Elles se lèvent le matin, préparent le petit-déjeuner, portent la cuillère à la bouche, lavent les dents et le corps, tiennent le sèche-cheveux puis la brosse, enfilent un pull. Elles tournent la clé dans la serrure, conduisent la voiture, tapent à l’ordinateur, serrent d’autres mains, rangent des papiers, écrivent puis font la cuisine quand, le soir, il rentre chez lui, ce jeune ingénieur.
Elles se sont glissées sur l’accoudoir d’un cinéma, fébriles, espérant toucher enfin cette autre main si belle. Plus tard, elles l’ont serrée, bien fort pour ne pas la perdre, chaudement l’hiver et délicatement l’été. Elles ont essayé à leurs petits doigts de multiples bagues pour choisir celle à la hauteur de la main-belle. Elles ont tenu l’heureuse élue quand il tremblait d’émotions d’offrir sa plus grande preuve d’amour, ce jeune fiancé.
Elles étaient moites quand elles ont touché pour la première fois la petite Hannah, déjà si belle, si douce. Elles ont brossé d’autres cheveux que les siens, ont appris à changer des couches, à porter des cuillères dans d’autres bouches, à tâtonner dans le noir quand il était réveillé par des pleurs. Elles se sont mises à raser sa barbe pour mieux câliner et l’ont aidé à dissimuler sa bouche quand il baillait, ce jeune papa travailleur.
Elles se sont faites mouchoirs pour essuyer les larmes de sa belle qui s’inquiétait. Elles ont enfoncé leurs ongles dans leurs paumes pour ne pas taper du poing sur des bureaux de pédopsychiatres accusateurs, de médecins au serment d’Hypocrite. Elles ont chiffonné des papiers sur lesquels était écrit « Trouble Envahissant du Développement trouvant son origine dans une piètre qualité de la relation précoce parents-enfant ». Elles se sont cognées quand il trouvait que la vie était trop dure, ce jeune papa en colère.
Elles ont passé des appels téléphoniques, parcouru les sites médicaux, ont appelé au secours sur des forums, ont croisé leurs doigts. Elles ont été apaisantes et rassurantes quand il tenait la main-belle dans de nombreuses salles d’attente, toujours trop impersonnelles. Elles se sont mises à tapoter, à se tordre, à se triturer, se sont senties impuissantes et inutiles quand ils attendaient les résultats des examens génétiques. Et elles ont continué à bercer la petite Hannah quand il a dû arrêter de travailler, ce jeune papa soucieux.
Elles ont essayé d’imiter celles de sa fille qui, sans cesse, s’agitent, tournent et retournent, se tapent, tournicotent, se frottent l’une à l’autre, sans repos. C’est cette image qui dansait dans ses yeux embués quand il a ouvert son courrier, ce jour-là. Ces mains qui ne serviront pas à porter une cuillère à une bouche, à tenir un crayon, à laver un corps ; ces mains qui ne tiendront jamais la main d’un garçon car elles sont trop occupées à tournoyer en vain. Ces mains devenues calleuses à force d’être manipulées par leur jumelle. Elles se sont transformées en volets pour cacher ses yeux rouges quand sa femme se réveillait et qu’il la consolait, ce jeune papa d’une fille Rett.
Elles se lèvent le matin, préparent le petit-déjeuner, portent la cuillère à la bouche, tiennent la brosse à dents, coiffent des cheveux en bataille, enfilent un pull. Elles tournent la clé dans la serrure, conduisent la voiture qui les amène dans de nouvelles salles d’attente, davantage chaleureuses, davantage choisies. Elles serrent d’autres mains, sortent la carte vitale, applaudissent les progrès de la petite Hannah, la rattrapent quand elle trébuche. Puis, elles changent des couches, lavent un petit corps, caressent et se reposent enfin, quand il a terminé sa journée, ce jeune papa au foyer.
Elles sont devenues rugueuses, ces mains d’ex-ingénieur qui retapent maintenant des maisons pour prendre soin de sa fille et de ses mains qui tournoient. Elles se sont réfugiées dans d’autres mains quand elles étaient déboussolées ; elles se sont endurcies. Elles ont accompagné la main-belle et, ensemble, elles en ont soutenu d’autres, les ont guidées doigt à doigt. Elles se sont surprises à se joindre en des prières muettes pour que la petite Hannah prononce enfin un mot et continue à pouvoir marcher, à rire. Pour qu’à quatre mains, ils gardent la force de veiller sur ses deux mains calleuses.
