Ismael était un peintre déprimé. Il avait eu son heure de gloire dix ans auparavant. Il avait exposé dans plusieurs galeries et gagné un peu d’argent qu’il avait rapidement dilapidé. Depuis deux ans, il ne peignait presque plus. Il vivotait dans un petit village en travaillant comme saisonnier.
Alors, quand le maire avait découvert un vieux théâtre délabré derrière l’ancienne école, il avait aussitôt fait appel à lui, l’artiste local, pour repeindre le décor abîmé. Le peintre avait bien envie de refuser mais il avait besoin d’argent. Alors il accepta et se rendit dès le lendemain au rendez-vous fixé devant la vieille bâtisse. Le maire l’y attendait tout fringant. Le théâtre était pathétique et Ismael regretta immédiatement. Puis le maire écarta les vieux rideaux troués et Ismael fut subjugué. Le décor était vraiment en très mauvais état mais il était magnifique. C’était le sous-bois de ses rêves d’enfant. Il avait l’impression d’entendre le vent dans les feuilles, de sentir l’odeur moussue de la forêt. Il approcha sa main pour toucher un tronc peint. Il était persuadé qu’il sentirait l’écorce sous ses doigts. Mais son geste fut suspendu par le maire : « C’est effrayant hein ! J’en ai froid dans le dos quand je vois cette forêt sinistre ! Un vrai décor de film d’horreur ! »
Ismael ne sourcilla même pas. Les propos du maire glissèrent sur lui car pour la première fois depuis très longtemps, il se sentait heureux. Il appela aussitôt sa sœur Céleste qui devait passer quelques semaines chez lui pour lui annoncer. Il avait hâte de commencer.
Le jour tant attendu arriva enfin. Il se précipita au théâtre après avoir récupéré les clés. Le maire voulait qu’on s’occupe du décor avant tout le reste. C’était stupide, se disait Ismael. Il serait abîmé par les travaux. Mais lui-même était très impatient. Il écarta les rideaux moisis en tremblant : la forêt était toujours là. Encore plus attirante, presque vivante. Elle le subjugait. Il enfila son vieux pull bleu, celui qu’il ne portait que pour peindre et il commença.
Il dut s’arrêter à regret en fin d’après-midi. Sa sœur n’allait pas tarder. Il nettoya ses affaires, les rangea, posa son pull et regarda une dernière fois son décor. Il était si heureux.
Lors du repas du soir avec Céleste, il lui parla avec enthousiasme de son nouveau travail. Elle s’était beaucoup inquiétée pour lui ces derniers temps. Elle n’avait qu’une envie, l’accompagner demain pour voir la merveille.
Ismael était resplendissant quand il écarta les rideaux. Elle étouffa un cri : « Mais que c’est glauque ! Elle est horrible cette forêt ! Tu vas repeindre par-dessus j’espère ! » Ismael la fixa les yeux flamboyants de colère : « Bien sûr que non, idiote ! C’est la plus belle chose que j’ai vue depuis longtemps ! Va-t-en ! »
Céleste rebroussa chemin sans rien dire. Elle avait l’habitude des colères de son artiste de frère. Quand Ismael rentra le soir, son visage était fermé et il lui adressa à peine la parole. Il repartit le lendemain avant qu’elle ne se lève. Elle n’aimait pas qu’ils restent fâchés alors elle décida d’aller le rejoindre.
Elle le surprit dans un état inquiétant. Il avait les yeux exhorbités, était complètement hypnotisé par le décor peint. Elle frissonna. Ismael portait son pull bleu et tenait son pinceau à la main mais il ne bougeait pas. Elle réalisa soudain qu’il n’avait en fait pas encore posé la moindre trace de peinture ! Elle repartit, bouleversée.
Le soir même, ils se disputèrent violemment. Céleste l’accusait de perdre la tête et lui de ne pas la comprendre. Il décida de s’installer dans le théâtre, en attendant qu’elle parte de chez lui.
