Déboires d’une thérapie
16 février :
Ai rencontré un nouveau patient aujourd’hui, le cas O. 28 ans, célibataire, opticien. Consulte pour traumatisme : témoin du tsunami en Thaïlande en 2004. Sous prétexte qu’il n’avait aucune blessure, il a refusé à l’époque tout suivi psychologique, arguant que ce n’était pas la mer à boire, que l’eau avait coulé sous les ponts etc. Comme on pouvait s’y attendre, décompensation classique via un fait déclencheur (fuite d’eau importante de son voisin de l’étage supérieur) qui a réactivé le trauma récemment. Objet de la phobie : l’eau.
Le patient m’est envoyé par une consœur de Brest car il vient de déménager « dans les terres ». Que veut-il taire ? Ma pseudo-consœur, manifestement pas lacanienne, travaillait avec lui depuis des mois, en vain ! Selon elle, il s’agirait d’une envie régressive refoulée, celle de se baigner dans le liquide amniotique… du grand n’importe quoi ! Ça saute pourtant aux yeux que cette peur de la mer renvoie à la peur de la mère ! Je refuse d’apporter de l’eau à son moulin et à ses propos imbuvables !
Je sens qu’on va faire un bon travail tous les deux. Ça fera un cas d’étude intéressant pour mes étudiants, je vais leur proposer de parier sur le nombre de semaines nécessaires à ma réussite. J’en ai l’eau à la bouche ! Et je sais ce que je donnerai comme exemple à la journaliste qui doit m’interviewer demain. Je vais devenir célèbre, on dira de moi que je suis la bouée de sauvetage de cet homme ! Les patients vont couler à flot, c’est de l’eau bénite !
8 avril :
La phobie du cas O s’accentue de jour en jour.
En résumé, patient très défensif avec des tendances paranoïdes du fait d’un environnement perçu comme dangereux renvoyant au mauvais sein maternel toxique.
Il a ainsi fait couper l’eau et a jeté par la fenêtre sa baignoire « comme ça, plus la peine de me jeter à l’eau » m’a-t-il précisé sur un ton maniaque, en lutte contre des aspects dépressifs. Il a démissionné de son travail, sous prétexte qu’entendre parler de « verre » toute la journée le rendait malade. C’est évident que le problème réside plutôt dans le mot « paire » (père) mais il refuse toujours d’associer sur ses parents. Même quand je l’interroge sur son ancienne vie en bord de mer, il me répond seulement qu’il a dû déménager car ça le dégouttait. Il a arrêté le sport, à cause de la transpiration qui lui donnait des sueurs froides et il ne se lave plus qu’une fois par semaine, avec des lingettes.
Ça me rend fou, me voilà avec le bec dans l’eau ! Et mes étudiants qui me demandent toutes les semaines où on en est, je ne sais plus quoi leur répondre! Il ne supporte même plus la vue d’un simple verre à peine rempli. Son ancienne thérapeute a essayé de me joindre, que vais-je pouvoir lui dire ? Qu’il ne boit plus que du Coca parce que la couleur et le goût lui semblent les plus éloignés de l’eau ? Et encore, au compte-gouttes!
Aujourd’hui, il m’a annoncé qu’il ne sortirait plus, de peur qu’il se mette à pleuvoir, pensant que ça le tuerait et il a demandé à ce qu’on fasse les consultations par téléphone. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! Hors de question que je laisse ce trouillard anéantir ma réputation et ma carrière ! De toute façon, je dois l’avouer : je déteste les mauviettes, ceux qui se noient dans un verre d’eau. Je n’ai jamais compris comment on pouvait avoir peur de quoi que ce soit alors, d’une goutte d’eau, j’ai du mal à avaler ça ! Heureusement, j’ai une idée pour le guérir. Demain, ce sera le grand jour, c’est décidé : je me jette à l’eau. Aux grands maux les grands remèdes !
19 avril :
Ca y est, M. O. m’a enfin contacté. Dix jours que j’attendais de ses nouvelles mais il parait que les appels sont limités au service des grands brûlés. Certes, pas de peau, il gardera quelques cicatrices mais le voilà enfin débarrassé de sa folie ! Mon plan a fonctionné à merveille, il voue désormais une adoration à l’eau et à ceux qu’il pense être ses sauveurs : les pompiers ! Moi, au moins, je ne me suis pas contenté de discours à l’eau de rose, j’ai agi ! L’inconvénient, c’est que j’ai dû œuvrer en sous-marin, personne n’aurait compris. Mais les vrais héros sont ainsi : ils agissent dans l’ombre pour le bien des autres.
