Novembre 2016
Mais elle m’agace ! Si, si. Ma femme. Elle m’agace. Elle doit trop lire tous ces nouveaux magazines de « développement personnel », ou je ne sais quoi. Trouver un sens à sa vie. Rester ouverte aux « synchronicités ». On s’en moque du scarabée d’or de Jung ; une coïncidence tout au plus. Elle voit des signes partout. M’est avis qu’elle voit surtout les signes qui l’arrangent et qu’elle les interprète pour qu’ils aillent dans son sens. « Oh, un magazine qui parle des bienfaits des massages et justement un nouveau salon a ouvert dans la rue d’à côté. Je dois y aller, c’est un signe ». Et hop, elle y dépense des fortunes.
Bon, pour l’instant, elle ne m’a pas fait acheter de voilier sous prétexte que le photographe au coin de notre rue en a mis un tirage en vitrine… j’ai peur que cela ne tarde !
Hum, j’ai peut-être eu tort de lui dire d’arrêter de travailler quand je suis passé PDG de cette grosse boîte industrielle. Nous n’avions plus besoin de son salaire, d’autant plus qu’elle ne se plaisait pas dans son boulot, et je voulais quelqu’un à mes côtés, qui me soutienne, qui m’accompagne. Pour me faire honneur, elle a pris soin d’elle, j’étais fier de la présenter à mes associés, à mes clients. Apparemment, je lui ai laissé trop de temps pour prendre soin d’elle. Elle ne sait plus quoi inventer. Écrire ses rêves au réveil : elle est sûre qu’elle va y trouver ensuite une signification cachée. Passe encore quand elle lisait seulement nos horoscopes. Maintenant, elle voudrait aussi que j’aille consulter une astrologue. C’est sa nouvelle lubie. Elle ne jure que par sa nouvelle « voyante », comme elle ne supporte pas que je l’appelle. Elle n’arrête pas de le répéter, les plus grands le font. Et voilà, Elisabeth Tessier et Mitterrand sont appelés à la rescousse. Comme si tout était écrit. Que l’on pouvait prédire l’avenir. Et même l’animateur de son atelier d’écriture s’y met avec sa dernière proposition !
Je pensais qu’elle me connaissait mieux pourtant. Je suis ra-tio-nnel. Elle le sait ! Tout le monde est scientifique dans la famille. Tout a une explication. Rien n’est du fait du hasard. Son destin, on le construit, par ses choix. Je suis le maître à bord de ma vie. Qu’est-ce qu’elle croît ? Comment je pourrais être l’amiral de cette grande compagnie si je laissais les astres décider ? Si j’attendais le prochain signe (un papillon ? une chauve-souris ?) pour prendre les directions stratégiques. Je me dois d’anticiper, Madame, d’être visionnaire bien sûr pour le développement de la société.
Qu’est-ce que je n’ai pas dit là ! Visionnaire, avoir des visions. C’est ça ! Elle veut que sa géniale astrologue réputée dans tout Paris me fasse « partager ses visions pour compléter les miennes ». Je sens que je vais céder. Non pas parce que j’y crois, il ne manquerait plus que ça ! J’oublierais tout dès la minute suivante, mais juste pour qu’elle arrête d’en parler et d’insister. Cela fait des jours qu’elle revient sur le sujet. Ok, ok, j’irai. Discrètement. Pas la peine que les actionnaires soient au courant, je perdrais toute crédibilité.
