Jean-Cyrille, baron de la Chézotrou ne s’était jamais ennuyé de sa vie. La grande différence d’âge avec sa sœur en ayant pratiquement fait un fils unique, il avait grandi en sa propre compagnie : elle lui convenait admirablement.
Héritier tant attendu d’une longue lignée de baronnets du Limousin, Jean-Cyrille connaissait sur le bout des doigts l’histoire de sa dynastie et pouvait pendant des heures vous faire grimper aux branches d’un arbre généalogique, certes abondamment fourni, mais qui, en ce début de XXe siècle, ne comptait plus beaucoup de rejetons. Lui-même était le dernier du tronc qui avait tant donné pour la France et pour le Limousin et rien ne laissait présager qu’il aurait un jour une descendance.
Marchant gaillardement sur ses trente-huit ans, Jean-Cyrille était ce qu’il est convenu d’appeler un bel homme. Grand et svelte, la chevelure corbeau fleurant le sud et l’œil bleu d’une ancêtre descendue des frimas du grand nord, les traits doux et réguliers et un sourire à faire fondre la banquise, il attirait à lui tous les regards des vieilles rombières et de leurs filles en quête du grand amour.
Quête désintéressée bien sûr ! Le fait d’épouser un baron n’était pour rien dans les regards humides et langoureux et les soupirs attendris de ces demoiselles !
Jean-Cyrille n’en avait cure, ne sortant quasiment jamais dans le monde. Le sien, de monde, se résumait à cet escalier monumental qui s’élevait dans l’entrée de son manoir, escalier où avait poussé comme chardons dans un champ de blé, les portraits sinistres et réfrigérants de ces hommes et de ces femmes qui avaient fait de lui ce qu’il était aujourd’hui.
D’une fidélité adamantine au roi Henri de Navarre, voisin turbulent et sans doute compagnon inégalable de débauche, son lointain ancêtre, Hugues Lachaise, avait suivi et servi le roi aussi bien dans ses péripéties historiques avec les catholiques d’abord, puis les protestants, puis les catholiques, etc., etc.
Le roi, devenu de France, l’en avait récompensé en lui donnant les terres et le titre de la Chézotrou, petit fief du Limousin, dont l’origine du nom restait inconnue de la famille.
Ainsi était née une de ces dynasties de province jamais déméritante, toujours fidèle à son roi et à ses valeurs… et particulièrement impécunieuse. Les ancêtres de Jean-Cyrille avaient sagement et économiquement géré ce petit domaine composé de bois où abondaient les cerfs, les sangliers et les truffes, de quelques arpents d’une terre qui ne semblait se donner qu’à regret et de ce petit château (le castelet disait-on dans le village) que, chacun à leur tour, ils avaient embelli, marqué de leur empreinte.
La famille s’enorgueillissait du séjour d’Henri, futur roi de France et pour l’heure roi de Navarre dans cette auguste demeure, lors d’une tournée pour rencontrer et parfois réchauffer le zèle de ses vassaux. La chambre où il avait fermé ses yeux royaux (en malaxant probablement le téton d’une jolie soubrette), en avait gardé l’appellation de chambre du roi, ce qui rehaussait le blason familial.
Mais là ne s’arrêtait pas l’intérêt de Jean-Cyrille, emmêlé dans les racines pluri-centenaires d’un arbre qui réduisait sa voilure à chaque génération.
La généalogie mise à part, notre baron avait une, voire deux passions : les chevaux et les armes.
Sans doute faut-il voir dans cet amour pour les quadrupèdes un atavisme profond, venu du fin fond des siècles assurément, mais aussi de ce mémorable après-midi où, revêtu fièrement de la petite armure que lui avait fait fabriquer son père, feu le baron de la Chézotrou, il entreprit de monter sur une des paisibles vaches qui broutaient à l’entour du château, histoire de vérifier si chevalerie rimait bien avec Jean-Cyrille. Apparemment non, car il n’arriva jamais à enfourcher le placide animal qui se fit des plus récalcitrants et notre Bayard en herbe se trouva traîné à travers le pré dans un grand fracas d’armurerie, lequel effrayait encore davantage l’animal, emmenant dans sa course effrénée un preux chevalier cramponné désespérément à la queue d’une Blanchette qui mit, dit-on, plusieurs semaines à produire de nouveau un lait digne de ce nom !
