A l’invention de la langue française, les mots étaient concrets. On pouvait dire « citron », « vie » et « pluie » mais on ne savait pas dire qu’il pleuvait des cordes ou que la vie avait un goût amer. On ne connaissait pas d’expression imagée, il n’existait aucun mot superflu, pas un seul synonyme. Le vocabulaire était concis, simple, efficace et, il faut le reconnaitre, nettement plus pratique que les gestes et grognements d’avant. Les scientifiques plébiscitaient le pragmatisme de cette langue opératoire. Une idée = un mot et vice-versa. La pensée était binaire, pas de malentendu possible, pas de nuance non plus. L’économie française était alors des plus florissantes, les transactions se faisaient sans accroc, le commerce était à son apogée.
Cependant, les francophones furent très vite réputés pour leur morosité. On les décrivait déjà comme des gens se plaignant sans cesse. Un automne particulièrement pluvieux fut à l’origine de nombre de dépressions et, les antidépresseurs et psychiatres n’existant pas en ces temps-là, de suicides. Il fallait sans cesse trouver des commerciaux remplaçants et les affaires en pâtissaient. Le gouvernement pris une mesure d’urgence et convoqua une commission exceptionnelle. Celle-ci avait pour objectif de réformer la langue française afin d’apporter du bien-être à la population. Une mesure peu couteuse dont on espérait des résultats rapides.
Il fut choisi pour cette mission de la plus haute importance trois personnes rêveuses et décalées. Il y avait Robert, un poète qui désespérait du manque d’originalité de sa langue et utilisait depuis longtemps des néologismes. La deuxième était une femme à la chevelure magnifique, rousse et bouclée, connue pour ses frasques extravagantes. Et parce que le commerce était l’objectif final, un commercial, féru d’achats en tout genre, présidait la commission.
Robert, la Rousse et Achète commencèrent par inventer des mots rigolos, comme topinambour ou baragouiner. Ensuite, ils inventèrent des mots poétiques, juste pour leur beauté et leur douceur : mélancolie, clapotis. Et ils virent des sourires se dessiner sur les visages du panel de compatriotes, venus tester la nouvelle langue. Mais il leur manquait encore des rires et des étincelles. Ils en conclurent qu’il fallait changer les choses plus profondément, modifier leur façon de penser.
Pour ce faire, ils prirent la décision de créer des expressions imagées, convaincus que cela transformerait profondément les Français et changerait leur vision du monde. Ils travaillèrent d’arrache-pied, désirant plus que tout combattre les idées noires des Français et contrer la vague de dépressions. Les dictionnaires se remplissaient à vue d’œil. La fièvre acheteuse du président était repartie de plus belle, il se frottait les mains en pensant à toutes les nouvelles transactions qui allaient voir le jour. Il se voyait déjà vendre des mugs en pagaille, sur lesquels il écrirait : « ne ramène pas ta fraise », « prends-moi pour une quiche » ou « lâche-moi la grappe ». Robert, quant à lui, était enchanté par leurs inventions et ne quittait plus le petit nuage sur lequel il s’était installé. Régulièrement, il proposait à des jeunes femmes séduisantes d’aller boire un verre. Malheureusement pour lui, elles ne comprenaient pas encore pourquoi il était rouge comme une tomate et lui répondaient qu’elles n’avaient pas soif. Il y en eut même une qui lui expliqua qu’elle buvait seulement du lait-fraise et jamais de verre car cela faisait mal aux dents !
Le jour où ils présentèrent leurs dictionnaires au gouvernement, ils étaient fiers comme des coqs, persuadés de l’accueil chaleureux qu’on allait leur réserver. Ils ne s’attendaient pas à la volée de bois verts qu’ils reçurent, le gouvernement arguant que leurs mots et expressions allaient provoquer des malentendus à la pelle et compromettre toute l’économie française. Mais cela était trop tard, après l’approbation du panel, les dictionnaires avaient été envoyés aux 4 coins de la France !
Comme vous le savez, les Français n’ont pas arrêté de se plaindre pour autant et leur économie a pris un sacré coup. Cependant, notez qu’ils sont devenus joyeux et inventifs… même s’ils se mettent souvent la rate au court-bouillon !
Par Ariane
Ariane nous convie ce mois-ci à un texte humoristique et malin, qui jongle avec la langue d’une manière habile et gourmande. Sous des airs de « petit texte sympa et anecdotique », il y a au fond plein de choses dans ce texte. On sent l’espièglerie de l’auteur, et qu’elle s’est au fond bien amusée à écrire… et c’est plutôt contagieux. J’avoue avoir éclaté de rire en lisant « Robert, La Rousse et Achète » (ma fille m’a demandé pourquoi je riais… !). Par ailleurs, ce texte tient aussi de la fable, façon La Fontaine. Il y a un côté fortement métaphorique, mise en perspective/critique gentille des petits travers de la société (ici, la société Française). Enfin, il y a un côté « conte », Génèse, avec cette idée du « à l’origine de » (ici, de la langue française). De toutes ces choses, Ariane fait un mélange subtil, et nous donne à lire un texte fluide, au style plutôt vif, et c’est un plaisir.
