Un instant suspendu…
« … Elle descend de la montagne à cheval…. »
Nous sommes juste mon frère et moi. Je dois avoir 8 ans, lui 12.
Nous sommes partis en exploration depuis ce qui me semble être des heures. A Plouescat, dans les dunes immenses de la pointe nord-ouest de la Bretagne. Là où, lors des grandes marées, la mer découvre des étendues infinies de sable gris et fin, des rochers remplis de crevettes et de bigorneaux.
« … Elle descend de la montagne à cheval… »
Nous sommes seuls au monde. Peut-être qu’un voisin, Bertrand, est venu avec nous ? Impossible de me rappeler. Je n’ai que ce souvenir d’accord parfait entre mon frère et moi. Où sont les parents, les adultes ? Rien ni personne ne semble nous entourer. Nous sommes au bout du monde, partis pour un trajet sans début ni fin. Nous avons embarqué sur notre frêle embarcation, un bateau en plastique vert pomme et rose. C’est le mien, mon trésor, arraché à ma mère par des supplications sans fin, fier vaisseau de nos délires fraternels, bulle de connivence et de complicité.
« … Elle descend de la montagne, elle descend de la montagne, elle descend de la montagne à cheval… »
Pourquoi cette chanson ? Aucune idée. Elle nous vient tout naturellement et nous nous époumonons sur elle, le paroxysme du délire étant atteint lorsque nous la triturons dans tous les sens, pour en arriver à
« … Elle descend de la cheval à montagne… »
Ce qui nous fait littéralement hurler de rire. Sans compter les « youpiyayha, youpi youpiyeah ! » qui nous propulsent dans une dimension parallèle de bonheur, un paradis éphémère et éternel.
Nous serpentons dans les méandres de rivières d’eau salée, créées par la mer quand elle s’est retirée. Elle est là, cette mer, mêlant la douceur réconfortante de la Manche à l’appel d’Aventures de l’Atlantique. Elle est là, tout autour de nous, elle nous embrasse et semble même encourager nos cris et nos chants. Le vent qui souffle dans nos oreilles chante plus fort encore, nous finissons par hurler pour passer sur lui. Le sel mouille nos lèvres, y laisse une petite crevasse, que nous attisons en l’humidifiant encore.
« youpiyaya, youpi youpiyah ! »
La plupart du temps, les petites rivières marines nous portent vaillamment. A peine avons-nous besoin d’un coup de rame pour nous détacher du sable. Parfois, pour avancer, il faut sortir de notre embarcation, tirer sur le bout à l’avant du bateau, lancer le frêle esquif dans les courants et sauter vite pour profiter de son élan. Ou pour éviter les créatures marines, crabes et autres serpents de mer qui nous attraperaient les chevilles si on restait trop longtemps immobiles.
« youpiyaya, youpi youpiyah ! »
Je ne me souviens pas du retour, juste du départ. Et d’ailleurs, quand décidons-nous rentrer ? Quand la faim de pain-beurre-chocolat* s’est faite trop forte ? Ou quand la mer s’en est allée trop loin, si loin qu’on croirait ne plus jamais pouvoir l’atteindre, comme une oasis dans le désert qui se dérobe à chacun de nos pas ? Toujours est-il qu’à un moment, saisis par l’immensité d’un instant parfait, du bonheur incommensurable d’être juste là, ici, présents, nous sommes revenus à la réalité vraie des choses et avons décidé de revenir à la serviette. Sérieux comme des adultes pris en flagrant délit de retour en enfance, soucieux de ne pas abuser de la formidable liberté accordée pendant quelques heures par les adultes, nous rebroussons chemin. Il nous faut maintenant remonter tout l’espace parcouru, bateau en plastique sous le bras, hurlant une dernière fois pour l’infini :
« youpiyaya, youpi youpiyaya
youpiyayha, youpi youpiyeah ! »
* Le « pain-beurre-chocolat » est un sandwich au pain baguette, beurre (salé) et chocolat au lait. La perfection de ce sandwich étant atteinte lorsqu’il a délicatement fondu (mais pas trop) dans le sac de plage, sagement rangé dans son pochon. Il faut alors le sortir en ayant pris soin d’enlever le sable collé aux doigts, sous peine de lui rajouter un léger côté croustillant.
