Quand je suis née, je n’étais qu’une petite chose fragile, dégingandée, grande et filasse.
Je n’avais pas l’œil brillant, n’étais pas vive ou spécialement enjouée. Ma voix ne portait pas haut et fort. Non, je n’étais rien qu’une petite bestiole étrange et silencieuse.
Mes tous débuts furent marqués par une longue période d’inquiétudes due à une allergie au lait maternel. Un truc fort rare et assez improbable qui faillit tout de même me coûter la vie. Je ne sais par quel miracle la vie s’est accrochée à moi. À moins que ça ne soit moi qui me sois accrochée à elle. Mais bon… je suis toujours là…
On surveillait bien ma nourriture et je me souviens que l’on attendait de moi que je finisse ma ration avant d’aller m’amuser avec mes compagnons. Je vécue cette période comme d’un pensum, une punition à laquelle les autres n’étaient pas astreints. Ce fut là, ma première grande injustice. Une sorte de mise à l’écart. J’ai ensuite grandi plutôt normalement, même si je me sentais parfois perdue au milieu de cette jeunesse palpitante qui me percevait un peu comme une anomalie. J’étais entourée comme toutes les autres princesses – car malgré tout, nous étions toutes des princesses – d’une maman caressante, d’un papa jamais là. Traitée ni mieux, ni plus mal que mes semblables, je vivais au sein d’une famille largement élargie où tantes, oncles ou coachs, que sais-je encore, se chargeaient ensembles de l’éducation des sacrés galopins que nous étions.
J’étais joueuse à mes heures. Souvent taquine, parfois taciturne. Observatrice, sensible et soucieuse des autres. Si chacun ou chacune des galapiats qui constituaient notre clan de cadets avait peu à peu acquis un surnom pertinent, on a hésité longtemps à m’étiqueter. Il y avait Al-Capone, le voyou. C’était l’aîné. Il s’était investi du rôle de grand frère protecteur et jouait d’ailleurs parfaitement bien son rôle. Sunny portait bien son nom. Elle était notre rayon de soleil permanent. Toujours parfaitement apprêtée, sa jolie robe frissonnant au vent d’été, sa longue queue de cheval balançant au rythme de ses pas chaloupés. Une vraie beauté ! Chopin était un peu plus jeune. Il avait une de ces voix, on n’entendait souvent que lui. Pardon, on entend toujours que lui ! Rafale passait son temps à chahuter, à faire la cabriole, à courir dans tous les sens sans jamais se fatiguer de nous provoquer de ses pitreries, nous obligeant à le poursuivre jusqu’au bout du monde, à faire sans cesse plus de bêtises. C’était notre bout en train, et souvent celui qui se prenait une avoinée des adultes en colère quand nous dépassions les bornes. Fringale, vous vous en doutez, était bien jolie quoiqu’un peu ronde. Elle avait toujours le nez fourré là où il y avait quelque chose de bon. Elle était pétrie de douceur. Aujourd’hui encore c’est une « mama » comme on en voit peu. Et puis, il y avait aussi Marquis. Il marchait la tête haute et n’était jamais bien pressé d’accourir quand on l’appelait pour se mettre au travail. Il avait beaucoup d’allure, était un brin plus vieux que moi. Je dois dire que c’était mon préféré. Il y en a eu bien d’autres qui sont venus ou nés ici puis sont partis poursuivre leur vie dans d’autres prés, mais ceux-ci sont les irréductibles fidèles. Les indélogeables.
La vie s’est ainsi écoulée. Avec ses hauts et ses bas, comme on dit. Chacun s’est affirmé dans le caractère de son nom. Chacune a trouvé sa place propre. Je me suis toujours demandé comment les autres pouvaient avoir un caractère si linéaire et prévisible alors que moi, j’allais d’un état à l’autre selon le temps, la saison. Les peines se jouaient de moi. Le bonheur me heurtait. Je n’étais qu’une tornade de sentiments tantôt houleux, tantôt paisibles et sereins. J’allais sans aller. Mais je ne tournais jamais bien longtemps en rond. Je me sentais à la fois plurielle et forte, frêle et insignifiante. Cette allergie m’avait laissée délicate. Inutile. Invisible aux autres mais solide en dedans.
