Bon pied, bon œil. C’est vrai, il n’avait pas à se plaindre. À 70 ans, il s’estimait relativement en forme. Plutôt bien conservé, le vieux ! Bon, s’il avait une réclamation à formuler à l’Autre, là-haut, ce serait plutôt le petit manque au niveau de l’ouïe. Il semblait entendre de moins en moins bien. Il avait repoussé l’échéance, mais il devait se rendre à l’évidence, il allait devoir penser au sonotone.
Pourtant, jusqu’à hier encore, il lui semblait que cela pouvait aller. Ok, il devait un peu monter le son de la radio et de la télé, mais sans plus. Aujourd’hui, il lui semblait qu’il entendait vraiment mal. Il pensait pourtant que la perte d’audition était plus progressive. Que cela n’arrivait pas d’un coup. Il ne s’attendait pas à s’endormir le soir en ayant écouté de la musique normalement, et à se réveiller le lendemain matin en n’entendant presque plus rien. Bizarre.
De toute façon, tout était bizarre aujourd’hui. Déjà, la radio ne fonctionnait plus.
Ou plutôt elle ne semblait plus émettre aucun programme. Peut-être qu’il lui suffirait de changer les piles. Il s’était d’ailleurs décidé à sortir pour aller en acheter. En se disant qu’il en profiterait aussi pour aller se renseigner sur ces fameux appareils auditifs.
Il sortit donc de son appartement, descendit les cinq étages par l’ascenseur (bon pied, oui, mais il ne faut pas pousser, non plus) et se décida à aller faire ses quelques emplettes. Bizarre encore, il lui semblait qu’il y avait beaucoup plus de voitures hybrides que d’habitude. Comment expliquer sinon qu’il n’entendait plus les moteurs. Il n’était pas passé loin de l’accident d’ailleurs : n’entendant pas les voitures qui arrivaient, il avait commencé à traverser sa rue et avait eu une belle frayeur lorsqu’un pare-chocs s’était immobilisé à quelques centimètres de sa jambe. Heureusement que cette voiture avait de bon freins ! À la réflexion, même si elle était hybride, il aurait au moins dû l’entendre piler devant lui. Non, rien. Vraiment, il allait devoir consulter un spécialiste de l’audition.
Il continua à marcher. À trois rues de chez lui se trouvait un audioprothésiste.
Peut-être qu’il pourrait déjà y faire un petit test. Dès le coin de la rue, il se dit que quelque chose clochait. Il y avait foule devant la vitrine. On aurait cru l’affluence pour acheter le dernier maillot de foot des champions du monde ! Incroyable. Pourquoi tout le monde se précipitait là ? C’était à ne rien y comprendre.
Il s’arrêta et regarda autour de lui. Il réalisa alors qu’il n’entendait non seulement pas les moteurs des voitures, mais le chant des oiseaux non plus. Ni les sirènes, ni le bruit qu’une foule pareille devrait faire. Plus aucun bruit. Et vu la tête des personnes qui attendaient pour entrer dans le magasin, il n’était pas le seul. Que se passait-il ? Que lui ait subitement perdu la faculté d’entendre, passe encore. Mais que plusieurs, voire beaucoup, voire tous les habitants du quartier aussi, ce n’était pas possible !
Une prémonition. Il rentra aussi vite qu’il put. Comment avoir des informations s’il n’était plus capable d’entendre ? Bien sûr, trouver un journal. Apparemment, il n’était pas le seul à avoir eu l’idée : il n’en restait plus un seul au kiosque en bas de chez lui… Il se demanda ensuite si la télévision allait fonctionner aussi…Ce n’était peut-être pas à cause des piles que sa radio ne fonctionnait plus. Mais alors quoi ? Qu’est-ce que cela pouvait être ? Hum, à la télévision non plus, il n’entendrait rien, il en était sûr maintenant. Son salut viendrait peut-être des chaînes d’information en continu : il y avait toujours des bandeaux écrits, en bas des écrans, annonçant justement les dernières dépêches.
Il l’alluma. Zappa. Sur toutes les chaînes, la même annonce, qui occupait tout l’écran, pas un simple bandeau anodin. Ce n’était pas possible. Ils l’avaient fait ! Sans prévenir. En douce au cœur de l’été. C’était à chaque fois la même chose : toutes les lois qui posaient problème passaient à ce moment-là, quand tous les habitants du pays étaient en vacances et ne prêtaient plus d’attentions à la politique.
L’annonce était la suivante :
« Par le décret n° 2138-1169 paru au Journal Officiel ce jour, le gouvernement a décidé la suppression de tous les bruits, afin d’éviter toute discrimination envers les personnes malentendantes ».
Il s’écroula sur sa chaise. Certes, lui aussi était partisan de l’équité et de l’égalité. Mais cela prenait des proportions incroyables. L’année dernière, ils avaient déjà décidé de supprimer les couleurs, afin d’éviter toute discrimination envers les personnes malvoyantes et daltoniennes. Il avait eu du mal à s’y faire. Mais, oui, depuis un an, le pays vivait en noir et blanc. Pas d’autre choix de couleur pour les voitures, les robes, les bâtiments, etc…Oui, bien sûr, il avait souvent trouvé que les photos en noir et blanc transmettaient plus d’émotions que les photos en couleurs, mais de là à vivre ainsi tous les jours… Quelle pagaille cela avait été au début : les feux tricolores étaient devenus bicolores, tous les hommes ressemblaient à des employés des pompes funèbres, on avait l’impression de toujours voir jouer les deux mêmes équipes de foot, et il ne pouvait jouer aux petits chevaux qu’avec l’un de ses petits-enfants à la fois ! C’était sans fin..
