Par la fenêtre du salon, je l’aperçois. Elle est assise au milieu de ses roses. Seule. Elle parle. Peut-être qu’elle leur confie ses secrets. La douceur de ce mois de septembre, le reflet de son visage…Cela suffirait à mon bonheur. Le sifflement de la bouilloire me décolle de la vitre. Je prends soin de choisir son thé préféré, celui qu’elle a toujours bu. Délicatement, j’inonde les fines feuilles vertes. Un parfum suave et fleuri s’échappe, tandis que les petites fleurs bleues nagent à la surface de la théière. Nous avions tant apprécié la cérémonie du thé… Je dépose nos deux petites tasses en fonte sur le plateau de service. J’ajoute deux sablés au citron sur une petite assiette. Je voudrais avoir le talent de Proust. Que cette madeleine « la réveille ». Je la rejoins sur le banc en mosaïque sous la glycine. Elle me regarde, surprise : « Mais qui êtes-vous ? ».
« Gabriel, n’auriez-vous pas vu mon peigne ? » Nous prenons tous les matins notre petit déjeuner ensemble, à huit heures trente. Peut-être qu’aujourd’hui les tartines avaient un peu trop grillé… ? Ou bien le café était-il trop corsé… ? Elle se lève et se dirige vers le réfrigérateur. Après avoir séparé tous les yaourts les uns des autres, elle se retourne et me regarde. Je vais chercher son peigne l’air de rien et le lui remets. France Inter, il est neuf heures. Elle s’assied et attrape le pot de confiture de fraises. Elle était bonne sa confiture. Elle prenait soin de choisir des fraises bien rouges, mûres, sucrées… L’aventure commençait le matin de bonne heure. Le secret était, selon elle, de prendre soin de ses fruits. Elle disait qu’elle les faisait tourner lentement dans la marmite comme elle avait bercé ses enfants… La maison s’emplissait d’une douce effluve sucrée. Et ce n’était qu’après une journée de travail que le délicieux mélange prenait place dans de petits bocaux. Je me souviens du plaisir qu’était le petit déjeuner du lendemain. J’allais chercher de la brioche fraîche et encore tiède et nous avions le privilège de goûter la cuvée de la veille… Ce matin, ce n’est qu’en la regardant tremper ses doigts à l’intérieur du pot, sans précaution aucune, que je pris conscience que quelque chose de bizarre se déroulait. La paume de sa main recouverte de la mixture sucrée est allée caresser sa fine chevelure blanche. Elle s’est ainsi fait sa mise en plis. Sans sourciller. Coiffée d’une charlotte aux fraises revisitée, elle s’est dirigée vers le miroir, s’est tournée de profil et a déclaré : « Je la trouve très réussie ! Qu’en pensez-vous Gabriel ? » J’ai souris et acquiescé d’un hochement de tête. Elle était si belle… Sans songer à la manière dont nous allions nous débarrasser de tout ce sucre capillaire, je me suis levé et lui ai demandé de m’accorder une danse. Nous avons valsé ensemble sur le parquet de la salle à manger.
Il lui arrive de me confondre avec son père. Parfois, je suis son fils. J’ai même été l’aide ménagère ! Souvent, je suis un « meuble ». Je fais partie de la maison. Je suis là, toujours. Elle m’appelle quand elle a besoin. Hier, le vingt-quatre septembre, nous avons eu cinquante ans. Cinquante ans d’amour. Le soir venu, je l’ai invitée à dîner aux chandelles. Elle est venue s’asseoir en face de moi. A cet instant, je suis sûr que les pépites qui illuminaient ses yeux traduisaient sa joie. Comme le jour où je l’ai demandée en mariage, j’avais « caché » un écrin sous sa serviette et déposé une rose dessus. Jamais je n’oublierai son sourire lorsqu’elle a ouvert la boîte… Des larmes ont coulé sur ses joues rosées. Je lui ai passé l’anneau à l’annulaire et ai été transporté un demi-siècle en arrière. Pendant toutes ses années, elle a été ma raison de vivre. Ma joie. Mon épaule. Nous avons tout partagé. Aujourd’hui, nous partageons la maladie. Ensemble. Pour les autres, elle est devenue une étrange étrangère. Ils l’observent comme un fantôme. Ils ne la reconnaissent plus. Leurs yeux sont des poignards. Leurs regards me transpercent. Je crois qu’elle ne s’aperçoit pas pleinement de tout ça. Elle nous a inventé un autre monde. Une bulle imaginaire dans laquelle elle m’invite parfois. Je ne suis pas nostalgique. Je savoure chaque instant passé ensemble. Là est mon bonheur.
Ce matin, je me suis tourné vers elle. J’ai caressé délicatement sa joue. J’ai déposé un baiser sur ses lèvres.
Elle ne s’est jamais réveillée.
J’ai crié de toutes mes forces. Rien ne s‘est produit.
Ils sont tous là. Pour Vous. Pour moi. Je les observe. Ils ne sont personne. Je suis chez nous. Je suis envahi d’étranges étrangers. Je n’ai besoin que de Vous. Mon Amour. Ma Vie. Mon Double.
Par Colette
C’est un joli texte, un peu triste mais pas trop, qui nous parle de la façon dont la maladie peut rendre l’autre étranger à soi-même et à ses proches… Et pourtant pas totalement, malgré tout, pour ceux qui savent accompagner au plus près. Colette nous peint ici une toile d’une grande douceur, au charme un peu suranné, parfaitement dans le « ton » de ses personnages. Il y a de la tendresse et de l’amour, un peu de fantaisie, de la douleur, aussi… ça ressemble à la vie, celle qui nous touche. La fin, avec ce changement « d’adresse » du texte, avec ce « vous » adressé à la disparue, tellement plein d’amour et de respect, est je trouve très belle. Et par ailleurs, elle boucle la boucle de ce sentiment de devenir étranger à soi-même et à ses proches (finalement, pas forcément besoin d’être malade pour ça…)
Il y a une piste que tu as effleurée mais pas vraiment utilisée, dans ce texte, Colette, et qui me semble pourtant intéressante. C’est celle soufflée par le « France inter il est 9h ». ça peut sembler anecdotique, ça l’est d’une certaine manière, mais ça ancre aussi ton histoire dans du concret, réel, présent. Alors que cette vieille femme s’en éloigne, justement, toi en tant qu’auteur tu laisses son compagnon de ce côté-ci de la frontière, avec nous, en lui faisant relever ce genre de détail. Je pense que tu pourrais intégrer d’autres petites allusions de la sorte, à des éléments très concrets/très quotidiens, au fil du texte, et justement, les supprimer à la fin, voire souligner qu’il n’a plus ces repères-là, quand il devient tout perdu lui aussi d’avoir perdu son aimée (« au fait, quelle heure est-il ? »). Je pense que tu renforcerais ta narration, que tu donnerais un peu plus de profondeur à ce que tu as déjà mis en place et qui fonctionne.
j’ai aimé le classique de ce texte, dans tout ce que le terme classique a de joli, élégant et doux
Il y a une forme d’élégance dans ce texte, les mots choisis, les formules,… Pimenter ci et là quelques détails du quotidien rendrait le texte « plus vivant ».