C’est une histoire dont il ne se vantait guère, mais qui n’avait en rien diminué ses ambitions cavalières. Depuis, il avait appris à monter fort aristocratiquement, allant jusqu’à posséder une écurie dont il tirait quelque fierté et aimait par-dessus tout parcourir la campagne à cheval. Rien ne valait pour lui un après-midi passé à chevaucher dans un pays et un décor qu’il connaissait pourtant par cœur.
Il aurait sans doute aimé en posséder également quelques-uns sous le capot d’une rutilante Panhard et Levassor, mais, et c’était là que le bât blessait, Jean-Cyrille était fort désargenté. Un à un, le cœur à chaque fois déchiré, il avait dû revendre ses chevaux et n’en avait gardé que trois, qu’il montait à tour de rôle et qui ne lui coûtaient guère.
Il fallait bien reconnaître que l’entretien du château laissait dans ses finances anémiques un trou encore plus gros que ceux qui parsemaient sa toiture, lui permettant ainsi de décorer ses pièces à coup de seaux, de bassines et de casseroles lorsqu’il pleuvait. Quelques années auparavant, il avait condamné l’aile est, reléguant dans la poussière et les encombrants souvenirs des pièces où il ne pénétrait plus jamais, sauf pour vider les ustensiles remplis d’eau de pluie. Cette année, il avait également fermé les pièces qu’il n’habitait pas dans l’aile ouest et n’avait gardé « en état » qu’un petit salon-bureau agrémenté d’une jolie cheminée (Dieu merci, le bois ne manquait pas !), une cuisine immense et laide à faire peur, qui ne lui servait que lorsque des parents ou amis plus ou moins lointains venaient à passer chez lui, sa chambre et une chambre d’ami, la fameuse chambre du roi, qui avait perdu tout son lustre et qu’il ne chauffait qu’en cas de besoin.
Une femme du village venait passer chiffon et balai dans ces trois ou quatre pièces deux fois par semaine et lui portait ou lui faisait porter à l’occasion une assiette qu’il ne prenait pas souvent la peine de réchauffer.
Comme tant de ses pairs en cette époque où l’industrie était reine, Jean-Cyrille tirait le diable par la queue.
L’autre passion de Jean-Cyrille portait sur les armes. Armes à feu, armes blanches, il avait hérité de ses ancêtres non seulement l’habileté pour les arts du combat mais aussi quelques spécimens qui dormaient dans des râteliers branlants et qu’il se plaisait à entretenir lors des longues soirées d’hiver, derniers vestiges d’une époque désormais révolue. Cédant parfois à une soudaine impulsion, il attrapait une épée et pourfendait un imaginaire ennemi au cri de « À moi, comte, deux mots ».
Pour qui l’aurait alors observé, il se livrait à une danse légère et savante, bondissant en avant, fendant l’air de son épée, reculant avec grâce. Bien sûr, il sortait toujours vainqueur de ces escarmouches pour le moins étranges, saluait, goguenard, un adversaire peu vindicatif et se vengeait ainsi de vivre dans un siècle qui n’honorait plus assez sa noblesse.
Jean-Cyrille était par ailleurs un excellent chasseur et sa réputation n’était plus à faire dans ce domaine. Chaque année, il tuait assez de gibier pour alimenter la table de l’auberge où il se rendait fréquemment, puisqu’on ne lui faisait pas payer son repas, distribuait quelques perdrix et lapereaux à droite et à gauche, lesquels revenaient souvent dans son assiette, cuisinés par des mains reconnaissantes.
Ainsi occupé entre les longues promenades à cheval dans la campagne, l’entretien de ses armes et la chasse, rajoutant à cela une pincée de lecture et une brouettée de jardinage, Jean-Cyrille ne s’ennuyait donc jamais et n’avait pas vu passer les trente-huit années qui l’avaient poussé là. Il n’avait jamais non plus éprouvé le besoin de changer quoi que ce soit à cette vie au demeurant bien agréable. Il vivait de ses maigres rentes, du loyer de la ferme du castelet, de la production du jardin qu’entretenait le fermier ainsi que du revenu non négligeable des truffes qui pullulaient dans ses bois.
