Je ne peux plus m’en passer. Je n’ose pas en parler, je sais par avance les regards torves que je vais m’attirer. J’entends d’ici les pensées souterraines de chacun, à peine dissimulées par une moue désapprobatrice ou un air inquiet : « Elle ! Mais comment a-t-elle pu se laisser emporter ainsi. Elle n’a donc pas de volonté. A son âge… Avec son poste, ses enfants. Quel exemple elle donne. Quelle honte… » Etc… J’en parlais un peu à mots couverts, sans dévoiler complètement la profondeur du problème. Je ne l’évoque maintenant même plus. Personne ne comprend le plaisir coupable. Et il est désormais trop tard pour arriver à me sevrer. Je refuserai toute tentative de cure.
Je ne sais plus comment cela a démarré. Lors d’un trajet en covoiturage, peut-être. On m’en a proposé. Je n’ai pas voulu refuser : tous les autres passagers en avaient pris et semblaient bien. J’en ai pris un, puis deux…J’ai acheté un paquet, puis deux. Je me sens mal si je n’en ai pas plusieurs d’avances. A la maison. En voiture. Au bureau. J’ai vraiment beaucoup de difficulté à m’en passer. J’en ai besoin régulièrement. Au minimum chaque matin et chaque soir. Surtout si je suis seule : pas besoin de se cacher ainsi. Lors de tout trajet en voiture. De déplacement en train. Ou en avion. J’arrive encore à les faire passer en les cachant au moment du passage des contrôles de sécurité. Qui penserait à surveiller de plus près cette petite boîte transparente qui semble tout ce qu’il y a de plus inoffensif. J’affronte ainsi les moments d’attente. Le goût se répand dans ma bouche. Instantanément – c’est presque un effet placébo à cette vitesse – je sens que je me détends, mes épaules se baissent, je ne suis plus un bloc de douleur, je vois la vie en couleurs.
En voiture, si je ne les prends pas tout de suite, après quelques kilomètres, je sens que j’ai oublié quelque chose. Je ne suis pas loin d’être prise de tremblements, de sentir les gouttes de sueur, froide, couler dans mon dos. Je sens qu’il me manque quelque chose. J’ai la bouche pâteuse. Et je suis sûre que si je l’ouvre, ma bouche, j’aurai mauvaise haleine. Alors que je viens de me laver les dents.
Je ne tiens pas longtemps : il me faut ma dose. Une au début de chaque trajet, s’il est court… plusieurs s’il est long. Ce qui arrive presque à chaque vacances, quand nous partons avec les enfants. Je me dois alors d’être discrète, d’en prendre régulièrement, sans trop me faire remarquer. Pour ne pas m’attirer les piques moqueuses du reste de la famille. Qui connaît mon addiction, sans toutefois la comprendre et l’excuser. Mais qui a compris qu’il serait difficile de me sevrer, et qui essaye juste de me faire rester dans les limites du raisonnable, si l’on peut parler de raison avec un tel sujet. Mon seul impératif : ne pas nous mettre en danger par des comportements inconsidérés. Car oui, c’est vrai, en cas de rupture de stock, je suis en manque. Et je me suis déjà vue me garer en double file, en laissant les enfants dans la voiture, pour aller chercher ma dose quotidienne au détaillant du coin. Au risque de me faire remarquer de chaque passant, ou pire d’attirer les autorités…et de me faire verbaliser. Au minimum….
Oui, je suis vraiment accro à mes petites pilules. Et cela ne peut être que la version blanche, l’initiale. Les autres, plus colorées, ne me conviennent pas. Je ne jure que par celle d’origine. Pas coupée, pas mélangée, il me faut de la pure.
Je ne sais pas comment cela va se terminer. Si je vais arriver à décrocher, en limitant les effets secondaires du manque. Peut-être vais-je devoir trouver un produit de substitution. Ou consulter. Mais est-ce que j’en ai vraiment envie ? Je ne crois pas… et on sait tous que, pour qu’une désintoxication soit efficace, il faut que le patient ait la volonté de décrocher.
Ce qui n’est pour l’instant pas mon cas. Alors, je vais continuer à cacher mon addiction.
Oui, je l’avoue, je suis accro. Aux Tic-Tac.