Par Ariane
Ariane met en scène ici un de ces personnages qu’on adore adorer et détester en même temps. Son psychiatre ou psychologue est romanesque parce qu’il est « fort » en caractère : condescendant, imbu de lui-même, méprisant envers sa consœur, il n’a en première intention pas grand chose de sympathique. Et pourtant, Ariane nous y intéresse grâce à une certaine « gouaille » qui le rend attachant, à laquelle s’ajoutent les doutes qui viennent petit à petit l’envahir. La dernière « étape » du récit est tout à fait savoureuse, d’une absurdité totale (et un peu flippante 😉 ) qui convient bien à ce personnage de psy lui-même assez borderline. Par ailleurs, Ariane s’est de toute évidence amusée à saupoudrer son texte de multiples références lexicales à l’eau, et nous promène ainsi de jeu de mots en expression idiomatique avec une malice assez contagieuse (et le « pas de peau » est lui aussi excellent, bien que cruel!).
Il y a une piste intéressante à travailler dans ce texte Ariane, je pense, et tu l’as un peu effleurée (mais un peu seulement !), c’est de différencier les éléments qui seraient de l’ordre d’un recueil de notes presque purement cliniques, et ceux qui sont de l’ordre de l’appréciation, de l’analyse personnelle du personnage dessus. J’aime assez je côté sec et rapide, avec des phrases parfois nominales, ou sans sujet, que j’aurais tendance à accentuer, dans les descriptions cliniques (par exemple, j’aurais tendance à supprimer « comme on pouvait s’y attendre » pour ne commencer cette phrase qu’à « décompensation… », etc). Alterner les paragraphes « cliniques », et garder les impressions/analyses/commentaires pour d’autres paragraphes, serait à mon avis très intéressant dans la narration. Et ça te permettrait si tu le souhaites, de pousser encore plus, de manière subtile, sa mauvaise foi et son côté « limite ».
J’ai beaucoup souri et ri à ce texte. D’une part avec le lexique aquatique, d’autre part du fait du style de l’écriture et du personnage… même si en fait, l’histoire en elle-même est plutôt dramatique (tsunami, grands brûlés…). C’est d’autant plus fort de faire rire avec!
C’est vrai que j’ai beaucoup ri aussi en lisant le texte d’Ariane, alors que fondamentalement, son contenu n’est pas drôle. Mais il faut dire que je suis très amatrice d’humour noir et mordant, alors là, c’était cadeau pour moi!
Merci beaucoup pour vos retours, je suis contente que ça vous ait fait rire!
Je crois que je vois ce que tu veux dire Gaëlle dans ta proposition, je vais essayer de m’y atteler de ce pas!
J’adore ce texte! La fin est tellement surprenante! L’évolution de l’histoire est bien construite et ce psy est complètement farfelu! C’est lui qui perd pied. Et les jeux de mots avec l’eau sont bien placés. J’adore!
je suis assez admirative Ariane de la constante originalité de tes histoires, tant sur le thème, que la construction que sur le déroulé de tes histoires; ainsi que de ta capacité à manier humour noir, culture, et rebondissement. Je me permets juste une « remarque », qui j’espère ne te dérangera pas, et est certainement juste propre à ma lecture : j’aime beaucoup l’idée des expressions en rapport avec l’eau ( j’avais d’ailleurs aussi pensé à cette piste :)), mais j’ai été un peu gênée par leur redondance ( qui serait peut être passée de façon plus « légère » sur un texte plus long)
et puis c’est drôle ce thème quand même, en rapport avec ton petit bonhomme 🙂
Merci!
Je comprends tout à fait Schiele et merci pour tes remarques pertinentes! J’hésite toujours avec les jeux de mots /les expressions, en mettre certains ou trop coupe la fluidité de la lecture je trouve. J’ai toujours du mal à doser donc vos avis m’intéressent!!
En effet, bien vu pour le petit bonhomme ;-), c’est lui qui m’a donné l’idée de la peur de l’eau, je me dis que s’il en a peur, on va être bien embêté^^!
[j’ai un petit d’un mois prénommé Marin]
Je suis assez d’accord avec Schiele, il faut prendre garde malgré tout à ce que le « jeu » avec les expressions ne vienne pas parasiter l’histoire. ça reste un exercice de style, qui doit servir la narration, et pas l’entraver. J’ai aussi trouvé qu’il y en avait un peu trop à la lecture, même si l’idée est excellente à la base.
Voilà une deuxième version! J’ai donc essayé de différencier davantage les notes analytiques (le premier paragraphe de chaque date) par rapport aux impressions plus subjectives du thérapeute. Je ne sais pas ce que j’ai fait correspond à la piste que tu évoquais Gaëlle. J’en ai profité pour supprimer certains jeux de mots / expressions pour alléger l’histoire, j’espère pouvoir bénéficier de vos avis ;-)! Merci beaucoup!
