C’était une de ces journées de printemps avant l’heure, une journée qui envoie des paillettes au cœur et donne envie de faire des cabrioles. Le soleil était d’une douceur incroyable et le monde s’éveillait après une longue hibernation. Eblouissement des rétines, étincelles dans les iris. Une journée comme je les adorais et qui figeait habituellement mes zygomatiques jusqu’à la tombée de la nuit. Mais cette fois-ci, elle ne fit que pointer le douloureux écart : mon cœur lourd et noir grondait, réclamant toute l’attention possible. Mes mouvements étaient plombés et toute mon énergie était aspirée dans une lutte sans fin contre la gravité. Je réalisais que les meurtrissures répétées avaient causé des séquelles insoupçonnées, que je n’arrivais plus à combler les sillons creusés par mes larmes. Comme une jeune fille devenue femme trop tôt, j’avais perdu mon innocence. Mes sourires me paraissaient appartenir au registre du souvenir. Il ne me restait plus qu’à inscrire en légende dans mes albums de photos : « Moi, souriante, 1998 ». Entre deux piques de haine qui affolaient mon pouls, je regardais les personnes autour de moi, paillettes, cabrioles et zygomatiques. Etouffée par la jalousie, les insultes au bord des lèvres, je pris ma décision. Aucune raison qu’ils aient droit au bonheur, eux. A la passivité, j’allais préférer l’activité. Souriez, jeunes gens, demain, vous pleurerez.
J’ai établi plusieurs angles d’attaque que je respecte scrupuleusement depuis cette fameuse journée Zygomatiques. Il faut reconnaître que je fais preuve d’une efficacité redoutable, ma réussite est indéniable. J’excelle désormais dans la découverte des complexes dissimulés, je suis devenue une fine psychologue afin de trouver la faille narcissique de chacun et je fais preuve de la plus grande finesse pour choisir les mots les plus blessants.
L’avantage d’un CDI, c’est qu’on ne peut pas être licencié pour n’importe quelle raison. Visiblement, l’aigreur et la méchanceté ne sont pas des motifs suffisants. Mon plaisir quotidien est de voir la salle de pause se vider dès que j’en franchis le seuil. Je me délecte alors du silence en savourant les gourmandises oubliées par mes collègues.
Quand notre liberté commence là où s’arrête celle des autres, les possibilités sont immenses. Un appartement permet de s’y exercer en toute impunité. A moi les talons aiguilles, les objets régulièrement jetés par terre, les meubles raclés au sol pour mes exercices de musculation, la musique à toute heure. Quelle jubilation ensuite de contempler dans le hall d’immeuble les visages de mes voisins, de plus en plus exténués !
Mon environnement est devenu un fabuleux terrain de jeux et chaque jour, je me lance dans un nouveau projet, je teste une idée innovante : me délester de flatulences dans un ascenseur, téléphoner en plein milieu d’une scène romantique au cinéma, dissimuler des œufs en équilibre précaire dans les rayons d’un magasin, laisser ma voiture tourner pendant les pics de pollution, abandonner un sac suspect dans le métro, décorer une moquette avec d’élégants chewing-gums, fumer dans un service d’oncologie, doubler un aveugle dans une file d’attente, raconter d’une voix forte une histoire répugnante au milieu d’un restaurant bondé, tirer discrètement la sonnette d’alarme d’un train, la liste est infinie. Je suis à contre-courant et ma vision est unique. Ma vie est source de découvertes et de surprises quotidiennes, ma créativité sans cesse stimulée. Ma dernière invention ? L’envoi d’un SMS à un numéro inconnu pour l’informer que son conjoint est infidèle!
Tous les soirs, je consigne dans un carnet mes actions du jour et, selon un barème complexe, qui tient compte de la souffrance engendrée et du nombre de personnes concernées, j’établis un score. Les week-ends sont toujours particulièrement prolifiques. Les jours de disette, quand le score est inférieur à 50, je me réfugie sur Doctissimo, où je suis tour à tour, un médecin confirmant les pires angoisses des hypocondriaques ou une mère de famille parfaite, s’époumonant qu’on ne parvienne à cuisiner maison, bio, local, éthique, équilibré et varié et à pratiquer la communication non violente en toute situation.
Il n’y a pas de doute, depuis ce fameux jour, je suis toujours en train de m’étonner moi-même. C’est la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue.
Par Ariane
Ariane nous propose ici un texte qui expose la méchanceté gratuite comme ligne de conduite dans l’existence. Et forcément, comme on ne peut pas le faire nous-mêmes, du moins pas à ce point (on est trop bien élevés pour ça !), c’est assez jouissif à lire. C’est un texte mordant, dans le registre de l’humour noir, qui fonctionne très bien. Ariane déroule des exemples concrets de situations suffisamment universelles pour que forcément, à un moment, on se dise « ah oui, ça, j’aurais bien eu envie de le faire aussi, un jour ». Elle fait ainsi le va et vient entre la « globalité » du comportement de cette femme (postulat de base : elle est méchante) et le détail de ses actions (sa méchanceté se traduit comme ça dans tel ou tel contexte). Et bien évidemment, il n’y a pas de « rédemption », d’excuse ou de changement, et heureusement. Si cette femme avait des remords, on sortirait de l’ironie cinglante, et ça serait dommage. J’ai aimé pour ma part que le texte assume pleinement son côté « mauvais genre » !
