Je suis tel Baudelaire, saoul, envoûté par le charme caché des substances. Poète des crus classés, je tente de deviner quels alliages se sont mêlés pour créer ces douces liqueurs. Je me plais à imaginer le grain depuis son cep. Je me surprends à retrouver la famille et la naissance de chaque cru. « Là, où tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».
Nous y sommes.
J’ai mal dormi. Ivre de cauchemars. Il me faut avaler ces idées noires pour conjurer les maléfices qui ont hanté ma nuit. Café noir, douche froide. Je suis tendu. J’observe du coin de l’œil ce qui sera ma tenue d’apparat pour la cérémonie du sacre. Je songe aux membres de cette confrérie magique. J’imagine leurs voix, je sens le poids de leurs regards. Dans moins de trois heures, je serai face à eux. Mon rêve est tout proche… Si palpable que j’en tremble. Je ne sais quelles potions miraculeuses les maîtres m’auront sélectionnées.
J’avance à pas feutrés tout au long du couloir jusqu’à la salle de la Vieille Lanterne. L’atmosphère est baignée d’effluves envoutantes. Je suis tel un explorateur qui évolue sur la pointe des pieds jusqu’à ce qu’il espère découvrir. Je m’arrête un instant devant la porte de l’antre secrète. J’inspire profondément. Je jette un rapide coup d’œil à ma queue de pie. La porte s’ouvre lentement. Mon cœur bat la chamade. J’accède à la première vision du cercle. Sobrement déposés sur une nappe tissée de velours rouge, les quatre élixirs me font face. A ma gauche, ils sont cinq. Parés de leur costume orné des plus grandes médailles, ils m’invitent à prendre place. Leurs visages sont cachés dans la pénombre. A moi de choisir le verre que je souhaite déguster. Mon angoisse est à la hauteur de ce qui se joue. Je suis l’acteur principal. Les autres attendent mon consentement pour ouvrir officiellement la cérémonie.
Je me dirige vers le verre numéro quatre. Je le saisis et la magie opère… Mon iris est alors captivé par la divine couleur de la potion. La robe éblouit par sa brillance et sa féminité. Le jus délicieux s’envole dans une valse aussi légère que maîtrisée. La texture est juste. L’harmonie qui se dégage lorsque je hume le liquide éveille ma curiosité et m’oblige à réfléchir. Tel un oiseau, je viens poser mon bec sur le bord du verre et laisser ma langue ne faire qu’un avec l’élixir divin. A la fois suave et délicat, le liquide se révèle au contact de mes papilles. J’en sais désormais beaucoup sur le mystérieux… Il vient d’une côte robuste. Il a grandit sur une colline de cailloux. En bouche, c’est son terroir qui s’offre à moi. Nul doute, sa bouche est puissante et arrondie. Il n’est plus tout jeune. Nous nous sommes déjà rencontrés il y a quelques années… Il a mûri, il a bien vieilli… Evidemment un Saint-Estèphe. Mes lèvres effleurent de nouveau sa robe… Il est puissant et élégant. Nul doute, un Cos d’Estournel. Il est rare, sensuel et délicat. Il est celui que je voudrais être : un 2010.
Je m’incline face au cercle de mes maîtres et m’apprête à leur livrer l’identité de l’élu. Leurs mains se croisent et ils disparaissent pour un moment dans l’obscurité totale. A la lueur de la bougie, je déclame mon poème, mon ode à celui que j’ai reconnu. Après de longues minutes hors du temps, les cinq magiciens face auxquels je me trouve s’animent. La lumière revient peu à peu. L’un d’entre eux s’adresse solennellement à moi et me remercie. Sa voix est grave, cinglante comme un silex taillé. Le plus petit d’entre eux m’accompagne jusqu’à la sortie de la grotte secrète et me donne rendez-vous le lendemain pour la suite des épreuves.
« Jean eh oh ! »
Seulement après quelques secondes d’absence, je tourne la tête et je l’aperçois. Marie m’attend, un cornet de châtaignes grillées dans une main et un vin chaud dans l’autre. Tout à coup, le froid et la bise qui souffle viennent pénétrer mon corps. Je ne sais absolument pas quelle heure il est. Sur la place, des enfants construisent des bonhommes de neige.
« Alors raconte ! Comment ça s’est passé ?! »
Je m’appelle Jean. Je viens de débuter le concours du meilleur sommelier de France.
Par Colette
Colette nous propose ici un texte très métaphorique, où ce concours du meilleur sommelier est mis en scène comme un rite d’initiation, une sorte d’admission dans une secte ou en tout cas dans un cercle restreint, et un peu secret. Il y a de la solennité et du suspense, une ambiance baroque soutenue par des jeux de métaphores et un vrai travail lexical (salle de la Vieille Lanterne, bougie, grotte secrète, maître, magicien, etc…), et l’ensemble fonctionne très bien. L’idée de conclure le texte par la présentation du personnage, en même temps que la clé du mystère, me semble excellente. Auparavant, il a flotté comme une ambiance de mystère, dans laquelle une identité trop précise aurait dénoté.
Je m’interroge pas mal, dans ce texte, sur la pertinence du premier paragraphe, du moins en guise d’ouverture du texte. Ce paragraphe est assez « clair » sur le fait que l’on parle de vin. La suite du texte est plus mystérieuse et moins explicite sur ce point, aussi me semble-t-il étrange de faire une sorte d’aller-retour, dans la narration, entre une chose dite, que l’on tente ensuite de dissimuler, pour la redire lors de la chute. Peut-être faudrait-il réfléchir à déplacer ce paragraphe, commencer le texte directement par « Nous y sommes » (c’est un début efficace, je trouve). Il pourrait alors s’insérer assez bien, je pense, après « … des enfants construisent des bonhommes de neige ». Cela ferait comme une dernière bulle enivrante après le retour à la réalité concrète, une sorte de sas de décompression. A voir !