Par Ademar Creach
Ademar Creach nous propose ce mois-ci un exercice de « fausse piste ». On ne sait pas très bien (volontairement) à quoi son héroïne est accro, mais le texte s’emploie à présenter ça comme quelque chose d’un peu honteux, à dissimuler, et de très addictif… Bien évidemment, tout est fait pour orienter notre imaginaire vers quelque chose du genre « drogue », et puis vient la chute, nettement plus légère, qui créée un effet d’humour, là où le texte semblait plutôt dramatique auparavant. Ademar Creach a pris le parti de manier le vocabulaire de la drogue (« manque », « dose »…) pour parfaire son « double-jeu » narratif, et cela fonctionne. Nous avons là un exemple-type de texte « à chute », et si à titre personnel, je me suis doutée assez rapidement, à la lecture, que l’auteur allait m’amener ailleurs que là où il faisait mine de me guider pendant tout son texte, j’avoue que je n’ai pas vu venir les tic tac. Le suspense est donc ici tenu. Et le retournement final est efficace : juste en citant ce nom « tic tac », tout ce qui semblait pesant et possiblement glauque devient léger et amusant a posteriori.
Malgré tout, je pense, Ademar Creach, que tu aurais pu creuser encore davantage ce double jeu. Comme je le disais avant, j’ai pour ma part assez vite deviné, en te lisant, que tu étais en train de me mener par le bout du nez. Et même si je n’ai pas deviné où tu m’emmenais, je crois que j’aurais aimé que tu maintiennes l’ambiguïté plus « serrée », de bout en bout. Certaines des situations de ton texte laissent clairement entrevoir que tu es en train de faire un montage « pour de faux », et c’est dommage, à mon sens. Par exemple, quand tu évoques « le goût » qui se répand dans sa bouche, ça m’a mis la puce à l’oreille. On évoque rarement le goût d’une drogue. De même « les piques moqueuses » de la famille… On imagine que si c’était vraiment une droguée, sa famille lancerait bien autre chose que des « piques moqueuses »… Etc. On pourrait aussi imaginer que tu racontes des situations où elle se met « en danger » pour aller chercher du ravitaillement (quitter une réunion de travail en plein milieu, etc…) pour renforcer le côté transgressif. Ce sont vraiment des petits détails, mais il me semble dommage de les laisser de côté, car ton texte est par ailleurs assez bien construit sur ces double-sens permanents, alors autant affiner le truc jusqu’au bout !
Dernier détail : je n’ai en revanche pas compris pourquoi il fallait les cacher lors des contrôles de sécurité à l’aéroport… ?
J’ai adoré et sourit du début à la fin. C’est délicieux, vif, coquin, enjoué. Belle idée que de tenir le lecteur en haleine avec ce type d’ addiction. Une addiction qui ne met pas en danger, une addiction enfantine et douce à la fois. Merci, je me suis régalée 🙂
Tout comme Gaëlle j’aurais aimé moins vite comprendre qu’il y aurait une pirouette finale ( j’ai vite saisi que c’étaient des bonbons) parce que je trouve l’idée super chouette , amusante et bien rendue
Tout léger ton texte et bien mené. On sent que la fin va nous surprendre, tu nous laisses imaginer des choses pour finalement les démentir. Alors le jeu en lisant c’était d’essayer de deviner quelle allait être l’addiction (c’était trop gros pour que ce soit la drogue 🙂 ) ! J’ai pensé au téléphone sur les premières lignes puis à partir du 2ème paragraphe, j’ai cherché dans quelque chose qui se mangeait et je suis restée longtemps sur les m&m’s (peut être parce que je suis moi-même accro ;). A partir du moment où tu as indiqué que c’était blanc, il m’a fallu un peu plus de réflexion.
J’avais rien deviné du tout sauf que ce n’était pas de la drogue . Très drôle et tellement léger grâce à la fin !
Pour ma part, j’ai vite compris aussi que ce n’était pas de ma drogue mais je n’ai pas réussi à en deviner davantage. J’ai pensé aussi au téléphone puis à l’alimentaire avec le détaillant du coin et l’haleine mais sans pouvoir deviner ce que c’était, ce qui m’a bien titillée pendant la lecture ! Je suis d’accord que ce serait sympa de renforcer le côté transgressif, les conséquences négatives et entretenir davantage le suspens jusqu’à la chute finale!
Je rejoins les commentaires précédents! Donner quelques exemples concrets des conséquences de cette addiction permettrait de se détacher du ressenti du narrateur. Le texte conserverait peut être davantage son dynamisme et son rythme initiaux.
Merci à toutes pour vos retours enjoués et vos conseils! Effectivement, je pensais avoir un peu trop forcé le trait… et je comprends mieux d’où me venait cette impression par vos commentaires sur le fait de renforcer le côté transgressif et d’avoir une ambiguïté plus « serrée ». Merci!
Pour répondre à Gaëlle, l’aéroport c’était juste que, si on partait du principe que c’était de la drogue, il fallait évidemment la cacher…. et parce qu’il est déjà arrivé que mes co-voyageurs se moquent de moi quand ils ont vu quand j’emmenais aussi mes tic-tacs en avion. Oui, je l’avoue…. le texte est exagéré, certes, mais en partie autobiographique!