Il y a dans ton texte deux temps précis, Ariane, et je pense que c’est volontaire : le début, plutôt « triste mélancolique » et puis le retournement « méchant » de la suite. Je trouve que ça serait chouette si dans ta partie « méchante », tu faisais référence à cette première partie, mais de façon décalée/totalement assumée. Elle pourrait trouver le soleil particulièrement beau quand elle a été particulièrement méchante, tu vois le genre ? S’émerveiller de la beauté des fleurs de son balcon quand elle a bien critiqué sur doctissimo, etc… Il me semble que tu renforcerais ton effet en insérant au fil de ton texte des émerveillements presque « gnan-gnan », par toutes petites touches, qui par effet de contraste mettraient encore davantage en exergue son antipathie assumée.
j’adore cette idée grinçante à souhait d’un texte sur la méchanceté assumée et revendiquée. Vraiment jouissif à lire, merci Ariane, j’ai bien ri.
bon comme d’hab Ariane, j’adore : l’originalité de l’histoire, son ton dynamique , acéré et drôle. J’aurais aimé qu’elle soit plus méchante encore 🙂
Merci pour vos avis!
Je n’ai pas réussi à reprendre mon texte selon ton conseil Gaëlle, j’ai du mal à voir comment ça pourrait prendre forme mais je me pencherai dessus ce we!
J’ai hésité à la rendre méchante de manière plus engagée aussi, du genre : « voter populiste, militer contre l’ivg / les droits des homosexuels, dire à un SDF qu’il ferait mieux d’aller bosser » etc mais je trouvais que le texte devenait moins drôle. J’aurais bien aimé trouver d’autres idées donc je suis preneuse des vôtres (pour la rendre encore plus méchante ou dans la même lignée) si vous en avez ;-)!
Une héroïne qu’on adore détester ! J’aime bien le côté ironique et cruel, mais j’ai eu envie de savoir ce qui avait provoqué cette attitude chez ton personnage 🙂 qu’est ce qui rend son coeur lourd et noir ? De quoi se protège-t-elle ? C’est la force de ton texte pour moi, un personnage détestable mais qui nous interpelle forcément !
Je me suis posé les mêmes questions que toi, Ary, sur les raisons qui ont amené ce personnage à être « si méchante » (on dirait une pub pour orangina Rouge 😀 ). Et en même temps, je crois que j’apprécie de ne pas le savoir, qu’il n’y ait pas de réelle justification, que sa méchanceté soit « gratuite ». ça donne vraiment un ton grinçant qu’on n’aurait moins s’il y avait un côté psychologique. Mais ça, ce sont des questions de point de vue, on pourrait tout à fait imaginer qu’il y ait une explication, effectivement!
Ariane, ce que je voulais dire, c’est que je pense qu’elle pourrait avoir des émerveillements presque naïfs en contre-point de sa méchanceté crasse (ramasser une pâquerette après avoir fait un croche pied à un petit gamin au parc, par exemple), pour décaler encore plus les choses… Mais c’est juste une idée, hein, tu avises 😉
assez d’accord sur le fait que ce n’est pas nécessaire de savoir pourquoi elle est devenue méchante, mais j’ai eu l’impression de 2 parties distinctes dans ton texteAriane, et il me manquait un peu de transition entre les 2, sans vraiment expliquer le pourquoi…je ne suis pas très claire…cela dit , je suis fan quand même
J’ai hésité à fournir une explication mais j’ai opté pour ne pas en mettre une (aussi parce que je ne trouvais aucune raison pouvant justifier sa méchanceté gratuite ;-)).
Merci pour ta réexplication Gaëlle , je comprends mieux et j’aime bien l’idée ! Par contre, je pense qu’il faut que je trouve d’autres idées de méchanceté pour garder le fil de l’histoire si je rajoute aussi des éléments « gnan gnan ».
J’ai eu la même impression en l’écrivant Schiele, je pense que tu as raison pour le manque de transition. Peut-être aussi un style d’écriture un peu différent entre les 2 passages aussi ? Je vais essayer de faire davantage de lien…
Bref, un peu de (chouette) boulot en perspective!
