Il posa calmement son sac en cuir dans l’entrée, sur le banc, suspendit son imperméable noir sur le crochet. Il s’assit pour enlever ses chaussures, se fit la réflexion qu’elles étaient vraiment très pointues. Peu importe, faites sur mesure, elles étaient parfaitement confortables. Et puis ça l’amusait. Il enfila des chaussons trouvés dans le placard, jeta un œil à ses cheveux dans le grand miroir au dessus de la commode, sourit, un peu désabusé.
Il rejoignit le salon et se servit une absinthe dans un verre en cristal. Il fit tourner l’alcool dans le verre quelques secondes, admirant la belle couleur verte, avant de sacrifier au rituel. Etrange odeur de plantes, presque de médicament. Il posa le sucre sur la cuillère, elle-même sur le verre puis versa l’eau fraîche au goutte à goutte, regardant le sucre fondre lentement. La sulfureuse fée verte, disait son grand-père. L’eau vint troubler le liquide et libérer tous les arômes. Il donna quelques coups de manivelle au gramophone, les premières notes de musique s’élevèrent dans la pièce. Le soixante dix huit tours entonna Carmen de Bizet. Il avança l’aiguille jusqu’à trouver l’Habanera:
« L’amour est un oiseau rebelle
que nul ne peut apprivoiser
et c’est bien en vain qu’on l’appelle
s’il lui convient de refuser […]
L’amour est enfant de bohème
Il n’a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m’aimes pas je t’aime
si je t’aime prends garde à toi… »
La musique résonnait dans l’immense salon du manoir. Il se dirigea vers la cuisine, le piano de cuisson rutilait. On avait disposé un panier de fruits sur le bar. La clé de la cave à vin, munie de son étiquette, était posée en évidence, juste à côté. La vieille table de chêne sentait fort la cire d’abeille. Le réfrigérateur américain regorgeait de nourriture. Il inspecta les meubles, les tapis, le sol dans les différentes pièces. Pas un brin de poussière. Parfait. Il fit un tour rapide des chambres, vérifia la propreté des sanitaires, si le linge de lit avait été mis à disposition correctement…
Rasséréné, il retourna à la cuisine. Il trempa ses lèvres dans l’alcool. Un goût puissant et amer le fit grimacer. Il éclata de rire. Il n’aimait toujours pas ça. Cette sorcière aux yeux verts lui avait fait tourner la tête, tout-à-l’heure. Quel regard étrange, exactement de la même couleur. Il aurait bien volontiers entamé la conversation, mais elle parlait déjà à quelqu’un, au téléphone, expliquant je ne sais quoi sur un long trajet en voiture à faire le soir-même. Il n’avait pas osé. Il but une dernière gorgée à sa santé, jeta le reste dans l’évier, lava rapidement le verre, la cuillère à absinthe, les essuya et retourna les ranger dans le vaisselier de la salle à manger. Son portable émit un bip. Message de son ex-femme disant que le chauffeur déposerait Charly à 21h devant la porte de son immeuble pour le week-end et demandant la confirmation qu’il serait rentré pour accueillir leur fils. Il répondit, remit le téléphone dans sa poche, soupira d’aise. Il passa au salon arrêter le gramophone. Son regard s’égara sur la roseraie.
Une berline se gara dans la cour, des portières claquèrent. Il fila dans le vestibule, remit rapidement chaussures et imperméable noir. Il descendit accueillir les visiteurs, leur donna les clefs, leur souhaita un bon week-end et s’en alla nonchalamment par l’allée. Puis il bifurqua sur un petit chemin dallé qui traversait le parc jusqu’à une porte dérobée. Il sortit une grosse clef brune de sa poche, la glissa dans la serrure, se retrouva sur la rue, referma puis se dirigea vers l’arrêt du bus à quelques pas de là. Pratique cette nouvelle façon de louer le manoir ! Et puis son grand-père avait toujours eu un sens de l’humour prononcé. Des touristes dans la demeure familiale, qui passeraient devant les armoiries et les tableaux des ancêtres sans y prêter la moindre attention. Une bouffée de joie l’envahit. Il aimait son petit appartement en ville, n’en déplaise à son ex-femme ! Plus de personnel, les transports en commun, son cabinet, ses patients, une vie simple, les moments complices avec son fils. Le bonheur ! Comme le verre de lait fraise qu’il préparerait à Charly tout-à-l’heure et soit-dit en passant, c’était tout de même meilleur que l’absinthe. Il en riait encore en mettant le casque sur ses oreilles :
« …Let’s raise a glass or two,
To all the things I’ve lost on you
Oh-oh Tell me are they lost on you?