Et voilà que c’était le tour du bruit. Chacun allait désormais vivre dans le silence le plus total. Un pays sans bruit et sans couleur. L’expatriation. Fuir ce régime uniforme. Il ne voyait pas d’autres solutions. Mais à son âge, recommencer à vivre ailleurs, en aurait-il le courage ? Pas sûr. Et ce qui l’inquiétait était la suite : quelle nouvelle loi le gouvernement allait-il pondre ? Y aurait-il encore des hommes et des femmes demain ? Des jeunes et des vieux ? Des petits et des gros ? Il n’y avait rien de plus riche que la diversité et voilà que le conformisme était poussé à l’extrême.
Il n’avait pas envie de connaître ce futur, cette nouvelle humanité, si tant est que le mot voulait encore dire quelque chose. Il s’approcha de la fenêtre. L’ouvrit. Sa dernière pensée fut une question : est-ce que quelqu’un entendrait son dernier cri ?
J’ai adoré ce texte parce qu’il m’a fait rire et jubiler. Et surtout, parce que j’imaginais l’auteure en train de sourire et de ricaner, glousser, jubiler aussi en l’écrivant (ou de s’amuser silencieusement !). Cela me fait cela quand je lis une ironie, une farce bien troussée, et comme de bien entendu (mais c’est un ressort du comique), parce qu’il y a connivence avec le lecteur (je sais que vous savez de quoi je parle ; je sais que vous avez la même vision du monde que moi). J’ai sans doute déjà dû citer cela ici, car c’est une de mes citations favorites mais Foucauld aurait dit que la moindre politesse d’un auteur est de faire ressentir au lecteur le plaisir qu’il a eu d’écrire. Hé bien, cette jubilation là s’exprime au mieux dans les farces comiques ou acides, et là, je trouve que c’est le cas.
Outre la magnifique métaphore sur la dictature politique ou le totalitarisme de la pensée (qui m’a rappelé le texte à succès de Franck Pavloff, Matin brun), l’allusion au politiquement correct (dans les années 60 un auteur de SF dont j’ai oublié le nom imaginait que pour être égaux par rapport aux handicapés, on devait porter des poids de façon à être limités dans la toujours même moyenne. Et il y avait par exemple des spectacles de danse avec des danseuses entravées par des charges), la très belle chute (cas de le dire, par la fenêtre), j’adore ici l’humour grinçant et désespéré. Que dire de plus sinon saluer ce texte qui est sans doute plus vrai qu’il ne le prétend ? Ainsi, je me souviens d’un article d’une des plumes de Libération, le reporter de guerre spécialiste du moyen-orient, l’écrivain Jean-Pierre Perrin au lendemain de la prise de Kaboul par les Talibans (27 septembre 1996). Racontant comment il est arrivé à son tour en ville, il avait été frappé par le silence : tout le monde cloîtré à commencer par les femmes, et l’interdiction des chants et de la musique avait été prononcée. Cela allait loin : ils avaient demandé à ce qu’on place des tissus sur les cages des oiseaux pour qu’ils se taisent. Les oiseaux étant pourtant une des passions des Afghans, et la beauté musicale une des horreurs des fondamentalistes islamiques. Perrin s’est contenté pour son premier reportage de simplement décrire le silence. Et cela avait été un des articles les plus forts sur l’évènement. À frémir.
Je me suis laissée saisir par le basculement entre la situation individuelle , qui semble isolée, et le moment de découverte du « dehors » . En fait tout le monde est concerné, voire pire impacté. Ce texte est un des reflets possible de ce qui se passe dans le monde en ce moment , non? (coree du nord?)Pour le final, j’aurais préféré un cri collectif, plus puissant, et peut être plus constructif et combatif.
Petite anecdote racontée par un chauffeur de taxi en thailande: dans une ville d’Asie, pays dans lequel les décibels de la circulation sont au max, mains sur le klaxon en (presque) continu, la reine s’est levée un matin et à dit: Tous ces klaxons me fatiguent , j’aimerais ne plus les entendre. L’histoire dit que ca s’est arrete net du jour au lendemain, le message est passé en qqs heures. Pas besoin de décret.
J’ai été séduite par ce texte qui pour moi est un très bon mariage d’Ubu (pour l’idée) et du passe-muraille (pour le style) : je ne cherche pas à analyser ce ressenti, je constate juste que c’est terriblement efficace, et qu’on peut traiter de sujets glaçants en faisant rire (un peu jaune quand même) malgré tout. Et c’est peut être bien là ce qui est le plus efficace et le plus effrayant : cette distance du narrateur face à une décision aussi folle, ce regard porté sur le pouvoir du pouvoir en place… Merci !
Merci, merci pour ces retours super positifs…Aussi pour l’anecdote de la reine, que je ne connaissais pas. Et pour vos commentaires sur ce que cela a provoqué chez vous!
C’est la première fois que je tentais d’aller vers « l’absurde » (mais pas tant que ça en fait…), alors je suis ravie. Merci!
Evidemment cette histoire m a bien plus car j aime le tragique tourné en dérision
Le totalitarisme de bonne conscience On ne discrimine pas les sourds
Une idée intéressante
J ai imaginé dans mon texte un sourd qui coupe le son pour des autres histoire de pas faire de jaloux
J’ai ri tout en frissonnant, en me disant que c’était effroyablement bien rendu. Ce texte est génial.