Juin 1901
Monsieur, 38 ans, propriétaire près de Toulouse, 70 000, épouserait demoiselle, veuve, apport 12 000 francs minimum, pouvant commander à servante, basse-cour, volaille, etc. Tolèrerait tache.
Vichy, le 17 septembre 1901
Cher Eugène,
Merci encore pour ces quelques jours de dépaysement et de découverte que vous nous avez offerts en nous invitant dans votre propriété. Je redoutais cette rencontre, vous vous en doutez, tout comme vous, sans doute. L’artificiel de la situation n’aura échappé à aucun d’entre nous, malgré tout vous avez su nous accueillir avec distinction et discrétion, et je vous en remercie infiniment. Vous avez du me trouver bien gauche et peu naturelle, pourtant je puis vous assurer que je me suis sentie bien vite à mon aise, loin de l’ostentation de Vichy, où j’étouffe.
Je me sens un peu honteuse d’être si dure avec la ville de ma marraine qui m’a accueillie comme sa fille alors que je n’étais encore qu’une toute petite enfant, pourtant je dois le confesser : cette ville m’oppresse, et j’ai goûté avec plus de plaisir encore l’élégante simplicité de votre domaine.
C’est par souci de vérité que je vous écris cette lettre aujourd’hui. La réponse de ma marraine à votre annonce a dû vous surprendre, tant je ne corresponds pas à ce que vous sembliez attendre. Je ne sais quelle histoire vous a amené à rédiger cette annonce, peut-être me la raconterez vous un jour. Pour ma part lorsque ma marraine m’a fait venir pour me faire part de sa décision d’y répondre pour moi, j’ai été fort surprise, et, je dois vous l’avouer, un peu inquiète. Mais vous connaissez aujourd’hui notre situation : Mme de Rochas a toujours eu à cœur de me fournir, à moi, sa pupille, la même éducation qu’à ses enfants, et une bonne situation. Je ne suis plus très loin maintenant de fêter la Sainte Catherine, aussi aurais-je dû m’y attendre, mais pour tout vous dire je m’étais faite à l’idée de poursuivre ma route solitaire, auprès des baigneurs et des buveurs d’eau venus des quatre coins du monde parader plus que se soigner auprès de nos sources. Je rêvais d’être infirmière, d’apporter aux autres des soins et du réconfort, et non pas servir des verres d’eau tiède à longueur de journée, mais enfin…
Comme vous le voyez, je me sens suffisamment à mon aise pour me livrer à vous sans détour. J’espère que cela ne vous choque pas. J’ai à cœur d’être aussi franche avec vous que vous l’avez été avec moi, lorsque vous m’avez raconté votre envie de calme et de simplicité dans la campagne toulousaine. Et pourtant ce que j’ai à vous écrire (j’en retarde le moment, il faudra bien pourtant que j’y parvienne !) n’est pas plus agréable à lire qu’il n’est aisé à divulguer. Il me faut malgré tout partager avec vous cette découverte qui m’a fait chanceler lorsque je l’ai apprise.
Votre annonce a été l’occasion, pour ma marraine et moi, de faire un bilan de mon existence, et de penser, enfin, à mon avenir. Pour se pencher sur l’avenir, encore faut-il être au clair sur son passé, comme vous l’avez dit vous-même auprès du lac à Mme de Rochas. L’avez-vous vue rougir à ces mots ? Avez-vous perçu cette gêne ? Moi, oui. Et pendant le voyage du retour, je n’ai eu de cesse de l’interroger à ce sujet.
De fait, ma bonne marraine n’a pas cherché à me cacher la vérité sur mon existence ni sur « mon arrivée dans sa vie » (ce sont les mots qu’elle a employés). Et si je n’en avais rien su jusqu’alors, ça n’était pas par lâcheté ni par vanité de sa part, mais bien pour me protéger d’un opprobre qui aurait pu ternir mon avenir à jamais, alors même que je reste innocente de tout cela, dans tous les sens que le mot innocence peut avoir.
