Septembre 1984
« Poète, peintre, musicien en puissance, ex-licencié parachutisme, Français, chrétien, 38 ans, sans fortune, aidera à grandir celle la seule de 30-40 ans (aristocrate européenne) que son Amour grandira. Hâte-toi de me connaître. Je suis Espace et Temps et Devenir. »
Lara
Seize heures.
J’ajuste les mèches rebelles de ma chevelure pour obtenir une pièce montée parfaite. Ma bouteille de fixatif à la main, j’asperge plus qu’il n’en faut mon œuvre de cette substance collante et volatile. Un nuage vaporeux m’entoure. La radio crache en puissance un nouveau tube populaire… Euphorique, je saisis mon fer à friser et chante à pleine gueule les paroles de cette nouvelle chanson américaine qui tourne sur toutes les chaînes :
» Hoo ouuuuhhh, like a virgin…
Touch for the very first tiiiimeee…
Like a viiiiiirgin…
When your hearts beats…
Neeeext to miiiiiiinnee…
Ho ouuouououou… »
Les paupières poudrées de phare coloré et les lèvres bien beurrées de rouge, je jette un dernier regard dans la glace pour m’assurer que tout est parfait.
Il habite à deux rues de chez moi… Peut-être l’ai-je déjà croisé sans le voir en me rendant au boulot? Peut-être avons-nous déjà échangé quelques phrases entre deux bouchées de croissant à la boulangerie du quartier? Je déambule lentement sur le trottoir pour me rendre chez lui. Ma trop grande ponctualité pourrait me nuire… Les artistes ne vivent-ils pas la majorité du temps dans leur tête, retranchés de l’espace et du temps ?..
« 1585 De L’ Auvergne ». Devant moi se dresse un immeuble ancien un peu décrépi. J’y pénètre sans faire de bruit. La porte principale n’est pas verrouillée.
J’attaque les marches qui me mèneront à lui. Et si je rebroussais chemin ? Il semble provenir d’un monde si lointain du mien… Tout en me reprochant m’a naïveté et mon esprit léger, une force ascensionnelle me pousse doucement à monter la première marche, et la seconde.
À mi-parcours, le son d’un piano à queue inonde l’espace. Il se marie au cliquetis de mes talons qui résonne dans la cage d’escalier, créant une harmonie puissante qui vibre en moi. Je me sens soudainement en parfaite symbiose avec l’énergie de ce lieu, qui m’était il y a quelques secondes si étranger.
J’y suis quelques minutes plus tard. Déjà. Mon cœur palpite.
La porte de son studio est ouverte. Il n’entend pas mes pas. Je l’aperçois d’abord de dos. Ses épaules larges et sa carrure intimidante rendent le tableau irréel. Ses mains gigantesques dotées de doigts bien proportionnés glissent sur les touches noires et blanches avec une finesse déconcertante. Les gestes sont si fluides que je croirais voir deux araignées d’eau patinant sur la surface d’un lac. La mélodie générée par cet homme qui dégage une force brute est douce et envoûtante… Une larme coule sur ma joue et se glisse sur ma lèvre inférieure. Ma langue goûte le sel de ces émotions trop souvent refoulées.
Des toiles abstraites gigantesques recouvrent la totalité des murs de son studio. La plus grande d’entre elle, située sur le mur mitoyen, attire mon attention. Les tons de bleu et de blanc s’entremêlent créant un effet apaisant au premier regard. En tentant d’observer plus attentivement certains détails, un vertige s’empare de moi. J’ai l’impression que la toile m’attire dans ses entrailles. Mes jambes deviennent de plus en plus molles et je sens mes genoux fléchir. Je ne vois désormais plus que du noir.
Lorsque j’ouvre un œil, il est assis à mes côtés. Je suis bien loin de me douter à cet instant que se tient face à moi l’homme que j’épouserai et qui deviendra le père de mes enfants…
Arnaud
C’est le 3 août 1982 que j’ai obtenu ma licence d’instructeur PAC (méthode de progression accompagnée en chute libre)… J’étais si fier de pouvoir enfin transmettre à d’autres adeptes de sensations fortes ce qui était ma raison de vivre à l’époque : Voler comme un oiseau.. Deux jours plus tard, j’accompagnais ma première cliente dans sa quête de liberté absolue, avec mon pote Julien. Je me rappelle m’être dit ce jour là que j’avais bel et bien réussi ma vie… Que je côtoyais la grandeur des cieux quotidiennement alors que la majorité des gens avait les deux pieds sur terre, bien ancrés dans leur routine ennuyeuse et sans passion…
Le 8 septembre de la même année, Julien, Inès (ma compagne) et moi avions célébré en grande pompe le vingt-neuvième anniversaire de celle-ci, qui venait également d’obtenir son diplôme à la fac de droit… Le vin coulait à flot, nous étions heureux et insouciants… C’est durant cette soirée que j’ai insisté afin que l’amour de ma vie se convertisse à ma seconde passion… C’est durant cette soirée que moi et Julien avons réservé la date du 12 septembre pour son baptême de l’air…
À Limoges, ce fameux 12 septembre, je me suis levé plein d’entrain comme tous les matins.
