Je n’ai pas dormi de la nuit, non pas à cause de l’horrible douleur pulsatile qu’occasionne ma dent, mais par angoisse de voir un dentiste. Cela fait bien presque vingt ans que je n’ai pas vu un tortionnaire de ce type. Beaucoup diront que c’est scandaleux, que je dois avoir les dents dans un état désastreux, mais loin de là. Ma phobie est telle que mon hygiène buccale est irréprochable. Il a fallu que je revienne à Chiconil, mon village natal, pour avoir mal aux dents.
Ma femme et moi sommes venus ici pour quelques jours ; elle tient tant à voir l’endroit où j’y ai fait mes premiers pas. Je pense aussi qu’il s’agit d’une simple curiosité, je ne lui parle pas de ma vie ici. Mes parents et moi sommes partis lorsque j’avais dix ans pour la ville, mais à des centaines de kilomètres de là. Il n’y a rien dans ce village, même après vingt ans. Je n’ai pas grand souvenir de cet endroit, si ce n’est le traumatisme que j’ai vécu dans le cabinet dentaire du coin. Suite à cela, je me suis promis en sortant de ce cabinet maudit, de toujours prendre soin de mes dents pour ne plus jamais devoir à y retourner. Je dois avoir de la chance, je ne souffre pas de ce qu’on appelle la maladie parodontale, donc pas de problèmes de tartre, ni de déchaussements. Et je pense même avoir des dents bien alignées, donc pas besoin de traitement orthodontique.
Tout allait bien, jusqu’à il y a trois jours où je sentis un désagrément en buvant un thé glacé. Sur le coup, je me suis dit qu’il devait s’agir simplement d’une petite tension, mais depuis la douleur n’est pas passée et n’a cessé d’augmenter. J’ai beau prendre des antalgiques, mettre de l’huile essentielle de clou de girofle comme conseillé sur Internet, mais rien y fait. La douleur est si puissante que j’ai envie de me taper la tête contre le mur. La redoutable rage de dents.
Hier après-midi, ma gentille femme m’a dit de m’allonger dans le lit de l’hôtel où nous séjournons, et a fermé les volets pour que je reste au calme et dans le noir, y assimilant cette douleur à celle d’une migraine. Mais quelle erreur ! La douleur est pire allongée, elle me rend dingue, j’ai l’impression d’avoir un cœur qui bat à l’intérieur de la dent. Impossible de penser à autre chose que cette satanée dent. L’intensité est telle, que je me suis mis à hurler. Ma femme, qui était dans la salle de bain, est accourue dans la chambre, complètement choquée. Sur le moment, elle a dû penser que quelqu’un était entré dans la chambre pour m’agresser tellement le cri fut puissant. Quand je lui ai dit que c’était l’atroce douleur à ma dent qui avait provoqué ce hurlement. Elle me regarda avec stupéfaction et me dit : « Paul, je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas aller voir un dentiste, ça fait huit ans que nous sommes ensemble, et pas une seule fois je t’ai vu prendre un rendez-vous ou m’accompagner à mes contrôles annuels. S’il te plaît explique moi, je dois comprendre. »
Je me suis donc mis à lui à raconter d’où provenait ce traumatisme.
Lorsque j’avais neuf ans, ma mère était très inquiète. Mes dents de lait centrales ne tombaient pas. Ce sont les premières dents qui tombent normalement, mais j’avais déjà commencé à perdre celles qui sont les plus au fond. Décidée, ma mère m’emmena pour la première fois chez le dentiste du coin qui avait une mauvaise réputation, or, il n’y avait que lui à Chiconil. Arrivé au cabinet dentaire, je fus quelque peu dérangé par l’odeur épouvantable du cabinet, un mélange de clou de girofle et de désinfectant en tout genre. Pas d’assistante, ni de secrétaire. Juste lui, le tortionnaire. Aussi bien que par son physique impressionnant, il avait une attitude qui ne mettait pas en confiance. Le pire fut quand je découvris les taches de sang sur sa blouse blanche et son masque. À la suite de cela, l’enfant que j’étais, se mit à pleurer et les choses ont été bien plus pires qu’on ne pourrait le croire. Il a ordonné à ma mère de me laisser seul avec lui. Il a fermé la porte et exigé que je m’installe sur le fauteuil. Je ne m’arrêtais pas de pleurer — mais le tortionnaire n’en n’avait rien à faire.