Je redoute cependant de divulguer une information qui pourrait porter préjudice à Mme de Rochas, aussi je vous supplie de n’en rien dire : je vous fais par cette lettre le dépositaire d’un secret, et plus encore ; le garant d’une réputation, celle de ma marraine, qui ne devrait pourtant pas avoir à rougir de son passé, je peux vous l’assurer. A la lecture de ces quelques mots, peut-être commencez-vous à deviner ce que je me suis efforcée d’ignorer pendant toutes ces années…
Lorsque que je n’étais encore qu’un nourrisson promis à l’orphelinat, Mme de Rochas, qui était encore à l’époque Melle Rambourt, a eu la bonté de me recueillir. Elle était alors en séjour en Italie, chez une cousine, pour y parfaire sa connaissance de l’Italien et de la culture latine. Elle est donc revenue dans la maison familiale vichyssoise avec un merveilleux accent italien, des peintures qu’elle avait réalisées en copie dans les plus beaux musées de Florence et une petite fille de quelques mois à peine. Elle a fait de moi sa pupille, et m’a offert plus qu’un toit : de l’éducation, de l’affection et, lorsqu’elle s’est mariée avec M. de Rochas, une famille. Elle a toujours dit à ses enfants que j’étais « comme leur sœur ». Et c’est ainsi que j’ai grandi, l’appelant « marraine » quand ses enfants lui disaient « maman », mais sans qu’aucune autre dissemblance ne se fasse sentir entre nous. Ma peau mate et mes cheveux sombres, qu’elle aimait à coiffer lorsque j’étais enfant, étaient les seuls signes de ma différence avec Hélène et Victor, et les empreintes de mes origines transalpines. Du moins le pensais-je. Mais « mes couleurs d’automne » comme aime à les appeler ma marraine, ne sont pas plus italiennes que les chalets de Napoléon dans notre ville ne sont montagnards. Vous pressentez, n’est-ce pas, ce que je me refuse encore à vous écrire ? Je ne trouve pas les mots, j’ai peur qu’ils salissent ma marraine.
Ma mère.
Comme cela m’est étrange de la désigner par ces mots : « ma mère ».
Le voyage en Italie était un prétexte. Une excuse. Une échappatoire. Melle Rambourt ne pouvait rester sous le regard des notables de la reine des villes d’eau où sa famille, vous le savez, occupe une place importante, alors que son ventre s’arrondissait. Elle ne pouvait garder cet enfant, elle ne pouvait le reconnaître, alors elle l’a fait passer pour un autre, un orphelin, qu’elle a pris sous son aile lors de ce long séjour à Florence…
De mon père, elle ne m’a rien dit, si ce n’est qu’il « n’a rien laissé de son ignominie » en moi. Encore une fois ce sont ces mots que je retranscris ici. Mon sang se glace alors que je me remémore ce qu’elle m’a confié de lui, et des circonstances tragiques qui m’ont vu naître : est-il besoin d’en dire plus ? Cet homme n’était pas aimé de ma mère, il n’a obtenu d’elle ce qu’il désirait que par la force, aussi en mon cœur ma mère reste-t-elle innocente de la honte de sa grossesse.
Eugène, vous indiquez dans votre annonce que vous toléreriez une tâche. Je n’en porte pas moi-même. Je suis la tâche.
Voilà, vous savez tout. Je vous supplie encore une fois de ne rien dévoiler de cette histoire, de brûler cette lettre, de nier même l’avoir jamais lue, pour l’amour que j’ai de Mme de Rochas, ma bonne marraine et plus encore.
Peut-être maintenant ne souhaitez-vous plus me revoir. J’en serais fort désolée, sincèrement. Mais si malgré cela vous persistez à me trouver charmante, douce et censée, comme vous l’avez dit à M. de Rochas dans le parc, alors ajoutez à cette gentille liste que je suis sincère et honnête, et écrivez-moi.
Je vous vous envoie ces mots que je n’ose relire et j’espère votre réponse.