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La vie continue. Les mêmes responsabilités. Les mêmes rendez-vous. Les prises de décision. Les faits. Les analyses. Les chiffres. Les résultats. Les prévisions. Encore ce mot. Argghh.. tout m’y renvoie. Je ne peux pas l’ignorer plus longtemps. Ce fichu rendez-vous. Dire que je pensais y aller pour faire plaisir à ma femme. Pour qu’elle me laisse tranquille et que je puisse passer à autre chose. C’est bien ce qui était prévu. Cela aurait marché. S’il n’y avait cette petite phrase… Vous n’êtes pas heureux sans la mer. Mais vous allez y retourner. D’abord, comment elle sait que ma passion – jeune- était les régates en famille. Les sorties en mer entre copains. Puis la vie… Maintenant, la mer, c’est un weekend pour embrasser femme et enfants au mois d’août et voilà. Mais je ne regrette rien… Je crois. Mon vaisseau, c’est mon entreprise. Tout va bien. J’ai tout ce qu’un homme comblé peut avoir. Je ne manque de rien. Je suis le capitaine. Pourquoi chercher plus loin ? Ou alors, un petit voilier, comme sur la photo… Je ne sais plus si je dois espérer que l’astrologue se soit trompée. Ou pas.
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Octobre 2017 – Communiqué de l’entreprise Mare Nostrum
C’est avec une profonde tristesse que nous confirmons aujourd’hui que les efforts de recherche et de sauvetage n’ont pas permis de retrouver notre PDG, disparu en mer depuis plusieurs jours. Nos pensées et nos prières vont à sa femme, ses enfants, sa famille et ses amis dans cette période extrêmement difficile.
J’ai retrouvé cette histoire que vous devez certainement connaître : « Au milieu du VIe siècle avant J.-C., Crésus, riche roi d’Asie Mineure, voulut faire la guerre au roi de Perse, Cyrus, dont la puissance grandissante l’inquiétait. Il envoya des messagers à Delphes qui demandèrent à la prêtresse d’Apollon, la Pythie, si leur roi devait partir en guerre. La Pythie répondit : « Si Crésus fait la guerre, il détruira un grand empire. » Satisfait, Crésus fit de nombreux cadeaux au sanctuaire, prit les armes contre les Perses, mais fut vaincu et fait prisonnier par Cyrus. Libéré, il envoya ses messagers à Delphes se plaindre qu’Apollon l’avait trompé. La Pythie leur répondit : « Crésus aurait dû demander au dieu quel empire serait détruit : le sien ou celui de Cyrus ? » : Hérodote (v. 484-v. 420 av. J.-C.), Histoires, I.
Chez Ademar Creach la prédiction crée également la perte de celui qui l’écoute… C’est le grand mythe depuis la Pythie. Ce qui est remarquable, c’est que les mythes ou du moins les vieilles histoires perdurent en nous. Dans la proposition d’écriture, je parlais de l’inspiration. Prenez une histoire universelle, un personnage-cliché au possible (car c’est un archétype tellement vrai –cf : les « capitaines d’industrie » toujours à vouloir faire de la voile, le rapport à sa femme), un tragique et récent fait divers (la disparition du PDG de Quicksilver) et voici qui nous donne une nouvelle de fort bonne tenue. Comme quoi le moindre fait divers relève de la tragédie antique avec ses héros porteurs, malgré eux, d’un message. L’inspiration est sans doute ce processus qui nous fait tout mêler, car nous cherchons à attribuer du sens à tout, ou du moins à s’en approcher, et qu’il n’y a pas mieux pour cela qu’assembler inconsciemment les éléments pour une histoire. Ademar Creach, lorsque j’ai reçu le texte et que nous avons échangé, m’a d’ailleurs écrit : « Ce qui est étonnant… ou plutôt qui m’a étonné, c’est que j’ai commencé le texte sans savoir la fin. J’avais juste le ton en tête.. et je suis arrivée à la fin de la première partie sans savoir ce que j’allais mettre dans la 2e. C’est en relisant mon texte que je me suis aperçue qu’il y avait des traces maritimes apparues « à l’insu de mon plein gré » (voilier, maître à bord, amiral…) que cela m’a donné l’idée de « m’inspirer » de la disparition de Pierre Agnès, le PDG de Quicksilver pour la fin, même si ce n’est pas très moral… Etant très rationnelle mais de plus en plus ouverte aux signes (tiens, tiens – bon, je vais éviter le bateau dans les prochains mois alors…), je m’interroge encore maintenant de savoir comment cela est possible (laisser des « traces », commencer un texte sans savoir la suite ou la fin, se nourrir d’informations qui resurgissent à l’improviste…). Les mystères de l’esprit et de l’écriture certainement ! ». En fait, je pense que très souvent les textes sont déjà écrits en nous, et que nous n’en sommes que leurs récepteurs.
