais bien de l’éléphant meurtrier. Le directeur du cirque livre Mary à la foule en colère, suggérant qu’elle soit pendue. On l’amène à Erwin, ville distante de quelques kilomètres où se trouve une grue. Après plusieurs essais infructueux, la chaine ayant soulevé le pachyderme n’étant pas suffisamment solide pour supporter un tel poids, Mary finit par monter vers les cieux, mais pas comme elle l’aurait sans doute souhaité si on lui avait demandé son avis. Après une longue agonie, elle se décide à rendre l’âme devant une foule fascinée par l’événement.
Toujours aux États-Unis, un ours ayant volé du miel à un apiculteur est condamné à 3 500 dollars de dommages et intérêts. Comme il n’est pas riche, c’est le Service des parcs nationaux qui règle l’amende.
Pour finir revenons en France, et rejoignons notre XXIe siècle, sans doute plus raisonnable pensons-nous. Que nenni ! S’il n’y a plus désormais d’hommes d’Église pressentis pour excommunications ou exorcismes, ceux-ci étant passés de mode, les hommes de loi, continuent à être très demandés depuis que sont nées les guéguerres entre voisins, citadins et paysans ne voyant décidément pas le monde de la même façon.
Tout le monde aura entendu parler du combat judiciaire lié à la présence de grenouilles coassant avec trop d’enthousiasme dans la mare de Grignols, et dérangeant les fragiles oreilles des voisins citadins des époux Pécheras. Ce conflit dura plus de dix ans, et ses nombreux rebondissements firent les choux gras de la presse. Le couple Pécheras, se trouve à plusieurs reprises en situation ubuesque, condamné par la justice à remblayer le plan d’eau, mais ne pouvant le faire sans se mettre en tort (et risquer une forte amende) vis à vis de l’Association de défense de l’environnement, la mare, décidément très accueillante, ayant réussi à rassembler pas moins de quatre espèces protégée. Finalement, le verdict définitif vient de tomber au mois de mars 2021, condamnant les propriétaires du plan d’eau à reboucher la mare, et de ce fait, les batraciens à faire leur baluchon et à aller coasser sous d’autres cieux.
L’opposition entre ville et campagne a également été mise à l’affiche avec l’histoire du coq Maurice sur l’île d’Oléron qui chantait trop fort pour les citadins installés à côté, ou encore avec la plainte déposée en 2018 par des vacanciers contre le Maire de Beausset dans le Var, incapable de mettre un terme à la « cymbalisation » des cigales, et plus récemment contre les propriétaires du cheval Sésame, en Alsace, accusé de répandre d’insupportables odeurs de crottin.
Malheureusement la plupart des juges se montrent favorables aux plaignants, si on excepte le cas du coq Maurice, relaxé par la justice en 2019 et à présent autorisé à lancer ses cocoricos dès l’aube.
Même litige, conclusions différentes, pour le propriétaire du coq Coco, de Margny-Lès-compiègne dans l’Oise, condamné à verser des indemnités à sa voisine. Après avoir réglé l’amende, l’homme, épris de son volatile choisit de lui sauver la vie, en l’amenant « en centre-ville » pour éviter toute gêne à sa citadine de voisine, installée, elle, au milieu des champs !
Les nuisances de la campagne, qu’elles offensent l’ouïe ou l’odorat, semblent donc les plus à même de mobiliser des plaignants. Mais en 2019, un député a eu l’idée d’inscrire au patrimoine rural les bruits de la campagne. Le Sénat a adopté cette loi le 21 janvier de cette année. Mais le tumulte urbain n’est pas protégé lui ! À quand la plainte d’un paysan malicieux contre le maire d’une métropole pour la nuisance sonore causée par les bruits de la ville ?
Illustration fournie par Betty
Bonsoir Betty 🙂
Waouh. Une petite claque, quand même. Certes, je suis beaucoup plus empathique avec les animaux que les humains, donc ça a été un supplice de lire ta si belle prose dans ce récit aussi absurde que cruel. Mon passage préféré était la revanche, chèrement payée ensuite, de l’éléphante !
Merci Slava, et tu le croiras ou non, mais je suis moi aussi plus sensible à ce qui arrive aux animaux qu’aux humains. C’est peut-être d’ailleurs pour ça que j’ai choisi ce thème, mais j’ai souffert pour l’écrire, rebutée que j’étais par ces terribles jugements. Mis à part peut-être les excommunications ou exorcismes, plus drôles que méchants ! En tout cas, je partage ton avis sur la revanche de l’éléphante !
Qui sont les animaux dans ce texte ? On pourrait se poser la question… Ayant entamé (il y a fort longtemps) des études de droit non poursuivies, j’avais eu l’occasion de lire quelques-uns de ces récits de jugements ou d’ordalies complètement absurdes.
J’ai été un peu désarçonnée par ton texte au début (parce que je m’attendais à une nouvelle sans doute), mais le résultat est là : fort et fort aberrant !
Et quand on voit qu’il faut encore légiférer sur la question en 2021, je me dis que l’Absurdie a encore de beaux jours devant elle !
Malheureusement oui, de forts beaux jours. Encore que, l’inscription au patrimoine rural de ces fameux « bruits » de la campagne me paraît propre à calmer les ardeurs de citadins épris d’une nature silencieuse qui n’existe que dans leur imagination. Je le sais, j’y vis, à la campagne, et j’adore ces bruits, grenouilles et coqs compris !