Oh-oh Just that you could cut me loose
Oh-oh After everything I’ve lost on you
Is that lost on you? … »
Par Ann
Ann construit ce mois-ci un texte d’ambiance en trompe l’œil, en quelque sorte. C’est un genre de texte à deux faces. En nous « installant » totalement dans ce manoir, avec un souci certain du détail, elle nous entraîne dans une histoire que l’on imagine au départ plus classique, peut-être même d’une autre époque (on ne sait pas exactement) et moins « moderne » qu’elle ne s’avère être au bout du compte. Et c’est précisément ce décalage qui fait l’intérêt du texte : en sortant finalement son personnage de la torpeur du confort un peu « daté » qu’elle a d’abord installé, Ann lui donne immédiatement du relief et du dynamisme. Et son texte devient alors une sorte de parabole sur le plaisir d’être indépendant, de sortir des codes et des voies pré-tracées. En ce sens, des points de détail comme le fait que cet homme prenne le bus sont très bien trouvés, et renforcent le texte, sans que l’auteur n’ait à surligner certaines choses. C’est comme toujours avec Ann un texte fluide, qui nous amène joliment jusqu’à cette conclusion musicale parfaitement choisie pour balayer l’opéra présent dans le manoir.
Je crois, Ann, que tu pourrais assoir encore davantage ce jeu de double face en faisant, pour l’appartement de ton gusse, le même genre de travail que celui que tu fais pour le manoir. Peut-être as-tu été limitée par le nombre de caractères, mais là maintenant tu vas pouvoir dépasser un peu…! Si on imagine ton texte comme un genre de miroir à double face, alors il faut aussi nous « installer » dans son appartement comme tu nous as installés dans son manoir. Attention : sur une narration plus dynamique, et de manière plus courte, pour bien marquer le changement, la dynamique, de sa vie de « maintenant ». Mais moi j’aimerais bien savoir qu’il a une photo hyper moderne accrochée dans son entrée, ou qu’il est seulement meublé ikea-pas-cher ou indus-très-cher, etc… Mais bref, que tu boucles la boucle vraiment, et que ce changement d’ambiance ne soit pas seulement « rapporté » en une phrase (« Plus de personnel, les transports en commun, son cabinet, ses patients, une vie simple, les moments complices avec son fils. »), mais réellement mis en scène.
Après le «Je t’aime, prends garde à toi», un son est sorti naturellement de ma bouche : ta dam tam tam. Merci pour ça
Bien exploité le goût amer qui n’est pas écrit noir sur blanc mais ressenti à travers les gestes et pensées de cet homme, qui au fond, sous des airs de «tout va bien dans ma vie» a des regrets, de l’amertume et aurait espéré peut être une autre vie ……
merci pour vos remarques. Emije l’amer c’est l’absinthe, ça l’est sacrément je trouve. Oui j’étais un peu juste avec le nombre de caractères pour expliciter que justement ce n’était pas des regrets et qu’il n’espérait plus vivre une autre vie puisqu’il en avait changé pour une meilleure à son goût. Gaëlle j’ai écrit une 2ème version, et je m’aperçois que l’autre face du miroir est bien longue, contrairement à ton conseil. Est-ce que l’intérieur de Gusse te convient comme cela? 🙂 Vous me direz ce que ça donne…
Il posa calmement son sac en cuir dans l’entrée, sur le banc, suspendit son imperméable noir sur le crochet. Il s’assit pour enlever ses chaussures, se fit la réflexion qu’elles étaient vraiment très pointues. Peu importe, faites sur mesure, elles étaient parfaitement confortables. Et puis ça l’amusait. Il enfila des chaussons trouvés dans le placard, jeta un œil à ses cheveux dans le grand miroir au dessus de la commode, sourit, un peu désabusé.