Après plusieurs jours, sans nouvelle d’Ismael, Céleste alla au théâtre. Elle le retrouva dans le même état et reparti silencieusement. Elle voulut y retourner la veille de son départ. Il n’était pas là mais le décor était bien visible. Elle entendit avec un frisson glacé le bruissement du vent dans les feuilles. Elle eut l’horrible impression de sentir l’odeur moussue du sous-bois. Alors, prise d’une impulsion étrange, elle voulut détruire ce cauchemar. Elle jeta un pot d’essence de térébenthine sur le décor, alluma son briquet et regarda avec ravissement les flammes se propager à toute vitesse. Elle recula de quelques pas et son cœur s’arrêta. Où était le pull d’Ismael ? Il le laissait toujours près de ses œuvres quand il s’absentait ! Et elle comprit, bien trop tard. Elle hurla quand elle vit les flammes faire disparaître la tache bleue entre les arbres.
Par Pilly80
Pilly nous propose ici un texte qui surfe sur le fantastique. C’est un texte étrange et un peu inquiétant (dans le bon sens du terme), qui marche sur le fil ténu qui sépare tout un chacun de la folie. Le texte est construit sur ce décalage persistant entre le personnage principal et les autres. Il ne perçoivent pas, ne vivent pas la même chose, alors qu’ils partagent le même lieu et le même temps. Sur l’opposition entre beau et laid, entre rassurant et inquiétant. Au départ, sans jugement de valeur, juste comme un constat. On se demande même un moment de quel côté on se situerait, nous. On l’aimerait, ce décor, ou pas ? Le creshendo du texte, avec la description de l’attitude hagarde d’Ismaël, puis l’accumulation de détails déplaisants sur l’état du théâtre, fait pencher la balance. Mais on n’oublie pas qu’on aurait presque pu penser comme Isamël, au départ du texte, et l’attachement que l’on a pour le personne demeure. Il n’y a pas d’explication rationnelle à ce décalage de perception mis en scène dans le texte, et je pense que c’est plutôt malin. Une explication précise « casserait » une part du mystère du texte, or c’est ce mystère qui fait son côté envoutant. La fin, en quelque sorte « flamboyante », est terriblement efficace (pauvre Ismaël, quand même… !), et finalement, on retrouve ce questionnement du départ : Ismaël est-il réellement plus « fou » que les autres, là-dedans… Allez savoir…
Je crois qu’il pourrait être intéressant, pour ce texte, de choisir une narration au « je », mais qui serait un « je » changeant. Dans la mesure où le texte repose sur une dissonance de perception entre Ismaël et les autres personnes, se mettre à l’intérieur de leurs ressentis en les faisant parler au « je » serait je pense encore plus parlant que cette narration extérieure. Le « je » serait un coup Ismaël, un coup le maire, puis de nouveau Ismaël, puis Céleste, puis à nouveau Ismaël, etc… On serait ainsi au cœur des dissonances de ressentis, des incompréhensions, et ça pourrait à mon sens donner plus de profondeur au texte.
oui ça peut être une piste intéressante. Je pense le retravailler également en dépassant les 4500 signes pour décrire un peu plus les personnages. je bosse je bosse 😉
l’ambiance est aussi troublante, un peu dark, inquiétante ; tout ce que j’aime 🙂
Je me suis bien laissée embarquer dans ce texte… J’étais avec Diego Rivera, j’étais dans le chef d’œuvre inachevé, j’étais cet artiste maudit et incompris … Je me suis dit que, vraiment, ils ne comprenaient rien les « autres », qu’ils ne savaient pas voir…! Bref j’étais Ismael 🙂 ! Il est vrai que, du coup, j’ai très très envie de lire plus de 4500 caractères! On a envie d’en savoir plus sur Ismael .
N’hésite pas à bosser encore et à nous faire lire, Pilly 😉
ah oui tiens j »aurai pu remplacer Ismaël et Céleste par Diego et Frida 😉
j’ai vraiment apprécié l’univers du texte… on est en plein dans l’importance du « décor » dans tous ses sens…
Je suis partie dans ton histoire… transportée par tes descriptions de ce théâtre et surtout par cet inquiètant personnage d’Ismaël… On a envie d’en savoir plus… On est ailleurs … j’adore! J’attends la suite++++!