Il prit des pinces, des daviers, ressemblant à celles qu’on utiliserait pour bricoler un dimanche. Je pleurai toutes les larmes de mon corps. Il me fit ouvrir la bouche et j’entendis des craquements. Une à une, je vis mes dents sortir de ma bouche. Je sentis un goût inhabituel, celui du sang. Pire ! Je le vis sur ses gants. D’un coup, j’eus l’estomac en vrac, je me levai puis vomis tout mon déjeuner. Le dentiste, complètement écœuré, me regarda avec mépris et me cria : « Fous le camp ! Retourne voir ta mère. » J’étais complètement déboussolé. Je ne sais pas combien de temps s’est passé entre le temps où je patientais complètement affaibli pendant que ma mère effectua le règlement, et le temps où nous partions de cet horrible endroit que je bannis de ma vie jusqu’à aujourd’hui.
La réaction de ma femme était sans surprise ; je la connais tellement bien. Elle me dit :
« Paul, je suis désolé pour ce que tu as vécu, mais tu délires ! C’était il y a vingt ans. Certes, je comprends que ça ait pu engendrer de l’angoisse après avoir eu affaire à une telle brute, mais tu ne peux pas continuer à souffrir pour un incident de l’époque, et puis les dentistes d’aujourd’hui n’ont plus les mêmes pratiques que ceux d’avant, c’est bien connu !
– Tu as raison Julie, mais c’est ma phobie.
– Et tu ne m’en as jamais parlé…
– J’avais honte, et je n’aime pas en parler.
– Bon très bien… Cependant tu ne vas pas avoir le choix. Tout à l’heure, j’ai justement appelé le fameux cabinet, et vu qu’il y en a qu’un ici. Ils vont te recevoir demain à la première heure d’ouverture. Je te rassure : ce ne sont plus les mêmes. Je suis désolée. Tu ne peux pas rester comme ça. En attendant tu vas me prendre ces antalgiques et te reposer. Il n’a pas d’autres alternatives.
– C’est hors de question ! »
Silence. Puis je vis son regard. Son regard habituel de détermination et plein d’autorité qui signifie que je n’ai pas le choix.
Je fis ce qu’elle me dit, mais ne parvint pas à fermer l’œil de la nuit.
Le lendemain matin, me voilà devant le maudit cabinet dentaire de Chiconil en compagnie de ma tendre épouse.
Nous sonnons et la porte s’ouvre automatiquement : « Ah, un peu de technologie » me dis-je.
Nous rentrons et toujours cette épouvantable odeur. La panique commence à s’emparer de moi.
Une charmante jeune femme avec un grand sourire aux lèvres vient nous accueillir. Ma femme parle en mon nom et la secrétaire me donne un questionnaire à remplir en salle d’attente. Julie perçoit tellement mon angoisse qu’elle décide de le remplir à ma place. Je ne me sens pas bien, je commence à suer. Pour ne pas sombrer dans la panique, je regarde les lieux, et je constate que tout a été renouvelé. Une banque d’accueil plutôt moderne pour un endroit comme Chiconil, une salle d’attente spacieuse et une musique d’ambiance. C’est sûr, que le cabinet en lui-même, n’est plus pareil. Qu’en sera t-il du dentiste ?
Une bonne demi-heure s’écroule et une dentiste tout sourire, vient me chercher. Julie se lève avant moi et vient lui parler sans que je puisse entendre ce qu’elle lui dit. La dentiste me regarde et sourit. Julie revient vers moi et me laisse un doux baiser sur la joue.
Je me lève enfin et suis la dentiste dans son box. Elle me fait signe de m’installer directement sur le fauteuil. Ça y est, la torture peut commencer.
Une fois installé dans le fauteuil, la dentiste en compagnie de son assistante, me dit d’une intonation très légère :
« Votre femme m’a tout expliqué et ne vous inquiétez pas, nous ne vous ferons aucun mal, bien au contraire. S’il y a quoique ce soit, vous levez la main et nous nous arrêterons immédiatement. Si je peux vous donner un conseil, c’est de fermer les yeux et de me faire confiance. »
Toujours sans avoir prononcé un mot, elle poursuit de sa voix rassurante:
« Juste avant, je dois prendre une petite radio locale. Ouvrez s’il vous plaît. »
Sans mot dire, je m’exécute. Après le clic de la radio, les soins commencent. Restant les yeux fermés, je m’abandonne à cette dentiste.
Plus tard, nous sortons enfin du cabinet. Tout d’abord, je n’ai plus mal et surtout, aussi étrange que cela puisse paraître, je n’ai plus peur. La dentiste et son assistante m’ont très bien soigné, c’est aussi simple que cela. Je me rends compte que lorsque j’étais enfant, je suis tout simplement tombé sur un dégénéré et les méthodes ne devaient pas être les mêmes que maintenant.