Il rejoignit le salon et se servit une absinthe dans un verre en cristal. Il fit tourner l’alcool dans le verre quelques secondes, admirant la belle couleur verte, avant de sacrifier au rituel. Etrange odeur de plantes, presque de médicament. Il posa le sucre sur la cuillère, elle-même sur le verre puis versa l’eau fraîche au goutte à goutte, regardant le sucre fondre lentement. La sulfureuse fée verte, disait son grand-père. L’eau vint troubler le liquide et libérer tous les arômes. Il donna quelques coups de manivelle au gramophone, les premières notes de musique s’élevèrent dans la pièce. Le soixante dix huit tours entonna Carmen de Bizet. Il avança l’aiguille jusqu’à trouver l’Habanera:
« L’amour est un oiseau rebelle
que nul ne peut apprivoiser
et c’est bien en vain qu’on l’appelle
s’il lui convient de refuser […]
L’amour est enfant de bohème
Il n’a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m’aimes pas je t’aime
si je t’aime prends garde à toi… »
La musique résonnait dans l’immense salon du manoir. Il se dirigea vers la cuisine, le piano de cuisson rutilait. On avait disposé un panier de fruits sur le bar. La clé de la cave à vin, munie de son étiquette, était posée en évidence, juste à côté. La vieille table de chêne sentait fort la cire d’abeille. Le réfrigérateur américain regorgeait de nourriture. Il inspecta les meubles, les tapis, le sol dans les différentes pièces. Pas un brin de poussière. Parfait. Il fit un tour rapide des chambres, vérifia la propreté des sanitaires, si le linge de lit avait été mis à disposition correctement…
Rasséréné, il retourna à la cuisine. Il trempa ses lèvres dans l’alcool. Un goût puissant et amer le fit grimacer. Il éclata de rire. Il n’aimait toujours pas ça. Cette sorcière aux yeux verts lui avait fait tourner la tête, tout-à-l’heure. Quel regard étrange, exactement de la même couleur. Il aurait bien volontiers entamé la conversation, mais elle parlait déjà à quelqu’un, au téléphone, expliquant je ne sais quoi sur un long trajet en voiture à faire le soir-même. Il n’avait pas osé. Il but une dernière gorgée à sa santé, jeta le reste dans l’évier, lava rapidement le verre, la cuillère à absinthe, les essuya et retourna les ranger dans le vaisselier de la salle à manger. Son portable émit un bip. Message de son ex-femme disant que le chauffeur déposerait Charly à 21h devant la porte de son immeuble pour le week-end et demandant la confirmation qu’il serait rentré pour accueillir leur fils. Il répondit, remit le téléphone dans sa poche, soupira d’aise. Il passa au salon arrêter le gramophone. Son regard s’égara sur la roseraie.
Une berline se gara dans la cour, des portières claquèrent. Il fila dans le vestibule, remit rapidement chaussures et imperméable noir. Il descendit accueillir les visiteurs, leur donna les clefs, leur souhaita un bon week-end et s’en alla nonchalamment par l’allée. Puis il bifurqua sur un petit chemin dallé qui traversait le parc jusqu’à une porte dérobée. Il sortit une grosse clef brune de sa poche, la glissa dans la serrure, se retrouva sur la rue, referma puis se dirigea vers l’arrêt du bus à quelques pas de là. Pratique cette nouvelle façon de louer le manoir ! Et puis son grand-père avait toujours eu un sens de l’humour prononcé. Des touristes dans la demeure familiale, qui passeraient devant les armoiries et les tableaux des ancêtres sans y prêter la moindre attention. Une bouffée de joie l’envahit. Il aimait son petit appartement en ville, n’en déplaise à son ex-femme !