Il y a cependant, Ariane, une chose qui m’a déçue dans ce texte malin comme tout, c’est sa fin. Tes 3 dernières lignes, que j’ai trouvées pour le coup trop explicatives et trop démonstratives par rapport à la tonalité générale plus « suggérée » de ton texte. Et ça pourrait sembler de l’ordre du détail, mais pas tant que ça à mon sens : il n’est pas simple à finir ton texte, parce qu’il est tout en sous-entendus et en implicite, même s’il est parfaitement clair. En gros : on avait déjà compris ce que disent ces 3 lignes, et du coup le surligner n’est pas nécessaire. Pour autant, il faut bien finir ce texte et boucler cette boucle. A titre perso, j’aime bien qu’il se termine sur une expression imagée, puisque c’est en quelque sorte la clé de l’intrigue que tu as choisie. J’aime bien aussi qu’il ouvre le champ du « jusqu’à aujourd’hui », puisque comme ça on part des origines de la langue pour arriver à maintenant. Mais je crois qu’il faut que tu trouves une façon plus « subtile » de le conclure (et je te sais capable de nous mijoter ça… !)
Je rebondis sur ce que tu disais Gaëlle, je me suis amusée à le penser en tout cas. L’écrire aussi mais j’ai été surprise de la difficulté à ne pas utiliser du tout d’expressions dans la première partie du texte, je n’aurais pas cru que cela le serait autant ! Ca m’a été difficile d’écrire « suicides » et non « mettent fin à leur jour » par ex
Mais quelle idée originale servie par un super style, j’adore
ah j’adore la première phrase – et le reste du texte aussi-!!! Peut-être que ça pourrait finir comme une fable, par la moralité (mais pas forcément celle qu’on attend, une un peu absurde pourquoi pas…).
Quelle super idée ton texte sur la langue française, les mots, etc… Je suis épatée par les idées très différentes de chaque texte de l’atelier, alors que l’on part toute de la même consigne.
Moi aussi je suis chaque fois épatée de cette variété, qui ne se démentit absolument jamais. C’est marrant comme à la fois, il y a toujours des « similitudes » entre certains textes, et toujours aussi des textes différents les uns des autres. Je crois que c’est pour ça qu’on ne se lasse jamais d’animer des ateliers d’écriture, c’est que ça marche toujours, ce foisonnement 🙂 .
Ariane tu réussis toujours à se démarquer par une originalité de ton, de sujet
Merci!! Schiele, ma fan n°1 ;-)!
Je planche pour une autre fin mais pas encore eu le déclic pour l’instant!
Ariane, j’aime les mots comme toi et ton texte m’a beaucoup plu. Je me suis surprise à avoir un sourire tout le long et j’ai même entendu un éclat de rire!
Je suis d’accord avec Gaëlle pour la fin. Le texte nous a emmené tellement haut que la descente a été un peu rude avec les trois lignes de la fin.
Mais, « chapeau » pour l’envolée, je suis fan.
T’as toujours un style léger et humouristique que j’aime particulièrement !
Ta façon de jouer avec les mots toujours pertinentes, bref, encore une fois j’ai aimé ton texte !
Il reste profond dans toute sa légèreté 🙂
Sans être originale, je rejoins les autres commentaires sur la fin qui laisse justement sur sa faim 🙂
Bon, j’ai attendu en vain l’inspiration mais cette fin me reste décidément en travers de la gorge (comme dirait Groux ;-)). Du coup, je me suis inspirée de l’idée de morale d’Ann (merci!) mais je ne suis pas convaincue du tout, je trouve ça creux. Bon, j’envoie :
Le jour où ils présentèrent leurs dictionnaires au gouvernement, ils étaient fiers comme des coqs, persuadés de l’accueil chaleureux qu’on allait leur réserver. Ils ne s’attendaient pas à la volée de bois verts qu’ils reçurent ! Le gouvernement argua que leurs mots et expressions allaient provoquer des malentendus à la pelle et compromettre toute l’économie française. Mais cela était trop tard : après approbation du panel, les dictionnaires avaient été envoyés aux quatre coins de la France !
Depuis ce jour, les politiciens n’écoutent plus les érudits… et les économistes se mettent la rate au court-bouillon !
C’est déjà nettement mieux, Ariane, et plus dans le ton de ton texte. Effectivement, je pense que ça reste un peu « gentillet » comme fin par rapport à la tonalité assez virevoltante et plus « maline » de ton texte, mais c’est déjà nettement mieux… Tu verras avec le temps si quelque chose de plus « pétillant » te vient. 😉