Le procédé de l’ellipse et de la chute soudaine retenus par Ademar Creach m’ont travaillé : fallait-il procéder ainsi sans chercher à faire plus d’effets, plus de préparation ? Sans doute que cela était possible (par exemple revenir sur son épouse qui s’inquiète de le voir désormais obsédé, une manière de faire monter la tension), mais le résultat ne serait pas le même. On n’aurait surtout pas ce côté rire sarcastique de la destinée, froide, implacable, soudaine qui ramène le « héros » à un détail négligeable, bien loin de ses vanités et prétentions. Bravo.
J’ai pris bien du plaisir à lire cette histoire dans laquelle j’avais aussi vu le clin d’œil au PDG de Quicksilver. Vraiment, je trouve ça fort d’arriver à commencer un texte sans savoir ou l’on va et puis le terminer comme si tout coulait de source. Moi, j’en ai quelques uns en plan pour lesquels (même en laissant reposer la tambouille) je n’arrive pas à trouver la « bonne fin qui va bien ». Laisser jouer le destin… Je vais essayer…
Je n’ai qu’un mot, bravo. Pour ma part si je n’ai pas la fin de l’histoire dans la tête, je tourne en rond et cela finit creux… ou pas du tout . Ton histoire est bien ficelée. Merci pour ce moment de lecture.
Top ! Scotchée par la chute. Bravo !
Merci pour vos commentaires! Je dois avouer que cela ne se passe pas toujours comme ça….Après, je ne sais pas si les textes sont déjà en nous, comme le dit Francis, mais il m’arrive souvent de voir apparaître des choses que je n’avais pas prévues dans un texte, « à l’insu de mon plein gré » (par exemple, l’année dernière, c’est en lisant les commentaires que je m’étais aperçue que des références à la couleur rouge étaient revenues plusieurs fois dans un de mes textes… et que cela avait du sens!).
Pour la chute soudaine, c’est une volonté. Dans mes premières participations à l’atelier, j’avais tendance à vouloir trop en dire. Alors, maintenant, je me surveille!
Quand j’étais adolescent et que je regardais « Apostrophes », il y avait toujours des auteurs pour dire à Bernard Pivot que blablabla les personnages les avaient dépassés, que ces créatures fictives avaient mené leur vie propre, qu’ils n’étaient pas parvenus à les contrôler. Je prenais ces propos comme une posture, une sorte de mythologie que voulaient entretenir les auteurs… Et puis, plus tard quand ce fut mon tour d’écrire, cela m’est vraiment arrivé. Vous avez besoin qu’un personnage ouvre la porte et entre dans la pièce, vous l’écrivez et alors qu’il devait disparaître aussitôt et à jamais, voilà qu’il s’impose, devient le personnage principal… et vous vous retrouvez à revoir tout votre plan (pour ceux qui en font un 🙂 De la même façon combien de fois peut-on se mettre à écrire « sous la dictée ». D’un trait, et c’est nickel… Cela m’est arrivé bien des fois pour des nouvelles. Il ne faut pas s’en vanter ; c’est mal pris ou mal compris, ça fait frimeur. C’est ce qui me fait dire qu’on porte des textes déjà écrits en nous, malgré nous, ou alors que notre esprit crée des fictions cohérentes, et avec une logique interne, en direct (d’autant plus quand on a l’habitude)… et nous ne sommes parfois et seulement qu’une personne déroulant un parchemin.
J’ai bien aimé ton texte, que j’ai trouvé très humoristique en première partie… J’ai souri à plusieurs reprises durant la lecture. Les réflexions de cet homme quant aux arts divinatoires et autres sciences occultes… La fin, dramatique, m’a surpris et a apporté un tout autre ton à ton récit. C’est en quelque sorte comme si la vie s’était à son tour moquée de lui… Bravo!