Par Marianne BT
Marianne nous propose ici la narration d’un souvenir, déformé par le temps, dont il est finalement impossible de savoir quelle est la part de réalité. Le narrateur introduit lui-même ces « bizzareries » qu’il perçoit dans ses souvenirs (absence d’adultes, éléments manquants dans ce « puzzle »…), et sans doute est-ce en partie dans ces bizzareries que réside le fait que le souvenir soit si beau, si doux, si précieux, et le fait que pour nous, lecteur, il ait par là-même un côté un peu hypnotisant et cinématographique. On l’imaginerait bien en noir et blanc, ce souvenir, avec des vêtements un peu datés, et des coiffures démodées 🙂 . Le va et vient entre la narration de petits détails précis, et le « flou » de certains éléments contextuels rend le texte très réaliste, attachant. On en a tous, non, des souvenirs un peu improbables, déformés, incomplets ?… !
Je crois, Marianne, qu’il serait très intéressant d’utiliser cette belle matière du souvenir pour nous raconter… davantage que juste ce souvenir. Là, tu nous le fais (bien) façon carte postale, ou album souvenirs. Moi j’aimerais plus que ça 😉 . J’aimerais que tu fasses un pas de côté, que ce souvenir soit le prétexte à autre chose au plan narratif. Pourquoi ressort-il aujourd’hui ? A qui la narratrice le raconte-t-elle ? A-t-elle un ou une interlocuteur/trice pendant qu’elle raconte ça ? Ou au contraire est-ce parce qu’elle est seule dans un instant précis que ça lui revient ? Qu’est devenu le frère ? Etc… Les souvenirs sont de formidables supports de narration, avec toutes les distorsions possibles qu’ils comportent. Et c’est justement en les réintroduisant dans des histoires plus vastes, avec des changements de point de vue, et de temporalité, qu’on parvient le mieux à exploiter leur richesse, je trouve…
Merci beaucoup de ton commentaire.
En effet, la question du « à qui? » et du « pour qui? » j’écris cette carte-postale est particulièrement pertinente et interroge également d’autres démarches artistiques que je pourrais avoir par ailleurs (il m’arrive de pousser la chansonnette et de me poser alors les mêmes questions !).
C’est finalement par pudeur et/ou par peur de l’imposture que je me suis cachée derrière l’instant biographique pur pour ce premier essai… histoire de me laisser une belle marge de progression pour les suivants 😀
Ce qui est chouette avec l’écriture, c’est qu’on n’est pas obligé de savoir si c’est « réellement » biographique ou pas. On peut s’inventer des souvenirs si on le souhaite, ou attribuer les nôtres à des personnages fictifs… Peu importe 😉 . Quand je lis, il est rare que je me demande si c’est autobiographique ou pas, et quand j’écris, je ne réponds pas à cette question si on me la pose (« est-ce que cette histoire est autobiographique » entraîne immédiatement la réponse: « imaginez ce que vous voulez, c’est votre liberté de lecteur »).
Du coup, en fait, il n’y a que toi qui sais que tu « te caches », comme tu dis. Et donc, pas la peine de te cacher, l’écriture te protège déjà pas mal 😉 .
pendant les quelques minutes de la lecture, j’ai été une enfant , avec ce joli et douc texte. j’ai bien aimé le clin d’oeil avec la définition finale aussi
Oui, moi aussi (d’autant plus que j’avais les mêmes goûters, gamine)
Retour en enfance de mon côté aussi, j’ai beaucoup aimé la forme du texte et le côté semi réel