Quelques jolies femmes avaient traversé son ciel emblasonné, étoiles filantes vite effarouchées par le froid qui régnait dans cette demeure polaire, malgré tout le charme de son hôte. Elles avaient compris que noblesse ne rimait pas toujours avec richesse et jamais il n’avait cherché à les retenir.
À défaut de pouvoir s’acheter des chevaux pour recomposer son écurie squelettique, Jean-Cyrille s’était abonné au Chasseur Français, afin de se tenir informé des productions d’armes qu’il ne se lassait pas de regarder.
Il se félicitait chaque mois de la réception de cette revue où des sujets aussi variés qu’intéressants abondaient, ce qui lui permettait à moindre coût de rêver armes et chevaux, chasse et gibiers en tout genre ; bref d’entretenir cette petite flamme d’une noblesse et d’une chevalerie qu’il n’avait ni les moyens ni la possibilité de vivre au quotidien.
En ce jeudi pluvieux et venteux de novembre, confortablement vêtu d’un pantalon de velours, d’un gros pull en laine qui n’avait pas encore fait connaissance avec les mites, installé dans les bras accueillants de son meilleur fauteuil en cuir et armé d’un verre de whisky dont la couleur ambrée était magnifiée par les flammes qui dansaient dans la cheminée, Jean-Cyrille épluchait la revue qu’il avait reçue quelques jours auparavant.
Il avait écarté d’emblée de ses lectures la chasse de l’élan avec des raquettes, qui ne lui paraissait pas vraiment adaptée au gibier de la région, s’était penché avec curiosité sur l’examen chimique de la truffe et était présentement occupé à lire l’importance du vin pour la santé. Article prometteur et consolant en cette soirée où la mélancolie l’avait subrepticement envahi, comme cela lui arrivait parfois ces derniers temps.
Jean-Cyrille n’était pas enclin à analyser ses états d’âme, mais force lui était de reconnaître que, de plus en plus souvent, la solitude lui pesait. Il avait toujours fui comme la peste les réceptions données par son voisinage et ses amis soucieux de caser leur beau baron, souhaitant garder quelque distance et toute son indépendance face à ce petit monde provincial de ragots et de cancans. Mais, la quarantaine approchant, il se prenait parfois à rêver d’une douce main féminine qui viendrait se perdre dans ses cheveux et d’une bouche qui s’offrirait à lui avec passion.
Dérangé par ces idées qui ne lui ressemblaient guère, Jean-Cyrille resta un moment le verre en suspens, les yeux perdus à regarder les flammes qui l’hypnotisaient. Puis, secouant la tête pour en chasser ces pensées importunes, il reprit sa lecture et finit par conclure, comme l’auteur de l’article, que le vin était bon pour la santé.
Alors qu’il s’apprêtait à refermer sa revue, il s’arrêta quelques instants sur les pages qu’il sautait systématiquement, celles des petites annonces. Son meilleur ami, Adalbert, lui en avait souvent parlé avec un sourire jubilatoire, l’invitant au moins à les lire, à défaut d’en faire quelque chose d’utile. Il s’était laissé dire que ces annonces étaient on ne peut plus sérieuses, mais Jean-Cyrille avait bien du mal à adhérer à ce genre de démarche. Comment pouvait-on, en quelques lignes, décider ainsi de ses rencontres et, qui sait, de sa vie ? N’était-ce pas forcer la main du destin ? Pour lui, cela restait impensable et il déplorait cette manie de se dévoiler en quelques mots, bien pensés peut-être, mais qui ne reflétaient probablement rien de la réalité.
Une annonce parmi les autres l’avait particulièrement interpelé, mais il referma la revue d’un coup sec et partit se changer les idées à l’écurie, où ses bons chevaux reçurent leur ration de foin et de câlins. La mélancolie qui ne quittait pas Jean-Cyrille en ce jour si gris l’amena à se demander s’il ne pourrait pas dormir ici, avec ses animaux. Après tout, l’écurie était peut-être le seul endroit en bon état du château et de ses dépendances.