Le bus arriva, il y grimpa, et en descendit une dizaine d’arrêts plus loin, marcha parmi une foule bigarrée et bruyante qui se promenait dans la grande rue très commerçante. Il remonta une ruelle sur sa droite, arriva sur les quais, tapota quelques touches sur un digicode et entra dans un vieux bâtiment, monta les escaliers quatre par quatre jusqu’au dernier étage, arriva essoufflé. Il ouvrit la porte, jeta son imperméable sur le canapé au cuir craquelé trônant au milieu de la pièce, enleva ses chaussures, sans défaire les lacets, et fila directement se chercher une bière dans le vieux frigo rouge grenat, au fond, côté cuisine. Il ouvrit la porte-fenêtre pour aérer et se glissa en chaussettes sur la terrasse, buvant une gorgée de son Affoleuse à la bouteille. Il avait plu un peu plus tôt, la ville semblait floue au loin et le fleuve scintillait sous le soleil réapparu. Il retourna dans la pièce, alluma un bâtons d’encens sur le petit autel, ainsi que la bougie. Au passage, il glissa la clé usb de sa poche au port de la chaîne hifi Bang et Olufsen, posée à même le sol, baissa légèrement le son. Les voisins aimait peut-être LP moins que lui. Il chercha un moment le petit livre. Il faudrait faire un peu de tri, ranger les piles entassées par terre. Déjà, il avait accroché l’énorme photo sur toile du Gange sur le mur de briques à gauche, pas si mal pour un bricoleur à la petite semaine comme lui. Il fouilla dans les quelques quotidiens, notices d’électro-ménager et revues de psycho sur la table basse à l’emblème de l’Union Jack, déplaça une pile de dossiers de patients par terre, souleva son Notebook, jeta un œil dans les étagères suspendues. Ah le voici : « Love, freedom and aloneness », entre « le jeu de l’Ange » et le dernier Pingault. Il s’affala sur le canapé, entre deux coussins imprimés d’yeux de chats, enleva ses chaussettes mouillées et les jeta en boule à côté du vieux tapis rouge sous ses pieds, feuilleta le livre, en sirotant sa bière, ne trouva pas ce qu’il cherchait. Il se dirigea vers les placards de la cuisine, attrapa une gamelle en fonte dans l’un d’eux, y mit de l’eau, la fit chauffer sur la plaque en vitrocéramique, attrapa le gros sel dans le bocal noir. Rien de tel qu’une bonne assiettée de pâtes pour accueillir son fils. Il jeta 2 sets en bambou sur la table étroite derrière lui, y posa 2 assiettes noires, les couverts, 2 verres colorés, baguette, sel, poivre, bol de comté râpé, plaquette de beurre. Il jeta un œil à la fresque en peinture noire commencée sur le mur: sorte de roue du temps avec quelques symboles du yi-king, au pochoir. La sonnette de la porte résonna fort dans la grande pièce peu meublée. Tout en se dirigeant vers la porte, il attrapa d’une main la télécommande et remit la chanson, de l’autre son imperméable sur le canapé et l’accrocha sur le crochet derrière l’escalier en colimaçon. Il alla ouvrir à son fils. Le bonheur ! Comme le verre de lait fraise qu’il allait préparer à Charly et soit-dit en passant, c’était tout de même meilleur que l’absinthe. Et puis, au lieu de noyer son trouble dans l’alcool vert, il pourrait plutôt reprendre le bus à la même heure la semaine prochaine, pour recroiser la femme aux yeux étranges. Il en riait encore en ouvrant la porte et les paroles résonnaient dans la grande pièce :
« …Let’s raise a glass or two,
To all the things I’ve lost on you
Oh-oh Tell me are they lost on you?
Oh-oh Just that you could cut me loose
Oh-oh After everything I’ve lost on you
Is that lost on you? … »
(j’avais toujours fait mes corrections en gardant les 4500 caractères jusqu’ici!)
J’aime beaucoup la première version ( pas encore lu la seconde) avec cette ambiance et ce joli décor. C’est agréable de ne pas savoir pendant un temps à quelle période ça se passe
Je me suis complètement laissée avoir par le trompe-oeil… et me suis vraiment demandée où et quand cela se passait au début de ton texte. Bravo! La nouvelle version (peut-être un peu longue sur l’autre face du miroir) l’ancre encore plus dans la réalité d’aujourd’hui, notamment le dernier Pingault ;)!
Le dernier Pingault qui d’ailleurs est excellent, je vous le recommande chaudement 😀 (ah bon, c’était pas ça la question?).