En attendant je reste votre dévouée,
Félicie
Très belle idée que celle de la « tache » exploitée non pas dans cette fiction sur la honte de la mère (c’est le traitement évident), mais sur celle du personnage qui portera « l’infamie » héritée toute sa vie. Cela nous donne un beau portrait très juste, profond et émouvant. Je disais dans la proposition d’écriture qu’une simple lettre permettait d’en révéler sur soi, sur le personnage, autant qu’une dramaturgie, qu’une mise en scène. La démonstration en est faite ici. Si l’on a peu de « marqueurs » de l’époque, ce n’est somme toute pas très important ici : le personnage est véritablement incarné, complet, complexe, et c’est rendu par des détails biographiques, des anecdotes qui le rendent crédibles, « vrai ». Chose que très souvent en écriture les auteurs (débutants) oublient, ne conçoivent même pas de placer en terme d’indications, sinon de générosité envers le lecteur pour qui on a pour mission de fournir des éléments pour qu’il se construise les images mentales et un imaginaire cohérent. Ces « petits trucs en plus », qui ne sont pas gratuits mais indispensables, comme les arrangements en musique, sont l’écriture. Là encore, bravo et c’est un personnage qu’on aimerait suivre. Après la fin de cette nouvelle bien ancrée dans sa réalité, il y a tant de possibles qu’on pourrait développer un roman autour de cette femme qui ose en dire autant sur elle, et comme on dit « porte du lourd » avec, pourtant, vitalité.
Bon travail, Sécotine (comme pour certains autres textes antérieurs que j’ai pu lire).
J’ai apprécié la concision, la progression de la révélation, la rédaction de l’annonce par un tiers, le transfert de faute/fautive.
Le cadre de Vichy (souvenirs personnels ?) est bien rendu.
Le style de la lettre reflète la bonne éducation de Félicie, mais son ton est résigné, elle est en situation d’infériorité. Il n’y a pas de mention de date, mais c’est bien la condition de dépendance des femmes de l’époque et du souci du qu’en dira-t-on. Elle est prête à paser de la gouvernance froide de sa « bonne marraine » (qui lui a menti jusqu’à un âge avancé) à celle d’un seigneur rural, certes distingué/discret, mais probablement – vus les termes de l’annonce – hautain/rigide/intolérant/intéressé. C’est la vente d’une jument docile encore en état de pouliner. Il a du lui inspecter jusqu’à ses dents.
Lui n’est plus un perdreau de l’année, et je me l’imagine déjà pas très beau et bedonnant (pas d’allusion à son charme, sa prestance, son intelligence). Bref je ressens au final un contexte de tristesse et de devoir , sans amour avant/pendant/après.
Je suis un peu resté sur ma faim – simple curiosité – pour la propriété et les biens d’Eugène, et l’adéquation de Félicie avec servantes/basse-cour/volailles.
Mais ceci est une autre histoire, comme l’écrivait Kipling.
Trados
Chère chère Sécotine,
Voici une missive qui se lit d’une traite! La prose et les détours multiples employés par la narratrice collent (de mon point de vue) avec les us et coutumes de l’époque. Il y a de la matière a développer sans aucun doute! Que ce passe t’il ensuite? Quelle place prend t’elle dans sa nouvelle relation?
Enfin le lien texte-annonce est cohérent ce qui est appréciable.
Une douce et gentille lettre qui donne faim de connaître la suite… Car enfin, du statut d’infirmière (ou quasi), va-t-elle passer à celui de fermière ?
Nulle mention de cet élément dans la lettre, ce qui donne à penser qu’une suite attend…
J’ai beaucoup aimé cette atmosphère de Vichy, la langueur (et l’ennui ?) de ces villes d’eaux qui finit parfois par être oppressante.
Et en même temps une douceur qui ne gomme pas la lourdeur de la révélation (« je suis la tâche »). De la complexité et du lourd et j’admire le courage de cette femme qui va oser (se) révéler dans une lettre qui a dû être bien difficile à écrire ! Du beau travail très agréable à lire. Merci Sécotine !
Merci à vous pour ces commentaires, j’ai tenté un style différent pour cette participation, et je n’étais pas sûre du résultat, d’autant plus que je n’ai finalement pas « traité » le sujet comme je l’avais prévu au départ. Je pensais effectivement écrire cette lettre, mais aussi l’entrecouper de passages à la 3ème personne relatant le séjour chez ce monsieur, afin de procéder par allers-retours entre lettre et récit pour arriver au dénouement final. Ces passages auraient justement répondu aux interrogations concernant le caractère de cet Eugène, ces intentions, ce qui l’a amené à écrire cette annonce…
Mais pour cela, je voulais d’abord écrire la lettre : je me suis mise dans la peau de mon personnage, et je me suis lancée. Et que c’était dur à écrire, cette lettre, dans la situation de cette femme ! Une courte missive de quelques lignes ne suffisait pas. Quand j’ai eu terminé la lettre, je me suis rendue compte qu’elle était déjà longue, et que si j’y ajoutais les passages « flash-back » ça risquait d’alourdir le schmilblick, j’ai donc renoncé, et je me suis contentée d’ajouter quelques références au séjour dans la lettre pour donner plus de profondeur (ahem…) ou en tout cas plus de réalité au texte.
