Après un peu plus de huit heures de vol, l’avion se pose enfin sur le tarmac. Température élevée, un taux d’humidité considérable si bien que le T-shirt colle immédiatement à la peau. Abidjan se dresse devant nous, tout en contraste, de ses gratte-ciels et ses bidonvilles.
Mon père travaille en relation avec la Côte d’Ivoire depuis plusieurs années. Ma mère l’accompagne parfois pendant l’année scolaire ; nos grands-parents viennent alors à la maison pour nous garder ma sœur, mon frère et moi. Pour ces vacances d’hiver, nous partons en famille découvrir ce lointain pays, avec un enthousiasme mêlé de curiosité. La plupart du temps en cachette – car enfants nous ne participions pas aux conversations des adultes comme cela peut se faire aujourd’hui –, j’ai souvent entendu mon père, raconter ses « aventures » ou anecdotes au retour de ses séjours : cette fois où il a troqué une paire de baskets, pas si neuves, contre un sac à main en peau de chèvre à un commerçant qui devait chausser au moins trois pointures de plus que lui ; cette autre fois où un chef de village au sein duquel il était invité avec grande cérémonie pour partager le repas lui a proposé de prendre une de ses plus jeunes filles en mariage… Elle devait avoir à peu près mon âge, quinze ans ; puis des histoires plus sordides de mains coupées sur le champ, d’homme matraqué par des gardes de résidences privées, pour simple vol à l’étalage ou autres petits délits.
Depuis notre départ de Paris, je tente, avec tout à la fois inquiétude et attrait, de me faire une image de ce pays, de ses habitants à partir de ces bribes d’histoires et les recommandations parentales en sus, comme ne boire de l’eau que si elle provient d’une bouteille capsulée, et surtout ne pas s’éloigner d’eux lors de nos déplacements…
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De ces dix jours de dépaysement le plus total, je retiens tout particulièrement notre visite du marché de Cocody, un quartier d’Abidjan. Étalage aux mille couleurs, de fruits et légumes, de statuettes en bronze, en ébène, de bijoux de contrefaçon de grandes marques en or jaune ou rose, de maroquinerie, et de tissus et tentures korhogo, tissus traditionnels de l’ethnie Sénoufo constitué de bandes de coton cousues ensemble et peintes à la main de motifs fétiches, teintées de pigments naturels. Nous avions tout juste assez de nos trois paires d’yeux pour photographier et tout retenir, y compris les sourires aux dents blanches et la bonne humeur ambiante. Nous déambulions tranquillement d’étal en étal quand soudain une voix s’est élevée au-dessus du brouhaha en direction de mon père, « Eh patron, tu es revenu… Tu es avec ta famille… c’est bien ça… « , avec un accent qui roule les r et qui depuis seulement quelques jours m’est devenu familier.
Mon père s’est dirigé vers ce grand homme noir, longiligne et émacié, auquel je n’aurai su donner d’âge, portant un genre de kufi sur la tête et vêtu d’un pagne baoulé aux couleurs flamboyantes. Après une accolade chaleureuse, mon père s’est assis. Nous l’avons rejoint timidement, mon frère, ma sœur et moi, tentant de nous cacher derrière lui, alors même qu’il ne m’avait jamais apparu si petit. Ce marchand exposait de la maroquinerie et il était question de lui acheter un sac.