C’est très chouette, Ann, c’est tout à fait ça que j’imaginais comme genre de travail. En plus, ça lève je pense l’ambiguité perçue par Emije: il est bien, ton personnage, là, pas de goût amer dans cette nouvelle vie. En revanche, je rejoins Ademar Creach, cette deuxième partie est à mon sens un peu longue, tu peux l’élaguer en partie, mais en garder le fil conducteur et préserver les éléments marquants (la chaîne à même le sol, etc…)
tu glisseras le chèque dans ma bal demain, pas la peine de te déplacer ce soir va 😉 ok j vais retravailler la longueur…
Ann j’ai repensé plusieurs à ton manoir, j’ai trop envie d’y passer un long we. C’est plutot bon signe , il existe vraiment dans ma tete maintenant. Tu me files l’adresse?
qqpart dans ma rue ou pas loin…^^
Je rejoins l’avis de tout le monde : le manoir est bien ancré et le basculement dans la réalité surprend agréablement! J’aime bien la version 2 (et je préfèrerais surement encore plus la version 3 un peu plus synthétique^^), la différence dans le style avec des phrases plus courtes et plus d’énumérations fonctionne bien! Je crois que j’aurais aimé parfois encore plus de décalage, avec par ex une bouteille de Coca-Cola (qu’il range car son fils préfère le lait-fraise) ou un Thermomix dans la pièce ;-). Mais cela aurait peut-être été trop décalé et bizarre, je ne sais pas…
Quand, je commence un roman, les premiers paragraphes sont déterminants, si ça ne marche pas, j’abandonne. Ton texte m’a happée directement. J’aime ton souci du détail avec la musique en fond. J’entendais les pas de ton personnage dans le manoir et ensuite, chez lui dans ta 2e version. Le petit côté « obligation » dans le manoir puisqu’il va accueillir des clients et le côté « plaisir » chez lui puisque c’est son fils qu’il attend. J’ai bien aimé te lire.
Version 3:
Il posa calmement son sac en cuir dans l’entrée, sur le banc, suspendit son imperméable noir sur le crochet. Il s’assit pour enlever ses chaussures, se fit la réflexion qu’elles étaient vraiment très pointues. Peu importe, faites sur mesure, elles étaient parfaitement confortables. Et puis ça l’amusait. Il enfila des chaussons trouvés dans le placard, jeta un œil à ses cheveux dans le grand miroir au dessus de la commode, sourit, un peu désabusé.
Il rejoignit le salon et se servit une absinthe dans un verre en cristal. Il fit tourner l’alcool dans le verre quelques secondes, admirant la belle couleur verte, avant de sacrifier au rituel. Etrange odeur de plantes, presque de médicament. Il posa le sucre sur la cuillère, elle-même sur le verre puis versa l’eau fraîche au goutte à goutte, regardant le sucre fondre lentement. La sulfureuse fée verte, disait son grand-père. L’eau vint troubler le liquide et libérer tous les arômes. Il donna quelques coups de manivelle au gramophone, les premières notes de musique s’élevèrent dans la pièce. Le soixante dix huit tours entonna Carmen de Bizet. Il avança l’aiguille jusqu’à trouver l’Habanera:
« L’amour est un oiseau rebelle
que nul ne peut apprivoiser
et c’est bien en vain qu’on l’appelle
s’il lui convient de refuser […]
L’amour est enfant de bohème
Il n’a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m’aimes pas je t’aime
si je t’aime prends garde à toi… »
La musique résonnait dans l’immense salon du manoir. Il se dirigea vers la cuisine, le piano de cuisson rutilait. On avait disposé un panier de fruits sur le bar. La clé de la cave à vin, munie de son étiquette, était posée en évidence, juste à côté. La vieille table de chêne sentait fort la cire d’abeille. Le réfrigérateur américain regorgeait de nourriture. Il inspecta les meubles, les tapis, le sol dans les différentes pièces. Pas un brin de poussière. Parfait. Il fit un tour rapide des chambres, vérifia la propreté des sanitaires, si le linge de lit avait été mis à disposition correctement…
Rasséréné, il retourna à la cuisine. Il trempa ses lèvres dans l’alcool. Un goût puissant et amer le fit grimacer. Il éclata de rire. Il n’aimait toujours pas ça. Cette sorcière aux yeux verts lui avait fait tourner la tête, tout-à-l’heure. Quel regard étrange, exactement de la même couleur. Il aurait bien volontiers entamé la conversation, mais elle parlait déjà à quelqu’un, au téléphone, expliquant je ne sais quoi sur un long trajet en voiture à faire le soir-même. Il n’avait pas osé. Il but une dernière gorgée à sa santé, jeta le reste dans l’évier, lava rapidement le verre, la cuillère à absinthe, les essuya et retourna les ranger dans le vaisselier de la salle à manger. Son portable émit un bip. Message de son ex-femme disant que le chauffeur déposerait Charly à 21h devant la porte de son immeuble pour le week-end et demandant la confirmation qu’il serait rentré pour accueillir leur fils. Il répondit, remit le téléphone dans sa poche, soupira d’aise. Il passa au salon arrêter le gramophone. Son regard s’égara sur la roseraie.
