Le bus s’arrête sur une petite place mal éclairée par un lampadaire faiblard dont le halo laisse deviner un bitume luisant d’une brume qui sent le moisi.
Bienvenue en Bretagne ma chérie !
Je suis seule à descendre. Sur le trottoir, cette femme, visiblement venue chercher quelqu’un, me jette un regard fugace avant de tourner les talons et de disparaitre dans la grisaille ambiante. Un genre d’apparition. L’Ankou peut-être, personnage légendaire annonciateur d’une mort imminente, ou simple amoureuse déçue de ne pas trouver son homme au rendez-vous fixé.
Je frissonne, l’humidité ou la légende ? Va savoir. Dans ce pays, il y a toujours une bonne raison de frissonner.
J’aurais dû l’interpeller, lui demander si elle connaissait le café du Pélican mais j’ai laissé passer le moment. Trop tard. Je ne vais quand même pas lui courir après. C’est souvent comme ça, je laisse souvent passer le moment. J’hésite un instant et c’est déjà trop tard. D’autres ne réfléchissent pas et agissent. Je ne peux pas. J’ai besoin de ce moment de réflexion, cet instant où j’évalue ma légitimité. Est-il opportun de demander son chemin à quelqu’un que l’on ne connaît ni d’Ève, ni d’Adam ? Faute de hardiesse, je me tourne vers le plan du village, tout en encre délavée et taches douteuses.
La gare en haut entourée d’un cercle rouge. Une grande rue qui part de là jusqu’à une place, une église, une mairie, un café, une école et de la place, en étoile, des rues qui sinuent soit vers la mer et un camping, soit vers des champs et des fermes.
Qu’ai-je fait pour mériter qu’on m’enterre vivante ?
Je réajuste le sac à dos sur mes épaules endolories et me dirige vers le café qui, je suppose se fait appeler « Le pélican ».
Les maisons qui bordent la rue sont toutes fermées. Volets verts et toits gris. Pas de bruit, si ce n’est l’épouvantable vacarme de ma valise à roulettes sur le trottoir défoncé.
Était-ce vraiment nécessaire de me barrer aussi loin ? Et pourquoi à St-Florent ? Surement parce que Laura m’a dit y avoir passé trois jours merveilleux avec Fabien. Je l’entends encore me vendre le patelin, assise en face de moi au café de la place Saint Charles le soir du 1er janvier. Elle riait en décrivant la pluie, puis le soleil et à nouveau la pluie. Les gens sur la plage qui ne semblent jamais gênés par cette alternance, qui mettent et enlèvent les K-way, qui pique-niquent avec les enfants qui courent en maillot de bain et pull dans l’eau verte et sableuse. Elle se souvenait de la main de son amoureux sur sa cuisse, de ses regards de côté quand tous les deux allongés sur le sable, ils laissaient le désir monter. Du café, Le pélican, sur la petite place si jolie et de leur chambre à louer sous les toits.
C’est pour ça que je suis là aujourd’hui, à cause des souvenirs niaiseux de ma meilleure amie.
Je traverse la charmante petite place et entre dans le café qui l’est beaucoup moins. Retour dans le passé en moins de 10 secondes. Même la patronne joue son rôle old school. Comment peut-on encore porter ses blouses bleues aux motifs chelous en mosaïque ? Et le chignon, et le formica. Je comprends pourquoi les touristes ne s’attardent pas ici même en plein mois d’août. Mais il faut ce qu’il faut. C’est vrai que j’ai dit à Laura : un bled paumé, une piaule sans connexion wifi, sans télé, sans rien qui rend la vie plus belle quoi ! Une mise au vert totale et brutale.
« J’ai vu que vous aviez une chambre à louer pour tout le mois d’août », dis-je en jetant un regard timide à la pièce.
Pas un mot. La patronne est là, elle me regarde mais silence radio. Le musée Grévin reconstitué en Bretagne : « Un café des années 50 ».
Je me sens rougir, figée comme une conne dans ma gêne, je ne sais plus du tout quoi dire. Je recommence :
« Bonsoir Madame, excusez-moi, j’ai vu sur le site de la mairie que vous aviez des chambres à louer, du coup, comme j’ai un mois de vacances…
– Bonsoir », réplique-t-elle d’un ton appuyé en pinçant les lèvres, « c’est tout de suite mieux avec la politesse ».
C’était donc ça ! Je rougis encore un peu plus, si c’est possible et je bafouille un truc totalement incompréhensible qui fait lever les yeux au ciel à la vieille chouette.
« Tu as quel âge ? »
Interloquée autant par la question que par le ton, je bafouille.
« 23 ans.
– C’est vrai ce mensonge ? »
Putain, je sens que la communication va être compliquée ici ! Est-ce que je suis censée répondre ?
Elle croise les bras et attend.
« Excusez-moi mais je ne comprends pas bien votre question ?
– Faut te mettre les point sur les i à toi j’ai l’impression. Ça va pas être commode tous les jours si tu comprends avec deux temps de retard ! Je te demande l’âge que tu as parce que j’ai pas envie de m’emmerder avec une gamine en fugue.
– En fugue ? Mais non pas du tout, j’ai 23 ans je vous dis, j’ai passé l’âge de faire des fugues.
– Mouais, tu fais pas du tout ton âge. »
Et elle continue avec son ton revêche en pestant après les gens de mon âge qui s’habillent à 23 ans comme des adolescentes attardées, et qu’elle a bien assez de boulot comme ça, qu’elle ne veut pas en plus s’encombrer d’une môme et de ses problèmes.
Je ne comprends vraiment pas pourquoi Laura m’a envoyée dans ce trou perdu auprès de cette bonne femme acariâtre qui ne veut visiblement pas me louer sa chambre. C’est uniquement quand elle me tend le formulaire en me désignant la pancarte sur le mur indiquant le règlement que je comprends qu’elle cède finalement. Besoin d’argent, j’imagine.