À dix heures, nous étions déjà à quatre mille mètres d’altitude, la tête dans les nuages… À dix heures, zéro minutes, quinze secondes, je rassurais Inès qui était terrifiée… À dix heures, zéro minutes, trente secondes, Inès était en chute libre, Julien se tenant devant elle pour la stabiliser… À dix heures, zéro minutes, trente-cinq secondes, j’agrippais le harnais de ma bien aimée pour la stabiliser à mon tour et pour ouvrir son parachute au besoin… À dix heures, zéro minutes, cinquante secondes, le parachute d’Inès n’ouvrait pas et je forçais à m’en éclater les veines temporales sur le dispositif de déploiement… Très mauvaise idée. À dix heures, une minute, zéro secondes, mon parachute se déployait pour nous sauver…. À dix heures, une minute, dix secondes, celui d’Inès se déployait à son tour, alors qu’on ne l’espérait plus…
Il était abîmé. JE l’avais abîmé.
Les cordages des deux voilures se sont emmêlés… Les deux toiles entre elles se sont affaissées… Enlacés tous les deux, la chute libre s’est accélérée…
À dix heures, deux minutes, cinq secondes, Inès est décédée… Ma vie s’est arrêtée.
Ce terrible accident aurait dû me coûter la vie mais il m’a plutôt coûté les jambes. Elles sont encore bien présentes, mais elle pendent comme deux grands corps morts sous ma taille. Elles sont lourdes et flasques. Je les traîne tous les jours comme des boulets qui me tiennent enchaînés à cette destinée.
J’aurais préféré mourir, mais je suis toujours bien vivant.
Pour survivre, je peins le ciel comme seuls mes yeux ont pu l’observer… Je tente de reproduire ces paysages grandioses et vertigineux qui vivent toujours en moi… Et je me console en me disant que c’est maintenant là chez toi… Et que tu dois y être en paix, puisque tu m’as dit ce jour là, alors que ta mort était imminente, que c’était le lieu le plus magnifique et paisible que tu avais eu la chance de visiter de ton existence…
***
Inès, ma belle et unique Inès… Me pardonneras-tu si je te remplace un jour ? La vérité, c’est que cela se produira… Elle se prénommera Lara… Elle se présentera chez moi alors qu’elle prétendra avoir vu la petite annonce que j’aurai fait publier pour tenter de t’oublier… En réalité, c’est ma sœur Julia qui l’aura employée sans m’en parler… Laura me mentionnera d’abord avoir été intéressée par mon annonce classée, mais j’apprendrai plus tard qu’elle aura été au départ une aide-soignante rémunérée pour être à mes côtés… Une histoire d’amour grandiose va se développer. J’ai la ferme conviction que cette femme, c’est toi qui me l’aura envoyée… Parce que tu m’auras pardonné… Et parce que tu sais que jamais je ne t’oublierai.
Photographie : © DR, un saut en 1986.
Une nouvelle qui m’a déconcerté de prime abord (je ne retrouvais pas les items posés dans l’annonce -annonce qui est curieuse, certes – mais de fait, on n’est pas obligé de coller à l’annonce trop précisément. D’ailleurs les personnages, les vrais gens même, peuvent passer des annonces totalement barrées qui ne leur correspondent pas), mais finalement après deux autres relectures, ce texte se fait chez moi beaucoup plus ressentir en épaisseur et qualité et j’en suis à penser qu’il n’est, quelque part, pas terminé, car d’ores et déjà trop potentiellerment chargé pour constituer une simple nouvelle.
En effet, les points majeurs, à mon avis :
– L’ambition d’une dramaturgie complexe qui est extrêmement intéressante pour son potentiel dramatique, sa complexité psychologique… (hélas l’espace de cette nouvelle ne permet pas de déployer ; c’est sa chute/explication qui fait exister le projet narratif très rapidement. C’est euh… presque trop ambitieux pour cette longueur de terxte et trop condensé en une chute).