Une berline se gara dans la cour, des portières claquèrent. Il fila dans le vestibule, remit rapidement chaussures et imperméable noir. Il descendit accueillir les visiteurs, leur donna les clefs, leur souhaita un bon week-end et s’en alla nonchalamment par l’allée. Puis il bifurqua sur un petit chemin dallé qui traversait le parc jusqu’à une porte dérobée. Il sortit une grosse clef brune de sa poche, la glissa dans la serrure, se retrouva sur la rue, referma puis se dirigea vers l’arrêt du bus à quelques pas de là. Son grand-père avait toujours eu un sens de l’humour prononcé. Des touristes dans la demeure familiale, qui passeraient devant les armoiries et les tableaux des ancêtres sans y prêter la moindre attention. Une bouffée de joie l’envahit. Il aimait son petit appartement en ville, n’en déplaise à son ex-femme !
Le bus arriva, il y grimpa, et en descendit plus loin, marcha parmi une foule bigarrée et bruyante. Il pris à droite, arriva sur les quais, tapota sur un digicode et entra dans un vieux bâtiment, monta les escaliers quatre à quatre jusqu’en haut, arriva essoufflé. Il ouvrit la porte, jeta son imperméable sur le canapé craquelé au milieu de la pièce, enleva ses chaussures sans défaire les lacets, et fila directement se chercher une bière dans le vieux frigo rouge, au fond. Il ouvrit la porte-fenêtre et se glissa en chaussettes sur la terrasse, buvant une gorgée à la bouteille. La ville était nette au loin après l’averse et le fleuve scintillait. Il rentra, alluma un bâton d’encens sur un petit autel, une bougie. Au passage, il glissa une clé usb dans la chaîne Bang et Olufsen, posée à même le sol. Il chercha le livre. D’abord dans les piles entassées par terre sous l’énorme photo du Gange accrochée au mur de briques Il fouilla parmi quotidiens, notices d’électro-ménager, revues de psycho sur la table basse Union Jack, déplaça une pile de dossiers de patients par terre, souleva son Notebook, passa aux étagères suspendues. Ah: « Love, freedom and aloneness », entre « le jeu de l’Ange » et le dernier Pingault. Il s’affala sur le canapé, enleva ses chaussettes mouillées, les jeta en boule à côté du vieux tapis rouge, feuilleta le livre, sirotant sa bière, ne trouva pas ce qu’il cherchait. Il se dirigea vers les placards de la cuisine, attrapa une gamelle, y fit chauffer l’eau. Rien de tel qu’une bonne assiettée de pâtes pour accueillir son fils. Il mit le couvert, jetant un œil à la fresque noire entamée sur le mur: sorte de roue du temps avec quelques symboles du yi-king. La sonnette résonna. Il attrapa d’une main la télécommande et remit la chanson, de l’autre son imperméable sur le canapé, l’accrocha. Il alla ouvrir à son fils. Le bonheur ! Comme le verre de lait fraise qu’il allait préparer à Charly et soit-dit en passant, c’était tout de même meilleur que l’absinthe. Au lieu de noyer son trouble dans l’alcool vert, il reprendrait le bus à la même heure la semaine prochaine, pour recroiser la femme aux yeux étranges. Il en riait encore en ouvrant la porte et les paroles résonnaient dans la grande pièce :
« …Let’s raise a glass or two,
To all the things I’ve lost on you
Oh-oh Tell me are they lost on you?
