Il fait jour. 4h32. Ah non, nuit. Et pourtant, jour. On croirait un vieux sketch. J’me rappelle même plus de qui. De mon lit (c’est donc la nuit, si j’suis couché, non ??), je vois la lueur blanchâtre du jour à travers les persiennes. Donc, il fait jour. Hum, 4h32 à ma montre-bracelet. Donc, c’est la nuit. Mais depuis quand je dors avec ma montre, moi ? Bizarre. Bizarre aussi que je ne reconnaisse pas ma chambre. Ni le mobilier. Où ai-je bien pu tomber ? Et moi qui dors comme un loir, pourquoi me suis-je réveillé à 4h32 ce matin ? Oh là, trop de questions sans réponses. Hum…Trop de gin hier soir. D’autant plus que je ne me souviens de rien. Ça doit être quelque chose comme ça. Mais…il se passe quoi, là ? C’est moi qui tremble ou le lit ? Voilà, c’est ça qui m’a réveillé… Une première « demie-réponse ». On avance. Ah, tiens, ça s’arrête.
Bon, plus que deux mystères, et pas des moindres, à résoudre : quelle heure est-il et où suis-je ? Mon mal aux cheveux confirme le rapprochement avec une (ou plusieurs ?) divines bouteilles hier soir…. Ça va être difficile dans cet état de répondre à des questions existentielles telles que : fait-il nuit ? Ou jour ? D’autant plus que le tremblement reprend. Autre mystère. Jour cotonneux, tremblements réguliers et intermittents, aucun souvenir…ça doit être une autre dimension. Hum, pas convaincant comme explication pour le rationnel que je suis.
Là, tout de suite, j’vais tenter le déplacement latéral unidimensionnel vers la fenêtre, voir ce qu’il y a à l’extérieur m’aidera p’t’être à comprendre. OK, je suis en ville. Des voitures, des piétons, et ah…le responsable du tremblement, un métro tout proche…. Mais quel métro, quelle ville… Deuxième point résolu, il fait jour. Ma montre a dû s’arrêter… bah non, 4h54.
Aïe, je me suis approché trop vite et fort de la fenêtre. En voulant me pencher pour voir où j’étais, je m’suis fracassé le front contre la fenêtre. Quel imbécile. Va falloir que je décuve. Ou pas. En voyant les idéogrammes sur les enseignes de l’autre côté de la rue, je sais où j’suis. Pas à Paris… même si ma montre, elle, est restée à l’heure française. Donc, je suis à l’autre bout du monde. Même pas mal… si un peu. Deuxième effet – pas si positif finalement – du coup sur la tête : le dégrisement. Le dessillement. Je me rappelle. L’accident. La mort de Marlène. La fuite pour éviter la sollicitude des autres. Partir. Ailleurs. Loin. Seul. Pour oublier et recommencer. L’alcool. Avec l’excuse officielle de ma peur de l’avion. Et l’excuse officieuse : oublier ma culpabilité – pourquoi elle, pourquoi pas moi ? Le premier hôtel trouvé à la sortie du métro. Une autre bouteille avant de m’écrouler sur le lit. Et être sûr de ne pas me rappeler. Finalement, pas top de retrouver la mémoire… L’aurait mieux valu que je reste dans l’autre dimension. Ai-je pris la bonne décision ? Mais quelle autre ? Il fait jour. Il fait soleil. J’aurai une excuse pour les lunettes noires. Ici, incognito, loin de tout et loin de tous, je dois – je vais – reconstruire ma vie. J’suis sûr que je ne suis pas le premier, ni le dernier, à m’enfuir devant ce poids. J’suis comme les autres en fait. Je ne saurais jamais. Si je poursuis la quête, si j’ai laissé tomber. J’suis comme rempli d’espoir. Ce matin je renais.
Si. Il le fallait. C’était la seule solution, la bonne. Maintenant, je le sais.
Par Ademar Creach
En italique : emprunt à « Emmène-moi » de Boulevard des airs.
