Figurez-vous que j’ai un ami nantais qui est charpentier de marine. Il a 57 ans et est un des derniers a créer, réparer, entretenir des bateaux de plaisance en bois, de toutes sortes et longueur…
On vient le voir de loin, si on a des sous pour se payer du teck et un bateau à rénover. Mon ami dirigeait jadis un chantier renommé comprenant une dizaine d’ouvriers sur le port de Trentemoult, face à Nantes (avant que ce village de pêcheurs et d’ouvriers du chantier naval ne devienne une caricature du village d’artistes bobos envahi l’été par les touristes). Il a longtemps vendu des canoés en bois de sa conception. À la fin de son parcours d’études, il avait été un des premiers à écrire un mémoire sur la première femme française architecte navale tombée dans l’oubli (et dont d’ailleurs je ne sais plus le nom). Il a formé des compagnons, des apprentis, a participé à nombre de séjours en mer pour faciliter l’intégration de personnes abîmées (ex-détenus, handicapés, militaires atteints du syndrome post-traumatique en Irak), Il a créé même il y a longtemps selon les indications d’un artiste une œuvre complexe et remarquée (une sphère en bois habitable par un couple — c’était une des œuvres d’un des parcours d’art contemporain sur l’Estuaire de la Loire). Il s’occupe à Pornic depuis des décennies d’un beau voilier appartenant à un comte richissime, expert en bibliophilie, un homme très généreux et atypique qui l’adore. Bref, il n’ y a pas plus intégré que mon ami. Je dis intégré parce que mon ami se prénomme Samir. Il est né à Ténès en Algérie, avant que sa famille, extrêmement pauvre, vienne s’installer à Marseille pour y survivre en faisant les marchés. Arrivé à l’âge de 11 ans en France, Samir se levait à 5h pour charrier les fruits et légumes avant d’aller à l’école, etc. Il n’y a donc pas plus intégré, fourbisseur de charges sociales, travailleur acharné et endurant (et la charpente de marine use son homme)…
Mais voilà : Samir a gardé la nationalité algérienne. Il veut la garder, car il espère un jour retourner voir ses cousins « au bled », qu’il n’a pas vu depuis 30 ans au moins, car il veut montrer ses racines à sa fille Yuna (18 ans) qu’il a eue avec Morgane (une Bretonne enseignante de Breton au caractère de Bretonne), parce qu’il veut revoir le quai du port de Ténès d’où il regardait avec envie les bateaux passer et partir au loin (les clichés existent, parce qu’il y a des gens qui vivent ou ont vécu vraiment ces clichés). La nationalité algérienne, Samir veut la garder parce qu’il y tient, et voilà tout. Et pourtant, il n’y a pas plus français que Samir. Comme il est Algérien, Samir est depuis des décennies — excusez du terme — régulièrement emmerdé par les papiers : carte de séjour, carte consulaire, justification de domicile, de ceci ou de cela de la part des administrations d’ici (beaucoup), de celles d’Algérie aussi. Pour un téléphone portable, ouvrir un compte à la banque, pour le moindre truc… C’est chiant. Il doit toujours tout justifier, en bien plus que nous. Et pourtant, encore une fois, Samir, professionnel très estimé depuis des décennies a été un chef d’entreprise « français » salué ; un mec du savoir-faire et blablabla…
BREF. Nous discutions de tout cela samedi dernier en dînant et nous évoquions les nouveaux emmerdements que peut lui causer les dispositifs de la récente et énième loi immigration, à lui le payeur d’impôts qui n’a pas le droit de vote depuis plus de 40 ans. Et Samir de raconter toutes les frontières, limites, barrières matérielles, familiales, conceptuelles, immatérielles qu’il a traversé depuis sa prime jeunesse… en tant qu’enfant, homme, citoyen, mari, père… Côté frontières, « il les coche toutes », comme on dit en ce moment.
Alors forcément, je me suis dit qu’il y avait l’idée simple d’un sujet à explorer en atelier d’écriture : celui de « frontière(s) », en considérant le terme dans sa polysémie. Je me suis dit qu’un atelier de nouvelles de fictions (ou de récits personnels, ou autres) sur le thème de « Frontière(s) » offrirait l’occasion de nombreuses approches, tant sur le plan littéraire que philosophique ou sociétal, car on peut y glisser absolument tout type de traitement et de genre.
• Frontières géographiques et politiques, évidemment. L’exil, thème de l’appartenance ou découverte de l’Autre, de la culture étrangère… Mais aussi de l’espionnage à la science-fiction (explorant les frontières de l’univers), des migrations aux trafics douaniers, aux langues qui ne se comprennent pas…
• Frontières sociales, sociétales, limites du vivre ensemble (quand ça dépasse les bornes)…
• Frontières des territoires et pouvoirs matériels, symboliques ou naturels (la sacro-sainte propriété, les prérogatives, le monde du travail, la vie de bureau, la hiérarchie… Mais aussi les frontières entre individus eux-mêmes)…
• Frontières symbolisant les limites intérieures, morales, psychologiques ou émotionnelles (conflits intérieurs, barrières mentales, passage d’un état de conscience à un autre, décisions de changement de vie, quête d’identité, lutte contre ses propres démons, chemin dirigé vers un objectif dans une démarche d’évolution personnelle)…
• Frontières abstraites et symboliques : limites de la connaissance, de la science, de l’art ou de la spiritualité, histoires fantastiques (limites entre le réel et l’imaginaire), fables philosophiques (question des limites de la morale et de l’éthique…)
Alors… Fiction, récit personnel ou inspiré de, souvenirs, intrigue polar ou mélo entre multiples Roméo et Juliette d’horizons multiples… Grave, tendre, émouvant, absurde, cocasse, administratif… : voici pour vous le moment du passage, non pas de la ligne, mais à la ligne ! 😉
Images : FM + MIdjourney.