Oh-oh Just that you could cut me loose
Oh-oh After everything I’ve lost on you
Is that lost on you? … »
bon j’ai eu un mal de chien à imaginer son intérieur, donc je crois que j’avais besoin de le visualiser avec des détails. Maintenant que je l’ai plus en tête, j’ai pu un peu simplifier l’affaire… Merci pour tous vos commentaires! (Ariane, han non coca j peux pas, j’aime pas ça et j’aime bien mon personnage alors l’imaginer avec une bouteille de coca, faute de goût!!!! c qd même un aristo quoi flûte ^^) mais je vais cheminer, lui rendre un peu sa liberté et qui sait un jour il boira du cola va savoir…
correctif car j’ai une grande fan de la phrase où il met la table, alors j’essaie une version4:
Le bus arriva, il y grimpa, et en descendit plus loin, marcha parmi une foule bigarrée et bruyante. Il pris à droite, arriva sur les quais, tapota sur un digicode et entra dans un vieux bâtiment, monta les escaliers quatre à quatre, arriva essoufflé. Il ouvrit la porte, jeta son imperméable sur le canapé craquelé au milieu de la pièce, enleva ses chaussures sans défaire les lacets, et fila directement se chercher une bière dans le vieux frigo rouge, au fond. Il ouvrit la porte-fenêtre et se glissa en chaussettes sur la terrasse, bu une gorgée à la bouteille. La ville était nette au loin après l’averse et le fleuve scintillait. Il rentra, alluma un bâton d’encens sur un petit autel, une bougie. Au passage, il glissa une clé usb dans la chaîne Bang et Olufsen, posée à même le sol. Il chercha le livre. D’abord dans les piles par terre sous l’énorme photo du Gange accrochée au mur de briques Il fouilla parmi quotidiens, notices d’électro-ménager, revues de psycho sur la table basse Union Jack, déplaça une pile de dossiers de patients, souleva son Notebook, passa aux étagères suspendues. Ah: « Love, freedom and aloneness », entre « le jeu de l’Ange » et le dernier Pingault. Il s’affala sur le canapé, enleva ses chaussettes mouillées, les jeta en boule à côté du tapis rouge élimé, feuilleta le livre, sirotant sa bière, ne trouva pas ce qu’il cherchait. Il se dirigea vers les placards de la cuisine, attrapa une gamelle, y fit chauffer l’eau. Rien de tel qu’une bonne assiettée de pâtes pour accueillir son fils. Il jeta 2 sets en bambou sur la table étroite derrière lui, y posa 2 assiettes noires, les couverts, 2 verres colorés, baguette, sel, poivre, bol de comté râpé, plaquette de beurre. Il jeta un œil à la fresque en peinture noire commencée sur le mur: roue du temps avec quelques symboles du yi-king. La sonnette résonna. Il attrapa d’une main la télécommande et remit la chanson, de l’autre son imperméable sur le canapé, l’accrocha. Il alla ouvrir à son fils. Le bonheur ! Comme le verre de lait fraise qu’il allait préparer à Charly et soit-dit en passant, c’était tout de même meilleur que l’absinthe. Au lieu de noyer son trouble dans l’alcool vert, il reprendrait le bus à la même heure la semaine prochaine, recroiserait la femme aux yeux étranges. Il en riait encore en ouvrant la porte et les paroles résonnaient dans la grande pièce :
« …Let’s raise a glass or two,
To all the things I’ve lost on you
Oh-oh Tell me are they lost on you?
Oh-oh Just that you could cut me loose
Oh-oh After everything I’ve lost on you
Is that lost on you? … »
ça commence à être bien dosé, Ann. Et vraiment, j’aime bien ce « pendant » entre les deux intérieurs, et puis la femme aux yeux étranges qui fait un peu de lien presqu’onirique entre les univers.
C’est rigolo. J’avais l’impression que je me promenais derrière lui, invisible, Et que je voyais les mêmes choses que lui.
Ce qui est déterminant dans un texte, quand je le lis, c’est ce que je ressens. Et là, en fait, tu as stimulé mes cinq sens !
J’ai goûté l’absinthe, j’ai entendu l’eau couler sur le sucre, j’ai senti l’odeur boisée du manoir, j’ai tout vu (sympa la cuisine du manoir d’ailleurs, j’y ferais bien une bouffe), j’ai touché le verre en cristal.
Bref, comme dit plus haut : tu m’as happée. Pouf comme ça.
Alors bravo et merci !
ah ben merci, c’est exactement ce que j’aime faire passer: les 5 sens, et même le 6ème pour l’onirique ^^
J’aime ce que tu fais de cet homme, j’aime ce qu’il dégage et ce qu’il semble être.
Je le vois, je rejoins Lizou sur les ressentis qu’elle a pu avoir. Effectivement tous les sens sont activés et ton texte ne laisse pas indifférent.
Bref, je veux la suite maintenant 🙂