Le ridicule de la chose l’empêcha cependant de mettre son projet à exécution. Il fallait se secouer !
Courant sous les trombes d’eau poussées par un vent violent, il revint prendre sa place au coin du feu en feuilletant la gazette locale, portant son attention sur une manifestation équestre qui devait se tenir d’ici quelques jours au haras de Pompadour.
« Espérons que la pluie aura cessé, se dit Jean-Cyrille, car ce serait une véritable catastrophe ! »
Il jeta un œil distrait aux événements mondains et découvrit que l’un de ses anciens condisciples du lycée Gay-Lussac de Limoges faisait part de son mariage. Il ne connaissait pas l’heureuse élue, mais la mélancolie en profita pour venir le taquiner derechef, laissant Jean-Cyrille perdu une fois de plus dans ses pensées.
« Après tout, qu’est-ce que je risque ? J’offre tout l’éclat et la munificence d’un titre de noblesse qui s’assied loin dans le passé et n’a pas à rougir de ses racines, je renfloue au passage mon compte en banque pour remettre le château en état, le rendant enfin digne de ses propriétaires et, cerise sur le gâteau, peut-être y trouverai-je l’amour en prime ? Ne devrais-je pas vivre davantage avec mon temps ? Personne ne m’empêchera de faire marche arrière si je ne me sens pas à l’aise dans la démarche. Est-ce que j’en parle à Adalbert ? Non, il ne me lâcherait plus et me fatiguerait de sa curiosité amicale mais parfois envahissante. Il vaut mieux attendre !»
Il reprit le Chasseur Français, relut cinq ou six fois l’annonce et continua à rêvasser devant le feu.
Il ne se sentait décidément pas prêt à sauter le pas.
C’est alors qu’un grand coup de vent fit s’ouvrir à la volée la porte-fenêtre de la terrasse qui fermait si mal, laissant s’engouffrer derrière lui des gerbes de pluie et envoyant valser les papiers qui se trouvaient sur le petit bureau.
« Même dans cette pièce, je n’arrive plus à faire face » pensa-t-il avec un agacement extrême. Posant la revue ouverte sur son fauteuil, il se leva et referma la porte-fenêtre devant laquelle il cala un lourd fauteuil, tira les rideaux pour ne plus se laisser distraire par le spectacle désolant que lui offrait l’extérieur et revint se servir un verre pour le siroter devant le feu.
Mais il s’arrêta en cours de route, frappé par une idée comme par la foudre.
« Et si c’était mon destin en personne qui était venu me réveiller de ma torpeur et me sortir de mon fauteuil ? » Certes, il ne croyait pas aux phénomènes paranormaux, mais l’atmosphère du jour et la tournure qu’avaient prises ses réflexions firent le reste.
Pris d’une subite inspiration, il attrapa la revue pour y retrouver l’annonce qui l’avait d’abord interloqué, se dirigea vers le petit secrétaire sur lequel il avait jeté tous les papiers détrempés par cette incursion inattendue et s’assit.
Prenant alors son encrier, sa plume d’oie favorite et une feuille de papier à la finesse et au grain remarquables, témoin de jours meilleurs, avec beaucoup d’application en même temps qu’une secrète jubilation, il commença ainsi son courrier :
« Monsieur l’Abbé, …
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Le lendemain matin, Jean-Cyrille se dirigea vers l’écurie afin de bichonner ses chevaux avant d’aller porter son courrier au village. Le vent soufflait toujours avec une certaine vigueur, chassant les nuages devant lui et de larges pans de ciel bleu se dégageaient à présent. Un signe qui fit sourire Jean-Cyrille, lequel avait passé des heures laborieuses à rédiger sa missive.
La porte-fenêtre du salon était entrebâillée et un léger courant d’air faisait tourner les pages de la revue restée ouverte sur le bureau.
Ainsi s’envolaient au gré du vent les mots de la petite annonce qui avait retenu l’attention de Jean-Cyrille :
« Abbé faciliterait mariage américaines millionnaires avec titrés. Écrire au journal ». Novembre 1909.
Photographie : Château de Mercoeur (Corrèze, Limousin), par Malessoute – cc – Flickr.