J’ai tardé mais un peu mais, avant le gong, voici une version remaniée pour qu’il y ait plus de liens entre les deux parties. En revanche, Gaëlle, je n’ai pas réussi à introduire le gnan-gnan, je n’ai pas réussi à le faire coller avec le personnage…
Le soleil était d’une douceur incroyable et le monde s’éveillait après une longue hibernation. C’était une journée de printemps avant l’heure, une journée qui envoie des paillettes au cœur et donne envie de faire des cabrioles. Eblouissement des rétines, étincelles dans les iris. Une journée comme je les adorais et qui figeait habituellement mes zygomatiques jusqu’à la tombée de la nuit. Mais cette fois-ci, elle ne fit que pointer le douloureux écart : mon cœur lourd et noir grondait, mes mouvements étaient plombés et toute mon énergie était aspirée dans une lutte sans fin contre la gravité. Je réalisais que les meurtrissures répétées avaient causé des séquelles insoupçonnées, que je n’arrivais plus à combler les sillons creusés par mes larmes. Mes sourires appartenaient désormais au registre du souvenir. Il ne me restait plus qu’à inscrire en légende dans mes albums de photos : « Moi, souriante, 1998 ». Entre deux piques de haine qui affolaient mon pouls, je regardais les personnes autour de moi, paillettes, cabrioles et zygomatiques.
Des collègues papotaient en fumant leurs cigarettes, des amis buvaient un verre en terrasse, une maman consolait un petit garçon pleurnichard. Les voir était une agression, leurs éclats de rire me vrillaient les tripes et je vomissais leur bienveillance. Etouffée par la jalousie, les insultes au bord des lèvres, je pris ma décision. Aucune raison qu’ils aient droit au bonheur, eux. A la passivité, j’allais préférer l’activité. Souriez, jeunes gens, demain, vous pleurerez.
J’ai établi plusieurs angles d’attaque que je respecte scrupuleusement depuis cette fameuse journée Zygomatiques. Il faut reconnaître que ma réussite est indéniable. J’excelle désormais dans la découverte des complexes dissimulés, je suis devenue une fine psychologue afin de trouver la faille narcissique de chacun et je fais preuve de la plus grande finesse pour choisir les mots les plus blessants.
L’avantage d’un CDI, c’est qu’on ne peut pas être licencié pour n’importe quelle raison. Visiblement, l’aigreur et la méchanceté ne sont pas des motifs suffisants. Mon plaisir quotidien est de voir la salle de pause se vider dès que j’en franchis le seuil. Je me délecte alors du silence en savourant les gourmandises oubliées par mes collègues.
Quand notre liberté commence là où s’arrête celle des autres, les possibilités sont immenses. Un appartement permet de s’y exercer en toute impunité. A moi les talons aiguilles, les objets régulièrement jetés par terre, les meubles raclés au sol pour mes exercices de musculation, la musique à toute heure. Quelle jubilation ensuite de contempler dans le hall d’immeuble les visages de mes voisins, de plus en plus exténués !
Mon environnement est devenu un fabuleux terrain de jeux et chaque jour, je me lance dans un nouveau projet, je teste une idée innovante : me délester de flatulences dans un ascenseur, téléphoner en plein milieu d’une scène romantique au cinéma, dissimuler des œufs en équilibre précaire dans les rayons d’un magasin, laisser ma voiture tourner pendant les pics de pollution, abandonner un sac suspect dans le métro, fumer dans un service d’oncologie, raconter d’une voix forte une histoire répugnante au milieu d’un restaurant bondé, tirer discrètement la sonnette d’alarme d’un train, prôner dans un service de fertilité que j’ai recours à une IVG par mois, doubler un aveugle dans une file d’attente, la liste est infinie. Ma vie est source de découvertes et de surprises quotidiennes, ma créativité sans cesse stimulée. J’ai aussi développé une grande agilité pour déposer discrètement des chewing-gums sur les assises des chaises des terrasses ou pour dissimuler des obstacles dans les parcs. Le nylon tendu entre deux poteaux de toboggan est d’une efficacité redoutable ! Je suis à contre-courant et ma vision est unique. Je me réjouis de nouveau des journées ensoleillées car ce sont celles où les parcs et les terrasses se remplissent. Ma dernière invention ? L’envoi d’un SMS à un numéro inconnu pour l’informer que son conjoint est infidèle!
Tous les soirs, je consigne dans un carnet mes actions du jour et, selon un barème complexe, qui tient compte de la souffrance engendrée et du nombre de personnes concernées, j’établis un score. Les week-ends sont toujours particulièrement prolifiques. Les jours de disette, quand le score est inférieur à 50, je me réfugie sur Doctissimo, où je suis tour à tour, un médecin confirmant les pires angoisses des hypocondriaques ou une mère de famille parfaite, s’époumonant qu’on ne parvienne à cuisiner maison, bio, local, éthique, équilibré et varié et à pratiquer la communication non violente en toute situation.
Il n’y a pas de doute, depuis ce fameux jour, je suis toujours en train de m’étonner moi-même. C’est la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue.
Je vois, Ariane, que tu as imaginé de nouvelles méchancetés! Et le pire, c’est que c’est réjouissant à lire 😉
Oui, j’ai mis de nouvelles méchancetés pour faire le lien avec le début du texte (le parc, les mamans, les terrasses).
Je trouve ça réjouissant aussi, notamment de se dire que la méchanceté pourrait être un jeu conscient 😉
fan fan fan je suis fan: l’imagination , le style