Par Ariane
Ariane nous conte, en quelques paragraphes, quasiment toute une vie d’homme. Des prémices de la séduction, jusqu’aux décisions que l’on prend quand on est le papa d’un enfant handicapé. Faire passer tous ces chamboulements, toutes ces émotions fortes, par le prisme des mains, permet d’éviter tout pathos, et de rendre même le texte léger et poétique par instant (l’image des mains qui tournoient, pour la petite fille, est très belle je trouve, et elle dit ce qu’il y a à dire sans que ce soit lourd. De même, j’aime la formule « main belle » pour désigner la femme). C’est un joli parcours, que nous conte Ariane, même si en filigrane on en devine la souffrance. Et finalement, le texte nous souffle, sans avoir besoin de le formuler vraiment, que les mains du père, qui agissent, prennent des décisions, souffrent et réconfortent, sont le reflet des mains de sa fille, qui ne pourront jamais faire tout ça. Ce décalage est mis en scène plutôt que d’être dit. Et c’est tout l’intérêt de l’écriture… !
Il me semble qu’il y a deux pistes possibles pour faire évoluer ce texte, probablement en sortant du cadre des 4500 caractères (sur ce format assez court, il me semble plutôt équilibré). D’abord, donner une vraie existence, dans le texte, à la « main belle », et faire basculer la narration sur un véritable trio. Ensuite, imaginer de donner corps au rêve d’une autre paire de mains (si l’on imagine que peut-être, ce couple désirait d’autres enfants), et le faire évoluer au fil des incertitudes et des découvertes concernant la petite fille handicapée (peut-être que lorsqu’elle était tout bébé, avant l’apparition du handicap, le papa était tellement émerveillé qu’il a eu envie très vite d’agrandir la famille, puis il s’est peut-être dit qu’ils ne le pourraient jamais quand on les a « traités » de parents dysfonctionnels, puis l’envie revient, etc…). Comme des mains fantômes, peut-être amenées à devenir réalité, qui berceraient de manière bienveillante le destin de cette famille malmenée, puis apaisée.
Merci Gaëlle pour ces pistes (tout à fait claires) !
J’avais essayé d’introduire davantage la main-belle dans la narration mais je trouvais ça un peu lourd, « répétitif » avec celles du papa. L’idée d’un autre enfant me plait bien. Je pensais peut-être à un enfant plus grand, avec les questionnements que ça entrainerait, sa vision…
A réfléchir, pour se changer un peu les idées, comme dit Pilly!…
Très émue par ton texte si délicat et plein de courage et d’espoir, ça fait du bien ! C’était difficile de pas tomber dans le pathos, tu t’en es joliment sortie. Pour ma part, j’aime bien l’idée également de la présence d’un grand frère ou d’une grande soeur. Cet enfant qui devait attendre aussi une petite soeur, qui s’en faisait une idée avec sa vision d’enfant et qui découvre le handicap et qui voit aussi les réactions de ses parents…beaucoup de pistes à suivre.
J’aime aussi beaucoup l’idée d’un enfant plus grand. Je pense que ça pourrait être très riche.
Merci beaucoup pour vos retours et encouragements!
Yapluka, alors ;-)!
Très beau texte, bravo. Certaines expressions sont vraiment bien trouvées, main-belle, serment d’Hypocrite…
Il y a juste un paragraphe qui m’embête un peu dans la lecture :
« Elles ont essayé d’imiter celles de sa fille qui, sans cesse, s’agitent, tournent et retournent, se tapent, tournicotent, se frottent l’une à l’autre, sans repos. C’est cette image qui dansait dans ses yeux embués quand il a ouvert son courrier, ce jour-là. Ces mains qui ne serviront pas à porter une cuillère à une bouche, à tenir un crayon, à laver un corps ; ces mains qui ne tiendront jamais la main d’un garçon car elles sont trop occupées à tournoyer en vain. Ces mains devenues calleuses à force d’être manipulées par leur jumelle. Elles se sont transformées en volets pour cacher ses yeux rouges quand sa femme se réveillait et qu’il la consolait, ce jeune papa d’une fille Rett. »
Tu mélanges les mains du père et les mains de la fille ici ? A qui appartiennent celles-ci « Ces mains devenues calleuses à force d’être manipulées par leur jumelle. » ? Et je n’ai pas compris leur jumelle. Qui est-ce ou quoi ?
