J’ai travaillé dans une direction de ministère durant plusieurs années à deux pas du musée Beaubourg à Paris, et à autant de distance du BHV de la place de l’Hôtel de Ville. Le midi, pour déjeuner, je n’avais pas trop le choix : soit j’allais dans une brasserie où le prix de l’œuf mayo pouvait engager les revenus de votre descendance, ou déjeuner au restaurant souterrain des employés la Ville de Paris parmi étrangement beaucoup de personnes que l’on qualifiera de fortement différentes, COTOREP pour la plupart agitées par des tics ou des manies infernales qui composaient un spectacle à elles seules. Troisième option : manger un sandwich, errant dans les rues alentour en résistant à l’idée de flâner dans les étages ou sur la terrasse somptueuse du Bazar de l’Hôtel de Ville (au sous-sol, le rayon bricolage étant un spot de rendez-vous gay du Marais tout proche, j’évitais de m’y faire aborder en mordant dans mon jambon beurre). À deux pas de mon bureau, il y avait un cinéma qui passait exclusivement des films hispaniques. Un midi, alors qu’il s’y trouvait à l’étage une exposition sur l’actrice Rossy de Palma, égérie d’Almodovar et sujet plastique de bien d’autres artistes, j’y entrai par curiosité sans savoir que le lieu y était, à l’étage, celui d’une école de tango. J’en eus le souffle coupé.
Dans une pièce baignée d’un silence presque sacré, sans musique, un couple d’une beauté et d’une élégance indicibles y dansait un tango magistral, avec lenteur, sensualité, majesté, souplesse, et à peine quelques craquements de parquet, quelques chuintements de semelles ou de talon, quelques frôlements d’étoffes. Une poignée de spectateurs debout contre les murs de la salle y étaient comme moi, happés par ce spectacle. Je crois que je n’ai jamais vu de ma vie plus belle danse. Les corps, les figures, les jeux, les défis, une certaine fureur retenue, les échanges de regards, la virtuosité… Et cette beauté sublime de madame l’inconnue dans sa robe rouge et son accord physique avec monsieur l’inconnu dans un costume noir époustouflant. Il semblait la diriger, mais en fait non : tout n’était qu’entente, entre eux. Une chorégraphie parfaite. J’en garde un souvenir émerveillé et ineffaçable.
Cela étant, ce n’était pas mon premier souvenir de danse. En Chine, quelques années plus tôt vers la fin des années 90, je m’étais trouvé confronté deux fois à des scènes de danse : une nuit dans un renfoncement d’une rue de Pékin, alors sans éclairage public, tandis que nous nous rendions à l’opéra. Soudain une bonne soixantaine de personnes, en silence, ou presque -un transistor marchait en sourdine sur un tube disco-, effectuaient une chorée, dans la quasi obscurité d’une petite place au pied d’un immeuble éteint, impeccablement coordonnées. C’était aussi inattendu que fascinant. On n’entendait que le chuintement des semelles de crêpe sur le sol, que les souffles retenus et synchronisés. Cette petite foule dansait, concentrée, les yeux fermés ; tous alignés impeccablement. Cela semblait avoir du sens. C’était presque aussi doux que, curieusement et « quelque part » comme on dit, subversif.
Quelques jours plus tard, dans un parc public de Haikou, ville principale de Hainan, l’île tropicale au sud de la Chine, vers 6h du matin alors qu’il faisait déjà chaud et moite, j’ai assisté à une autre danse. Insomniaque – notamment à cause du bruit des aller et retour toute la nuit durant des prostitués à l’étage de l’hôtel pourtant haut de gamme pour l’endroit et l’époque dans lequel on avait été hébergés- j’étais descendu me promener, croisant auparavant des dizaines de Chinois effectuant leur gymnastique matinale et lente, leur Qi gong, statufiés à des endroits improbables, comme s’ils avaient été brutalement saisis par un phénomène étrange. Dans ce parc, sous une sorte de petit kiosque de pierre blanche, entouré d’une végétation épaisse et luxuriante, une dizaine de vieux Chinois appuyés contre la rambarde entouraient une femme seule. Ils patientaient avant de, sans un mot, venir danser avec celle-ci au centre du kiosque sous le murmure imperceptible d’un magnétophone à cassettes. Du tango. Aucun ne parlait. La femme appelait chaque nouveau cavalier d’un imperceptible signe de tête. Était-ce un cours matinal ? Était-ce un rendez-vous de passionnés ? Toute une cour autour de cette femme impressionnante ? Je ne le saurai jamais, mais c’était encore une fois extrêmement beau et fascinant. Sans doute, et à chaque fois, ce qui rend ces scènes de danse est le fait qu’elles se déroulent sans bruit, et quasiment sans musique.