Pour en revenir au sujet du texte, et aux personnages, justement, voilà comment je voyais les choses : je voulais traiter du sujet de la tâche, effectivement, et à travers cela de la condition des femmes à cette époque (loin, très loin du #metoo). Mais je ne voulais pas tomber dans l’image d’Epinal de l’homme méprisable et méprisant versus la pauvre et pourtant admirable jeune femme victime du grand-méchant-patriarcat. Je m’étais justement imaginée un homme, pas tout jeune certes, mais avec néanmoins des bons côtés : une lassitude vis-à-vis de la vie « à la ville » avec tout ce que cela comporte quand on est aisé dans une grande ville (le portrait de Zu est tout à fait révélateur, concernant la même époque !), une envie de simplicité, loin des artifices et de la vanité des bals… Un homme donc, qui « tolèrerait tâche » puisque suffisamment affranchi des règles de bienséance.
Arrive donc Félicie (aussi), qui est elle-même lasse des obligations mondaines de Vichy (ville où j’ai passé quelques jours de mes vacances cet été, et qui a gardé un charme fou, loin de l’idée pétainiste que je me faisais de cette ville – en passant pour les références), une jeune femme qui, bien qu’élevée dans une grande famille, n’en fait pas réellement partie (et pour cause… quelle injustice !) et qui ne peut compter que sur un bon mariage pour être un tant soit peu heureuse (ou au moins pas trop malheureuse). Et il se trouve que cet Eugène, finalement, ne colle pas trop mal avec ses idéaux : du calme, de la simplicité, à distance des mondanités. Et si, par un heureux hasard, ce mariage, qui n’est au départ qu’un mariage de raison avec échange de biens, pouvait déboucher sur une belle histoire ? Soyons fous… Et voilà Félicie qui devient justement assez folle pour révéler un secret, un lourd secret, qui la met en danger, et qui met en danger sa marraine-mère… Bref, je me suis contentée d’une lettre, mais il y a matière à écrire un roman ! Je me suis réfrénée… Vous avez eu chaud…
Bon, ceci dit, le fait que j’écrive toujours à la dernière minute (procrastination mon amie!) et en un temps limité du coup (2h entre l’allumage de l’ordi et l’envoi à Francis pour cette nouvelle :p ) y est pour beaucoup !
J’ai plongé dans l’époque de Félicie du premier au dernier mot, son histoire est un sacrifice, le sien, son coeur, ses aspirations. Elle est la « tâche », à elle d’en payer le prix dans un potentiel mariage « pratique ». J’aimerais lire la suite !!!
Aucune pause dans ma lecture, fluide, prenante, j’ai visualisé chaque scène. Merci Sécotine 🙂
Le décor est vite planté avec « l’artificiel de la situation ». On a un Eugène discret et bienveillant (Moi, je ne le vois pas du tout comme Trados… plutôt aimable, bien éduqué, peut-être un brin trop âgé ou pas d’un physique avantageux pour trouver facilement une épouse? désillusionné par la vie mondaine, celle des villes? des femmes?) face à lui une Félicie qui serait bien heureuse de quitter Vichy (on la comprend, ce Vichy que tu nous décris, on s’y ennuierait aussi!). C’est vrai que là, il manque un petit quelque chose pour nous éclairer sur le Oh combien il lui plairait de vivre aux cotés d’Eugène, car enfin, si elle prend le risque de révéler son secret à l’homme (un secret si important), c’est qu’elle souhaite lui plaire (oui, d’accord, on le voit à la fin dans son attente de la réponse…), mais, plus haut dans la présentation avant l’annonce difficile si tu mets quelques mots sur le pourquoi elle est séduite tu lèves du même coup un peu le voile sur la vie d’Eugène. Le pourquoi il aspire à la paix, la campagne et pour y faire quoi.
Après, c’est tout bon. Comment l’explication née de ce soucis d’être au clair avec cet « à venir » et le passé. Les mots pour le dire. les craintes de Félicie, sa retenue et sa pudeur…
C’est sûr Eugène tombe sous le charme et répond…