Pour en revenir à mon petit nom à moi, longtemps tous ont hésité. Il y a eu des suggestions pour Silence à cause de ces longues périodes d’isolement introspectif. Tempête aussi pour ces temps d’hystérie révoltée ou tout n’était qu’incompréhension en moi. Je pouvais ainsi piétiner des journées entières sans me fatiguer. Tango aussi, pour ces moments grains de rêve, de folie ou je croquais la vie à pleines dents, comme dans une belle pomme bien juteuse. Pour finir ils m’ont nommée Vertige alors que moi, j’aurai aimé Unique…
***
Une main douce et chaude caresse mon encolure. Je frissonne. Fais un écart. Piaffe de surprise. Je tourne la tête et me trouve nez à nez avec Sarah. C’est la jeune fille qui est en stage au club en ce moment. Elle est jolie et souriante. Elle aime se promener au milieu du près au soleil couchant d’été pour venir nous caresser, nous parler. Parfois juste chanter. Elle porte son bonheur sur elle comme une aura bienveillante. Moi, je l’aurais appelée Bonheur.
« Allons Vertige », me susurre-t-elle à l’oreille. « Tu ne m’as pas entendu arriver ? Encore perdue dans tes pensées ? »
« Dans tes pensées ? » je rumine alors… « Je voudrais bien, moi, être dans tes pensées à toi, à vous tous, pour toujours… »
Photo : 558124 – cc Pixabay
Un joli texte qui convoque des images et des détails bien distillés, mais qui s’est frotté à la difficulté de cacher en un premier temps l’identité de la narratrice ; ce qui en l’occurrence se révèle être très acrobatique. Pour ma part, j’ai deviné assez vite. Mon problème a été d’ailleurs de trouver comment l’illustrer sans déflorer tôt l’astuce, mais je n’ai pas vraiment trouvé. D’où ce compromis avec le portrait de la jeune fille portant une bombe. Cette difficulté pour l’illustrer (c’est-à-dire en cherchant un détail annexe dans le texte auquel m’accrocher qui ne soit ni un cheval, ni un poney, ni une cavalière, ni les bâtiments du club, etc.) m’a fait du coup comprendre que c’était peut-être là sa faiblesse –sur le plan de la stratégie de narration, j’entends. Il n’y a peut-être pas assez de rideaux de fumées, de choses pour détourner l’attention du lecteur (Mais Melle47 n’a peut-être pas voulu, je pense, jouer sur ce registre jusqu’au bout non plus). Ce qui me titille aussi, hormis le plaisir de jouer avec l’évocation des chevaux, c’est pourquoi ces personnages-là sur cette peur-là ?, celle d’être oublié ? S’il y a une spécificité ou plutôt une nécessité d’utiliser ces personnages et cette mise en scène plutôt que d’autres pour illustrer ou faire vivre cette problématique (car cela marcherait avec les poissons d’un aquarium par ex.), ce n’est, je le crains, pas assez clairement exposé…
Alors personnellement grande naïve, je n’ai compris qu’à la fin et c’est l’image qui m »y a aidée! Si Francis a mis une la photo d’une jeune fille, pourquoi douter qu’on parle d’autre chose! Même si certaines expressions me surprenaient un peu.
Je me fais toujours avoir mais j’adore ça! La dernière en date « La petite fille de Monsieur Linh » de Philippe Claudel.
j’ai aimé l’exercice de fourvoyer le lecteur avec des phrases bi pour osciller entre le vocabulaire Humain et Equidé. C’est un exercice jubilatoire pour tous, car le lecteur aime se faire « balader »
Quand à la fin et au thème, Il aurait fallu le rendre plus fort. On comprends pourquoi un cheval pas né dans les meilleures conditions vive mal son intégration …
Pourquoi son lien avec les humains serait plus fort qu’avec son espèce ?
Bonjour à tous… Je crois que je dois ici apporter la petite histoire qui va bien sur la genèse de cet écris. J’étais parti pour faire un texte sur la peur du bourdonnement des mouches bleues. Je voulais écrire une histoire loufoque et me suis donc rapprochée de nos amis les chevaux. Ensuite l’écriture… Puis le retour en arrière il y a quelques ateliers sur mon essai très raté de burlesque. J’ai pris peur (très tendance) et j’ai opté pour un truc plus « normal » sur la peur d’être oubliée. Mes amis les chevaux sont restés collés à moi et je n’ai pas réussi à m’en dépatouiller… C’est vrai, les poissons rouges auraient pu aussi.
Bonne réflexion Géant Vert… pourquoi cette importance pour la relation humaine plus qu’équidé?
Il y a des fois, tout vous échappe…
J’ai aimé ne pas être sûre au début, c’est très bien mené . J’ai été touchée par le passage du choix de son prénom, s’appeler » Vertige » alors qu’on aurait souhaiter « Unique » c’est un drame, et la description de Sarah.
Merci mille 47 pour ce texte, comme à chaque fois, j’aime.
Mais là, un peu plus, un texte qui me touche beaucoup. Ils font partie de ma vie, je leur dois beaucoup.
Le lien est « unique ».
Joli ce mot « unique ». On veut toujours être unique aux yeux, dans les pensées des autres. C’est une peur que je vois être un peu le moteur de la vie de tout un chacun, non?