Cette scène, dans le parc de Haikou m’avait longtemps traversé par la beauté de ces vieilles personnes levées tôt qui semblaient être venues danser, mutiques, comme d’autres se seraient réunies pour fomenter je ne sais quel dessein esthétique. De retour à Paris, j’en parlais à un ami qui m’avoua que son père, qu’il n’avait jamais connu, avait eu pour profession d’être danseur mondain et qu’il rêvait d’écrire son histoire à travers celle de la danse de salon. Comme à l’époque je traînouillais avec des bonheurs relatifs en télé et cinéma, nous entreprîmes à quatre mains un scénario uniquement basé, en guise d’ouverture, sur la scène chinoise du kiosque, cherchant pour la suite de notre histoire à surtout dérouler des destins et des personnages. Et puis nous ne le finîmes jamais, par manque de temps, par difficulté de coordonner nos emplois du temps. Et je n’ai même plus le texte…
Reste l’idée de danse comme sujet d’écriture.
Comme pour d’autres propositions d’écriture précédentes, je me dis que ce qui m’a inspiré fortement, m’a déclenché tout un imaginaire, toute une envie d’écrire, peut sans doute avoir le même effet sur vous, et, par ailleurs, je suis toujours intéressé de voir ce que l’autre lui-même va créer, faire surgir, inventer, raconter. Aussi je me permets de vous proposer pour cet atelier le thème de la danse. Bien sûr, en ratissant large : de la danse de salon à celle des moustiques lors d’un coucher de soleil tropical, de celles folkloriques ou traditionnelles à celles tribales, du lipdub demande en mariage aux 32 millions de vues, du marathon cruel d’On achève bien les chevaux au bal qui dure cinquante ans chez Ettore Scola et nous décrit les changements de la société, de La Boum (ici résumée en 6 minutes par l’émission Blow Up d’Arte) au concours de twist de Pulp Fiction. De La Décadanse ou La Javanaise de Gainsbourg, du Petit Bal Perdu de Bourvil (puis Découfflé), de La Valse à mille temps de Brel au film (surfait et malsain à mon avis) Black Swan, de l’incroyable parade nuptiale des grèbes mitrés au Dansez sur moi de Nougaro reprenant avec brio le fameux standard de jazz Girl Talk, du Pas de boogie woogie avant vos prières du soir d’Eddy Mitchell aux colloques sur les métaphores de la danse dans la littérature. Et j’en passe, et d’incroyablement exotiques… Il y aurait des milliers d’exemples intéressants de scènes de couple, de foule, de dialogues, de situations incongrues ou dramatiques, de liesses ou de désespoir, de fêtes, de mariages, de carnet de bal, d’enfants à la fête de l’école, de boîtes de nuit, de danse classique (et de pieds qui souffrent) ou contemporaine, de vocations, d’échecs, de « je garde le sac de ma copine », de jalousies, de peines, et d’amours… Du beau, du moche, du pathétique, du nostalgique, du sublime…. Vous ne pourrez pas être contre l’idée que la danse permet de parler de tout, de raconter tout… ? Alors… voulez-vous danser ?
Précision : cette proposition d’écriture a déjà été formulée a un groupe précédent de 6 participantes lors du 2e atelier de mars 2018. Les textes produits avaient été absolument épatants (d’où mon envie de renouveler l’opération avec le groupe de cette rentrée qui n’a jamais eu ce sujet à traiter). Parmi les participantes, Victoria seule avait rendu son texte public à l’issue de l’atelier. Intitulé « Osez la danse pour les nuls », on peut le lire ici.