Ademar Creach nous propose ce mois ci un texte touchant, une sorte d’« entre deux vies ». C’est l’histoire d’une transition, rendue nécessaire par un drame. Il y a comme un vertige, ou un tourbillon, dans ce texte, qui renvoie bien à la situation du personnage. Les phrases courtes, le rythme rapide du début du texte sont très bien trouvés, comme un paysage qui défile trop vite pour qu’on reconnaisse là où on est. Le personnage est perdu, et cette narration rapide et saccadée fait que nous-mêmes, lecteurs, on ne peut pas vraiment se « poser » dans le texte, en écho au personnage. Ça fonctionne très bien. On retrouve ce rythme saccadé plus loin dans le texte, lorsque le voile est levé, et que le personnage parle de l’accident. Là aussi, il y a comme un écho : rythme saccadé quand le personnage est perdu, même rythme quand il se rappelle ce qui s’est passé. Cela donne un équilibre certain au texte. Entre les deux, la narration est plus « calme », permettant à l’auteur de poser certains éléments essentiels de son texte. Jusqu’à la chute finale, en forme sans doute de début de résilience, qui clôt le texte sur une note finalement presque douce, malgré sa thématique. C’est un texte qui passe par plusieurs émotions, plusieurs types de narrations, tout en gardant au final une belle unité.
Je pense, Ademar Creach, que je jouerai encore plus la carte des ruptures de narrations. Tu as introduit ce principe dans ton texte, tout en te retenant un peu, on dirait 😉 . Moi j’exploiterai ça bien davantage, car ça fonctionne très bien. Et par ailleurs, ça a une réelle logique, un réel écho, par rapport à ce que vit ton personnage. Et ça te permet donc de faire encore mieux comprendre ce qu’il traverse, sans avoir besoin de tout expliquer. Quelque part, ça te permet de « mettre en scène » le fracas dans la vie de cet homme, plutôt que de « l’expliquer ». Et c’est tout le but d’un texte narratif. Si tu alternes des paragraphes assez courts, l’un fait de phrases hyper rythmées, courtes, voire juste de mots ; puis un autre plus « écrit » ; et ainsi de suite, tu vas vraiment nous entraîner dans le monde intérieur de ton personnage, que l’on imagine un brin chaotique vu la situation. L’alternance court/long nous fera vivre son trouble en profondeur. Et la phrase finale, plus douce, déterminée, aura d’autant plus d’impact que l’on aura un peu expérimenté, nous-même, le tumulte de cet homme.
Merci, Gaëlle, pour ce retour très encourageant et ces conseils. Je crois que je me dois d’être tout à fait honnête (on est entre nous!) : ce n’était pas de la retenue…. car cette rupture de rythme a été faite de manière assez inconsciente. Je dirai « c’est venu comme ça! ».. En fait, j’ai réécrit le début du texte et quelques passages plus loin pour retrouver un peu le « style » des phrases de la chanson (j’suis…) et que ce soit bien la même personne qui « parle », ou plutôt qui pense.
Bonnes fêtes à toi et à tout(e)s ! A l’année prochaine!
Tu as vu, hein, j’ai été prudente, j’ai dit « on dirait » 😉
Mais raison de plus pour éventuellement accentuer (maintenant volontairement) ces ruptures de narration, si la piste te semble pertinente!
Tu as réussi à bien restituer l’état d’esprit complètement détruit qu’on doit probablement ressentir après un tel événement. J’aime bien Boulevard des Airs 😉
J’ai été complètement embarquée par ton texte. Je ne m’attendais absolument pas à une suite tragique. Les premières phrases m’ont fait penser à du Raymond Devos. J’ai ensuite pensé à un « choc » des cultures : le jeune homme tout sage qui se retrouve dans un environnement complètement différent de ses habitudes : le réveil de la 1ère grosse soirée étudiante par exemple… Pour en arriver à la réalité, que j’ai reçue comme une grosse claque! J’ai beaucoup aimé me laisser surprendre de cette façon! Ça donne tellement plus de force au récit je trouve!
Merci de vos retours. J’avais souvent eu du mal dans les précédents ateliers à « claquer » la chute en toute fin, en voulant à chaque fois trop expliquer…. alors j’espère être sur la bonne voie! Bonnes fêtes.