Déboires d’une thérapie
16 février :
Ai rencontré un nouveau patient aujourd’hui, le cas O. 28 ans, célibataire, opticien. Consulte pour traumatisme : témoin du tsunami en Thaïlande en 2004. Absence de blessure entraînant un refus à l’époque de tout suivi psychologique. Décompensation classique via un fait déclencheur (fuite d’eau importante de son voisin de l’étage supérieur) ayant récemment réactivé le trauma. Objet de la phobie : l’eau.
Le patient m’est envoyé par une consœur de Brest car il vient de déménager « dans les terres ». Que veut-il taire ? Ma pseudo-consœur, manifestement pas lacanienne, travaillait avec lui depuis des mois, en vain ! Selon elle, il s’agirait d’une envie régressive refoulée, celle de se baigner dans le liquide amniotique… du grand n’importe quoi ! Ça saute pourtant aux yeux que cette peur de la mer renvoie à la peur de la mère, son explication est imbuvable !
Je sens qu’on va faire un bon travail tous les deux. Ça fera un cas d’étude intéressant pour mes étudiants, je vais leur proposer de parier sur le nombre de semaines nécessaires à ma réussite. J’en ai l’eau à la bouche ! Et je sais ce que je donnerai comme exemple à la journaliste qui doit m’interviewer demain. Je vais devenir célèbre, les patients vont couler à flot, c’est de l’eau bénite !
8 avril :
Cas O : patient très défensif avec tendances paranoïdes. Environnement perçu comme dangereux renvoyant au mauvais sein maternel toxique. Contre-transfert : contact un peu évitant et attention flottante.
Sa phobie s’accentue de jour en jour. Il a ainsi fait couper l’eau et a jeté par la fenêtre sa baignoire. Il a démissionné de son travail, sous prétexte qu’entendre parler de « verre » toute la journée le rendait malade. C’est évident que le problème réside plutôt dans le mot « paire » (père) mais il refuse toujours d’associer sur ses parents. Même quand je l’interroge sur son ancienne vie en bord de mer, il me répond seulement qu’il a dû déménager car ça le dégouttait. Il a arrêté le sport, à cause de la transpiration qui lui donnait des sueurs froides et il ne se lave plus qu’une fois par semaine, avec des lingettes.
Ça me rend fou, me voilà avec le bec dans l’eau ! Et mes étudiants qui me demandent toutes les semaines où on en est, je ne sais plus quoi leur répondre! Il ne supporte même plus la vue d’un simple verre à peine rempli. Son ancienne thérapeute a essayé de me joindre, que vais-je pouvoir lui dire ? Qu’il ne boit plus que du Coca parce que la couleur et le goût lui semblent les plus éloignés de l’eau ? Et encore, au compte-gouttes!
Aujourd’hui, il m’a annoncé qu’il ne sortirait plus, de peur qu’il se mette à pleuvoir, pensant que ça le tuerait et il a demandé à ce qu’on fasse les consultations par téléphone. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ! Hors de question que je laisse ce trouillard anéantir ma réputation et ma carrière ! De toute façon, je dois l’avouer : je déteste les mauviettes, ceux qui se noient dans un verre d’eau. Je n’ai jamais compris comment on pouvait avoir peur de quoi que ce soit alors, d’une goutte d’eau, j’ai du mal à avaler ça ! Heureusement, j’ai une idée pour le guérir. Demain, ce sera le grand jour, c’est décidé : je me jette à l’eau. Aux grands maux les grands remèdes !
19 avril :
Cas O : reprise contact. Guéri. Arrêt de la thérapie ce jour.
Dix jours que j’attendais de ses nouvelles mais il parait que les appels sont limités au service des grands brûlés. Certes, pas de peau, il gardera quelques cicatrices mais le voilà enfin débarrassé de sa folie ! Mon plan a fonctionné à merveille, il voue désormais une adoration à l’eau et à ceux qu’il pense être ses sauveurs : les pompiers ! Moi, au moins, je ne me suis pas contenté de discours à l’eau de rose, j’ai agi ! L’inconvénient, c’est que j’ai dû œuvrer en sous-marin, personne n’aurait compris. Mais les vrais héros sont ainsi : ils agissent dans l’ombre pour le bien des autres.
Oui, Ariane, c’était tout à fait ce genre de travail que je proposais. Je trouve que ta version 2 est nettement « affinée » par rapport à la version 1. les ruptures de rythme paragraphes cliniques/paragraphes descriptifs fonctionnent très bien, je trouve. Bravo!
Je pourrais dire que je me jette à l’eau pour te faire mon commentaire mais ça serait vraiment trop copier ton texte ^^ !
Plus sérieusement, j’ai vraiment beaucoup aimé ton texte Ariane, et je trouve ta version 2 beaucoup plus légère à lire en effet !
Belle idée que de partir des expressions sur l’eau, j’en suis fan !