J’ai remercié ma femme de s’être occupé de tout, mais surtout d’avoir eu l’idée de nous faire venir à Chiconil. Il fallait simplement que je mette fin à une peur à l’endroit même où elle avait commencé.
Photographie : cc- Paulbr75 – Pixabay
Très bonne idée que celle du cabinet dentaire, lieu traumatique par excellence que l’on est toujours un jour ou l’autre obligé d’affronter… La nouvelle d’Anna17 me paraît être de bonne tenue sur l’ensemble – le traumatisme original est presque onirique : il n’y a pas de douleur, ni d’allusion à l’anesthésie ; c’est essentiellement du rejet lié à une vision horrifique ; c’est crédible : j’ai même cherché où se situe Chiconil 🙂 )… C’est la chute que je trouve, si je puis me permettre, décevante : tout est bien qui finit bien (bon, pourquoi pas, certes)… Alors qu’est-ce qui ne va pas ? Je pense que ceci est en trop : « La dentiste et son assistante m’ont très bien soigné, c’est aussi simple que cela. Je me rends compte que lorsque j’étais enfant, je suis tout simplement tombé sur un dégénéré et les méthodes ne devaient pas être les mêmes que maintenant. J’ai remercié ma femme de s’être occupé de tout, mais surtout d’avoir eu l’idée de nous faire venir à Chiconil. Il fallait simplement que je mette fin à une peur à l’endroit même où elle avait commencé. » Il ne faut pas dire au lecteur ce qu’il doit penser. Il faut lui dire ce qu’il doit savoir. C’est désagréable pour le lecteur qu’on lui ôte une partie du boulot et du plaisir inhérents à la lecture (soit : en tirer les conclusions lui-même) et en plus ça affaiblit le texte, car le job c’est de finir au mieux sur une sorte » d’effet Waouh ! », ou au moins une ouverture qui donne à penser au lecteur. Aussi, je finirais ainsi (c’est une suggestion pour l’exemple, je ne dis pas que c’est idéal. C’est pour montrer que j’ouvre mon récit, que je finis sur une récompense pour le lecteur) : « Sans mot dire, je m’exécute. Après le clic de la radio, les soins commencent. Restant les yeux fermés, je m’abandonne à cette dentiste. Et alors je commence à scander mentalement en boucle le texte que j’ai écrit, puis appris par cœur pour ce moment précis, à la suite du visionnage d’une émission sur le slam et rap, qui m’a convaincu qu’il existe des solutions : « Je crois aux progrès de la médecine / Les dentistes sont bons et aiment leurs enfants / Bien sûr que personne les dentistes n’assassinent / Tu vas ressortir du cabinet bien mieux qu’avant ».
Et puis parce qu’avant le rap, il y a eu le blues :
Je reconnais également ne pas être satisfaite de la fin. J’aurais dû rester sur ma première idée qui était de décrire le moment où il se faisait soigner et ne pas synthétiser comme je l ai fait. J’avais peut être peur que ça fasse « trop » pour le lecteur. Je prends note et merci Francis pour vos conseils qui me serviront pour le prochain atelier.
Excellente idée que le cabinet dentaire! Je partage complètement cette phobie.
Je crois qu’il y a eu une génération d’enfants sacrifiés sur le siège du dentiste .
J’en connais qui en parle encore!
C’est vrai que c’est un lieu emblématique de ma jeunesse et j’ai passé toute ma primaire avec 1 RDV par semaine. Maintenant j’ai des dents pourries et … tant pis.
passons SVP
Je trouve les phrases très plaisantes (et je les comprends avec plaisir). Je partage la construction et le niveau des phrases.
J’aurai aimé un ajout de petite scenette … que la Pamela Anderson de ChicoVille demande à la femme du héro (car c’en est un !) de rester dans la salle d’attente (idée saugrenue venue forcément d’un mec … désolé)
Je pense que le texte aurait été plus ‘dynamique’ s’il avait été SOIT
1/ raccourci
2/ ponctué d’effet de suspens
3/ avec une fin plus longue ou plus rebondissante
Néanmoins, même si le texte est assez long (tout est relatif, mais quand vous êtes sur le fauteuil à douleur … ça dure toujours des heures)
Je l’ai lu avec plaisir … contrairement à ce que j’ai vécu
Merci
Brrrr le dentiste…. une horreur pour moi (comme a priori bcp d’autres) ! Cela ne m’en a tout de même pas gâché la lecture 😉
Merci beaucoup pour vos critiques que je trouve très constructives 🙂
En effet, je pense que j’aurais dû raccourcir le texte mais plus me concentrer sur la fin au lieu de la synthétiser comme je l’ai fait.