C’est à cette occasion que j’ai compris réellement tout le sens du mot « palabrer »… La discussion a duré près d’une heure, j’en avais des fourmis dans les jambes. J’avais refusé de suivre ma mère avec mon frère et ma sœur pour continuer notre visite car la négociation concernait l’achat d’un sac qui m’était destiné. À un moment, mon père s’est levé, avec un air déçu et a fait mine de partir, les mains vides… Imaginez ma déception car j’étais tombé « amoureuse » de ce sac aux bandes de cuir tressées du bordeaux aux marrons ocres nuancés, et je pensais naïvement que ma patience serait récompensée… Comme je trainais un peu des pieds pour m’éloigner de ma place, mon père m’a chuchoté à l’oreille « Suis-moi ma chérie, tu vas voir, il va nous rattraper très vite… », avec un petit clin d’œil complice
Effectivement, à peine plus engagés dans l’allée, ce commerçant dont j’ai oublié le nom, a interpellé mon père :
« Eh patron, ne t’en va pas si vite, on n’a pas encore fini de discuter… »
Le jeu de la négociation m’amusait mais me semblait interminable… Tout ça pour un sac, un tout petit sac… J’ai repris ma place, toujours caché dans le dos de mon père, souriante jusqu’au moment où cette négociation terminée, le sac en mains, la discussion a changé de sujet :
« Patron, je te donne trois noix de cola et cinq chèvres en échange de ta fille… »
Mon père a ri d’un rire franc, l’a remercié vivement en déclinant son offre :
« Ma fille vaut bien plus que cela et en aucun cas, je ne la vendrai… »
Et nous sommes vite repartis rejoindre ma mère. Encore tout étourdie par ces derniers échanges, je n’ai plus quitté la main de mon père que je serrais très fort, le reste de la journée.
Photo : Dr – Tissu khorogo.
Une belle description colorée et vivante du pays et de sa population qui donne envie de s’y rendre ! J’ai aimé la chute à la fois inattendue et reflétant bien les différences culturelles sans jugement manichéen.
Oui, la description de ce marché et des couleurs est chouette
J’ai aimé les anecdotes et les descriptions. La chute m’a laissée dubitative, j’ai du mal à croire à cette proposition.
Ce texte laisse le temps aux personnages et aux scènes de se déployer. Le père prend une place importante, j’imagine une famille où le père occupe une place la place symbolique d’ouvrir ses enfants au monde. En soi, c’est presque presque un récit initiatique, avec une grande maitrise de la place de la narratrice « avec inquiétude et attrait ». très beau regard.
La remarque de Simon me parait très pertinente, et pourtant cela ne m’avait pas marqué à la première lecture. On dirait en effet un souvenir clé, une sorte de repère dans la construction de l’image du père, peu décrit physiquement mais que l’on sent chaleureux, protecteur. Ce que je voulais faire sur ce beau récit c’est surtout attirer l’attention sur le soin apporté à la mise en couleurs et à la localisation : termes locaux (les tissus) pour lesquels il est évident qu’on ne sait pas à quoi ils correspondent mais que l’on imagine chacun à sa façon parce qu’ils font très bien le travail d’évocation, et liste rapide d’objets ou d’images (les sourires, dents blanches, des gens). En fait, l’astuce en terme d’écriture ici est qu’au lieu de balancer en quantité et précision d’inventaire moult matières, couleurs, odeurs, sons au travers de verbes et d’adjectifs, il a suffit de citer quelques noms précis d’ethnie pour qu’on ait le sentiment que le marché a été abondamment décrit. Combine à retenir !
Dans un atelier « en présentiel » dans une médiathèque de Nantes il y a quelques années, j’ai eu une participante dont la majeure partie de la carrière s’était déroulée dans la diplomatie – et elle avait longuement vécu dans de nombreux pays, dont le Mexique. Elle écrivait des nouvelles formidables qui avaient un charme fou : en fait en examinant précisément les textes, on s’apercevait qu’elle plaçait à dose homéopathiques, mais toujours opportunes, un petit terme local, une expression (Ici Marine nous met le « Eh patron… » qu’on entend aussi en Afrique noire). Il y a tant d’auteurs qui nous disent que ça se passe dans tel pays… mais lorsqu’on regarde bien, cela pourrait être n’importe où ailleurs ! Alors qu’il ne faut pas de grands efforts d’écriture…
Merci pour votre lecture et remarques. Pour répondre à Pivoine, c’est du vécu… un peu raccourci sur la fin car la « négociation » me concernant a été un peu plus longue que cela ne paraît dans le texte car mon père avait eu la maladresse de dire « tu ne peux pas l’acheter » ce qui a été compris comme « ce que tu me proposes n’est pas suffisant »!!!! « elle n’est en aucun cas à vendre » est venu très vite quand même ouf!
J’aime les textes de Marine et celui-ci offre une belle sensibilité aux couleurs locales, aux us et coutumes 🙂
Le vécu qui transparaît donne tout le corps aux personnages. L’image du père m’a beaucoup touchée.
Bravo Marine …encore une fois 😉