Ce que j’en ai compris, moi, c’est que cette partie du texte parle des mains de la petite fille (ce qu’elles font: tournoyer, s’agiter, etc… et ce qu’elles ne feront pas, parce que la fillette est trop handicapée). Et « leur jumelle », j’ai compris qu’il s’agit d’une main de la fillette par rapport à son autre main.
Peut-être que j’ai mal compris, Ariane si tu repasses par là… 😉
J’ai compris comme Gaëlle. Ariane, reviens nous éclairer 🙂
un coup de coeur pour ce texte original et très poétique. J’aime beaucoup la tournure de la phrase de chaque fin de paragraphe…bravo
coup de coeur partagé… très envie de lire une suite….
Merci beaucoup pour vos retours, je suis très touchée :-)!
Je n’ai malheureusement pas eu le temps cette semaine de continuer mon texte, j’y arriverais peut-être ce w-e avec un peu de chance!
En effet, Nolwenn, je pensais aux mains de la fille qui tournoient, qui deviennent calleuses à force d’être manipulées par l’autre main et à ce qu’elles ne feront pas. Mais j’enchaine ensuite avec les mains du père (pour la dernière phrase) et je me suis fait la remarque en écrivant ce passage qu’il n’était peut-être pas très clair! A réfléchir alors…
Merci beaucoup à vous tous :-)!
Alors alors, Ariane? 😉
Ça y est, j’ai fini ma deuxième mouture!! Je vous l’envoie mais je ne sais pas quoi en penser par rapport à la première version. Je me demande si ça ne fait pas trop long du coup et si je ne vais pas perdre le lecteur en route ;-). Bref, j’arrête de bavasser et vous envoie ça!
Elles se lèvent le matin, préparent le petit-déjeuner, portent la cuillère à la bouche, lavent les dents et le corps, tiennent le sèche-cheveux puis la brosse, enfilent un pull. Elles tournent la clé dans la serrure, conduisent la voiture, tapent à l’ordinateur, serrent d’autres mains, rangent des papiers, écrivent puis font la cuisine quand, le soir, il rentre chez lui, ce jeune ingénieur.
Elles se sont glissées sur l’accoudoir d’un cinéma, fébriles, espérant toucher enfin cette autre main si belle. Plus tard, elles l’ont serrée, bien fort pour ne pas la perdre, chaudement l’hiver et délicatement l’été. Elles ont essayé à leurs petits doigts de multiples bagues pour choisir celle à la hauteur de la main-belle. Elles ont tenu l’heureuse élue quand il tremblait d’émotions d’offrir sa plus grande preuve d’amour, ce jeune fiancé.
Elles ont porté le corps d’une petite demoiselle toute douce, ont brossé d’autres cheveux que les siens, ont appris à changer des couches, à porter des cuillères dans d’autres bouches. Elles se sont mises à raser sa barbe pour mieux câliner. Elles ont tenu celles de sa fille le jour de son entrée à l’école, ont signé des autorisations de sortie scolaire et cuisiné des gâteaux au chocolat à chaque anniversaire. Elles ont emballé le livre « attendre un petit frère ou une petite sœur » et, le jour de Noël, elles ont aidé des mains pas encore très adroites à déchirer le paquet. Elles ont pris une photo quand la future grande sœur a dessiné un cœur sur le ventre de la main-belle. Il a ri en voyant la main-belle essuyer une larme puis il a caché ses propres yeux humides, ce jeune papa.
Elles étaient moites quand elles ont touché pour la première fois la petite Hannah, déjà si belle, si délicate. Elles ont ressorti des affaires du placard, ont racheté des paquets de couches, se sont émerveillées à nouveau des orteils minuscules d’un nouveau-né. Elles ont appris à la bercer pour l’apaiser, cette petite fille déjà si différente de sa grande sœur. Elles se sont mises à tâtonner dans le noir quand il était réveillé par des pleurs et elles l’ont aidé à dissimuler sa bouche quand il baillait, ce jeune papa travailleur.