Elle me regarde remplir son bout de papier un petit moment, peut-être pour s’assurer que je réponds bien à toutes les questions, avant de me demander en jetant le menton en avant :
« On peut savoir ce que tu comptes faire ici pendant un mois ? »
Je suis tentée un instant de l’envoyer se faire voir, elle, sa chambre et ses réflexions à la con, mais je me ravise au dernier moment et lui réponds sans lever le nez du formulaire :
« Tenir mes bonnes résolutions du mois de janvier. »
Photo : © DR
Pittoresque cette vision d’une Bretagne contrastée : des souvenirs heureux qui appartiennent à d’autres, à la triste réalité d’un vieux bistrot et de sa désagréable patronne.
J’ai trouvé les mots bien choisis, le ton juste, l’ambiance vraiment bien rendue.
On ne sait quelles résolutions va devoir tenir la jeune femme de l’histoire, mais ça ne va pas être drôle tous les jours.
Il y a beaucoup de nostalgie dans ce texte que j’ai lu, puis relu avec beaucoup de plaisir.
J’aime beaucoup l’ambiance de ce texte, ce café rétro à souhait et sa patronne pour le moins désagréable. J’ai cru qu’elle débarquait en plein hiver dans la nuit et sous la pluie, mais non, c’est le mois d’août.
Fine observation de cette jeune femme qui hésite à poser une question, le temps d' »évaluer ma légitimité ». Description ô combien réaliste d’un plan de ville tout taché… Jusqu’à cette tenancière imbuvable et qu’on enverrait volontiers sur les roses.
Je ne sais pas quelle résolution elle a prise ou veut prendre pendant son séjour, mais il va falloir qu’elle s’accroche. C’est une résolution ou une punition ?
Comme quoi un souvenir, comme une résolution, c’est relatif et que ceux de Laura ne seront sans doute pas ceux de l’auteure.
Merci Lemali pour cette agréable lecture.
Degemer mat e Breizh, bienvenue en Bretagne, comme on dit par chez nous. On pourrait imaginer un guide des hôtels et des lieux infréquentables avec quelques critères : météo instable, paysages insipides, accueil revêche, nourriture déplorable… Celui-ci de Lemali devrait assurément obtenir un trois étoiles.
Et le texte donne envie d’aller plus loin, d’écrire un livre entier : comment rater ses vacances en 30 jours…
Voici un texte que j’ai adoré : ambiance, profondeur du personnage qui se dessine, descriptions, la patronne, le café, le bled… Superbe. L’idée aussi (qu’on ne sache pas, même si on peut se douter qu’elle avait simplement décidé de se mettre au vert, mais qu’elle ne le fait qu’au bout de 8 mois)… Cela ressemble à un début de roman (50% des début d’histoires, ce sont quand même un ou des personnages qui arrivent quelque part) et on aimerait lire la suite dans cette tonalité, cette écriture maîtrisée. Bravo.
Il y a en outre un art consommé du dialogue. En atelier de roman, je me tue parfois à expliquer avec des exemples pris chez Steinbeck ou d’autres grands auteurs comment il faut écrire des dialogues, et qu’ils ne sont pas forcément porteurs d’informations, mais plutôt de signes sur le personnage. Voire : des dialogues qui n’apportent pas d’informations factuelles ou très peu, voire qui carrément sont vides d’informations sont presque idéaux (c’est une des complexités du cinéma, il ne faut pas que les personnages expliquent les choses) ; le rôle des dialogues étant plutôt de traduire le/les personnages et leur(s) évolution(s) et laisser aussi le lecteur co-construire le tout.
Comme je n’ai rien à critiquer sur ce très bon texte, je vais continuer à pérorer sur les dialogues : sachez que l’immense James M. Cain, auteur du Facteur sonne toujours deux fois, expliquait dans une de ses préfaces ce qui était pour lui un modèle d’excellent dialogue. Le voici :
Le premier personnage dit : « Quelle heure est-il ? ». Le second répond : « J’ai mal au pied ».
Lorsque j’ai lu ça il y a très longtemps, je suis tombé dans un abîme de perplexité durant des années. Et puis j’ai fini par comprendre, par « sentir » ce que disait James M. Cain. À vous maintenant 🙂 On peut aussi examiner les dialogues de Lemali, ils sont très bien aussi. 🙂
J’ai tout aimé dans ce beau texte… Surtout : La réflexion sur la légitimité d’une question… Les paysages breton d’encre délavée et de taches douteuses… A moins que ça ne soit le plan…Ou les deux… les souvenirs niaiseux… Les ambiances entre formica et grévin…La fille louche qui vient s’enterrer là au risque de ne pas pouvoir tenir « ailleurs » ces résolutions… Que du bon ici…
C’est superbe ! Merci pour cette arrivée en Bretagne.
J’ai adoré la patronne qui lui donne une leçon de politesse sans dire un mot . Le musée Grévin, excellent.
Bravo !!!
Merci à tous pour vos commentaires encourageants. En fait, j’aimerais en faire un scénario. Merci Francis, du coup, pour le commentaire sur les dialogues, c’est sans doute ce qui m’a donné le plus de grinçages de dents ces derniers temps. C’est difficile les dialogues ! Mais j’adore ça ! D’où l’idée du scénario. Je tiens aussi à préciser, pour les bretons ici présents, que j’adore la Bretagne, en vrai, j’y ai passé toutes mes vacances enfant. Elle d’ailleurs source d’inspiration, tant les bretons que les paysages. La patronne du bar est la version très light d’une serveuse de crêperie. J’ai croisé sa route l’an dernier à Concarneau. 🙂