Bel ensemble d’évènements et de jugements. On s’interroge sur la véracité ou la belle inventivité des faits présentés , mais on se laisse porter par ces récits proches de La Fontaine.
Ça me semble on ne peut plus vrai. Franchement, lorsque je me suis penchée sur ces cas, j’ai épuré, parce qu’il y en avait à foison. L’histoire de la truie allant au supplice vêtue de chausses et de tout le bazar est sans doute la plus connue, mais il y a des tas d’animaux qui ont ainsi été jugés et condamnés.
Les bras m’en sont tombés. Voilà une belle compilation de l’absurdité. A faire perdre la foi en l’homme. J’ai suivi la saga des grenouilles et des coqs Maurice et Coco en me demandant s’il ne faudrait pas parfois condamner les magistrats à de lourdes peines quand ils rendent des jugements ineptes. Quand on lit on texte, on se dit que l’absurdie est dans l’ADN humain et qu’elle a sans doute encore de beaux jours devant elle.
J’adhère à ta proposition de condamnation des magistrats quand ils rendent ce genre de verdict, ce que je n’ai jamais compris tellement il semble évident que les citadins qui s’installent après-coup dans un endroit où existent déjà bruits et odeurs, ne devraient avoir que le droit de se taire. Bizarre la nature humaine !
Une belle collection témoignant de la bêtise humaine… Le fait que ce ne soit pas une nouvelle n’est pas un problème. Il y va toujours de l’écriture, et une chronique façon magazine ou billet radio joliment troussée (énergique même) est vraiment bienvenue. Je regrette peut-être un tout petit peu que les personnages de Martin et de François (car c’est une très belle idée de fil rouge : des fous de Justice qui traverseraient les siècles) n’aient pas été plus utilisés, exploités, exagérés pour les monter, comme des archétypes d’hier, d’aujourd’hui et de demain (un auteur comme Antoine Bello par exemple en aurait fait comme une confrérie ésotérique et secrète traversant les siècles), en renforçant ce fil, tout en restant dans le style enlevé actuel de la chronique. Et en chute on aurait pu voir roder l’un d’eux aux abords de Margny-Lès-compiègne. Bon : suggestion, hein.
Je connaissais il me semble toutes ces affaires pour en avoir lues, entendu parler dans des podcast de France Culture et avoir eu de mémoire même une étudiante en communication qui avait fait un exposé dessus dans le cadre d’un travail plus vaste sur comment comment sensibiliser à la souffrance animale. De mémoire toujours (à vérifier), il me semble que le jugement des animaux n’était pas que l’expression de la bêtise humaine qui est déjà bien immense, cela avait souvent eu aussi quelques fois un usage cathartique calculé sur la foule, ou permettait je ne sais plus quels concepts religieux d’être raccords entre eux (les animaux n’avaient-ils pas une âme avant ? Ou considérés comme égaux à l’homme car créatures de Dieu ? Ce genre de chose ?). La chronique est un genre où on peut glisser de la fiction pour mettre en exergue un propos, emmener le lecteur (auditeur) en filant une métaphore ou en l’entraînant via le fictif sur les faits réels (il existe même comme vous le savez une écriture de docu-fiction). Et donc si à l’avenir comme Betty vous voulez écrire sous autre forme que la nouvelle, pas de souci pour moi (même si je préfère une nouvelle de fiction), ce sera bienvenu. Et bien sûr, cochon qui s’en dédit.
Oui, je suis assez d’accord avec tes réflexions. J’ai voulu exploiter les personnages de l’évêque et du juge au fil des siècles, mais ils n’étaient évidemment pas sur les mêmes affaires l’un et l’autre, du coup je me suis contentée de leur faire traverser le temps mais sans les faire agir et surtout sans leur donner suffisamment de poids. Ça aurait été une riche idée. Et en effet, je regrette de n’avoir pas pensé à les faire ressusciter pour mettre leur grain de sel dans les affaires qui nous occupent aujourd’hui.
Autre chose : tu as raison, les questions existentielles sur le statut spirituel des animaux a été au coeur des décisions prises. Et tout le monde bien entendu n’était pas d’accord. Je l’avais bien perçu en prenant connaissance de tous ces cas que j’ai du trier pour choisir ceux que j’allais traiter. Ma chronique est relativement longue, et je ne pouvais pas me payer le luxe de parler du débat qui a agité les esprits au fil des siècles sur la définition de ce qu’était exactement un animal. C’est là que j’aurais du faire un autre choix, limiter le nombre de jugements traités, pour pouvoir écrire sur ce thème. Ou, comme tu l’as suggéré en accusant réception de mon texte, écrire une nouvelle à partir d’un seul de ces procès. Cela m’aurait permis de le traiter à fond. Je le regrette d’autant plus que tout ce qui touche aux animaux me passionne, et notamment la façon dont ils ont été perçus au fil du temps. Bref, autant des fois je me dis que j’ai fait ce que j’ai pu et que tant pis si ce n’était pas au top, autant là, je regrette de n’avoir pas pensé à traiter le sujet autrement. Le point positif c’est que j’ai appris plein de choses, c’est déjà ça 😀 !
Eh bien tu as raison de nous rappeler tout cela. Si j’ai bien entendu parler de ces pauvres grenouilles, j’étais bien moins au courant… et pour cause… de ce qu’il se passait jadis dans nos bourgs ici et ailleurs. Les animaux font parti de notre monde. Jolie chronique comme dit Francis.
A vrai dire j’ai appris moi aussi en faisant mes recherches pour traiter ce sujet. C’est assez édifiant en effet !
Merci de ton passage 🙂