Elles se sont faites mouchoirs pour essuyer les larmes de sa belle qui s’inquiétait. Elles ont enfoncé leurs ongles dans leurs paumes pour ne pas taper du poing sur des bureaux de pédopsychiatres accusateurs, de médecins au serment d’Hypocrite. Elles ont chiffonné des papiers sur lesquels était écrit « Trouble Envahissant du Développement trouvant son origine dans une piètre qualité de la relation précoce parents-enfant ». Elles se sont cognées quand il trouvait que la vie était trop dure, ce jeune papa en colère.
Elles ont passé des appels téléphoniques, parcouru les sites médicaux, ont appelé au secours sur des forums, ont croisé leurs doigts. Elles ont été apaisantes et rassurantes quand il tenait la main-belle dans de nombreuses salles d’attente, toujours trop impersonnelles. Elles se sont mises à tapoter, à se tordre, à se triturer, se sont senties impuissantes et inutiles quand ils attendaient les résultats des examens génétiques. Et elles ont continué à bercer la petite Hannah quand il a dû arrêter de travailler, ce jeune papa soucieux.
Elles ont essayé d’imiter celles de sa cadette qui, sans cesse, s’agitent, tournent et retournent, se tapent, tournicotent, se frottent l’une à l’autre, sans repos. Ces mains qui ne serviront pas à porter une cuillère à une bouche, à tenir un crayon, à laver un corps ; ces mains qui ne tiendront jamais la main d’un garçon car elles sont trop occupées à tournoyer en vain. Ces mains devenues calleuses à force d’être manipulées par leur jumelle. C’est cette image qui dansait dans ses yeux embués quand il a ouvert son courrier, ce jour-là, ce jeune papa d’une fille Rett.
Elles se sont transformées en volets pour cacher ses yeux rouges quand sa femme se réveillait et qu’il la consolait. Elles ont parcouru des livres de psychologie pour savoir comment expliquer l’inexplicable à un enfant, pour trouver quoi répondre à une petite fille qui grandit trop vite, une petite fille qui grandit en voyant que sa sœur ne grandit pas. Elles se sont jointes à la main-belle pour tenter d’insuffler du rêve et de la magie à une demoiselle de cinq ans qui ne devrait pas se demander si ce garçon en fauteuil roulant a une maladie génétique, lui aussi. Alors, elles ont construit des balançoires, tourné les pages des livres de contes, accroché un hamac, organisé des chasses au trésor. Et quand les yeux de ses filles se remplissent d’étoiles, ses yeux à lui s’illuminent, ce papa de deux petites filles.
Elles se lèvent le matin, préparent le petit-déjeuner, portent la cuillère à la bouche, tiennent la brosse à dents, coiffent des cheveux en bataille, enfilent un pull. Elles tournent la clé dans la serrure, déposent l’aînée à l’école, conduisent la voiture qui les amène dans de nouvelles salles d’attente, davantage chaleureuses, davantage choisies. Elles serrent d’autres mains, sortent la carte vitale, applaudissent les progrès de la petite Hannah, la rattrapent quand elle trébuche. Puis, elles changent des couches, lavent un petit corps, caressent et se reposent enfin, quand il a terminé sa journée, ce papa au foyer.
Elles sont devenues rugueuses, ces mains d’ex-ingénieur qui retapent maintenant des maisons pour prendre soin de sa fille et de ses mains qui tournoient, pour continuer à faire rêver une petite fille bien trop mature. Elles se sont réfugiées dans d’autres mains quand elles étaient déboussolées ; elles se sont endurcies. Elles ont accompagné la main-belle et, ensemble, elles en ont soutenu d’autres, les ont guidées doigt à doigt. Elles se sont surprises à se joindre en des prières muettes pour que la petite Hannah prononce enfin un mot et continue à pouvoir marcher, à rire. Pour que plusieurs paires de mains gardent la force de veiller sur deux petites mains calleuses.
Oh non, Ariane, je ne trouve pas que tu perdes ton lecteur. Enfin en tout cas, moi, j’ai pas été perdue, et je trouve ta deuxième version encore plus riche et plus belle. Merci!
C’est très beau !!! Il y a de très jolies expressions et le texte semble ici malgré tout plus joyeux grâce à la présence de la grande soeur ! J’aime encore plus cette version ! Bravo !