– L’incarnation des personnages, notamment celui de Laura se rendant à son rendez-vous like a virgin. C’est presque onirique, façon « nouveau roman » à la Robbe-Grillet (type L’année dernière à Marienbad), visuellement exprimé ». Ce qui est vraiment intéressant.
– Le décor du studio dans lequel vit Arnaud : on se croirait, de fait, dans un film des années 80 où apparaissait la mode des lofts et des espaces de vie artistiques à la new yorkaise (le film Diva de Beineix en bon représentant du genre, certains premiers romans de Jay Mc Inerney…) et comme en plus la bande son c’est du Madonna de 1984…
Bref, tout est planté, bien planté… Ce qui manque c’est soit une troisième partie (c’est-à-dire développer la chute actuelle, et chuter autrement) ou en faire un roman contemporain, soit au contraire pour pouvoir rester dans le format nouvelle, chuter différemment. (La chute actuelle pose en peu de lignes une ambition dramaturgique tout de même stratosphérique :-), puisqu’on parle d’ailleurs de parachute…). Qu’en pensez-vous ?
Merci Francis pour ce commentaire si juste! De nombreux éléments dramaturgiques sont effectivement exploités dans bien peu d’espace (et donc effleurés) et la chute un peu brutale… J’écrirai une chute plus développée et aboutie (ou un roman un de ces jours)…
Pour les éléments relatifs aux années 1980, il y avait aussi le fixatif (chevelure coiffée en pièce montée) et la méthode PAC (enseignée à partir des années 1980).
J’ai adoré toute la partie initiale des préparatifs de Laura, sa montée vers un avenir prometteur. C’est poétique, naturel et musical. Les émotions et les ressentis sonnent juste.
La partie d’Arnaud, de style narratif, tournée vers le passé, est un peu rigide, façon « para ». Il y a quelques envolées célestes et vertigineuses, mais la fin est un plutôt « mélo ».
Je reste donc sur une impression globale mitigée, le raccord entre les parties n’étant pas évident. Une version retravaillée sera sans doute super.
Je ne peux pas m’empêcher d’exprimer mon côté pinailleur et bassement matérialiste (toute license poétique exclue) :
La chanson de Madonna est une bonne idée de marquage de date, cependant elle n’est sortie aux USA qu’à mi novembre de cette année là.
Lara ayant été initialement embauchée comme aide-soignante, elle connaissait son handicap, et ne pouvait rêver de l’avoir croisé dans la rue ou à la boulangerie (mais j’ai bien aimé la mention du croissant).
Quant au piano « à queue », n’étant pas musicien je ne crois pas pouvoir reconnaître la rondeur et la précision de sa sonorité, surtout en montant un escalier, essoufflé par le manque d’ascenseur. Par ailleurs c’est un instrument qui doit coûter dans les 140 000€, donc hors de portée d’un musicien amateur fauché, et pas aisé du tout à monter dans un vieil immeuble.
Mais ce ne sont que des points de détail, faciles à recadrer.
Trados
Merci Trados pour ce commentaire constructif ! Effectivement, la chanson de Madonna est sortie en novembre… Je conviens que la rigueur des faits réels rapportés est primordiale dans un texte car certains lecteurs ont l’oeil affûté !! (chapeau à vous pour la recherche dans votre texte) ! … Je connaissais ce détail mais je n’en ai pas tenu compte me disant qu’un délai pouvait avoir eu lieu entre le passage de l’annonce et les rencontres ayant suivi… Pour l’impression globale mitigée, je suis également bien d’accord avec vous.. Beaucoup de retravail à faire sur ce texte qui est loin d’être mon meilleur, afin que les trois parties s’accordent davantage…
Bonsoir Mélanie,
De mon côté j’ai vraiment apprécié la première partie du texte, le personnage féminin m’est apparue bien concrète et je l’ai suivie à chaque pas. La deuxième partie est intéressante et j’ai aimé le traitement (notamment le rapport au chronomètre). Cependant, la mort de la compagne se devine peut être très/trop rapidement. Enfin, la dernière partie que j’ai percue comme l’explication a posteriori, aurait peut être mérité d’être davantage développée.
Quoi qu’il en soit je salue la qualité des descriptions qui sont présentes mais pas trop imposantes (ce qui est toujours ma crainte). Les images correspondent au souvenirs que j’ai de ces années là!
Bonsoir Mélanie,
Je dois avouer que je me suis perdue en route à la première lecture, je me suis laissée emporter par les personnages (et par quelques impressions fugaces et dérangeantes : pour un premier rendez-vous elle se rend directement chez lui ? Et ce piano à queue, comme est-il arrivé là, dans un studio ? Et comment gère-t-il les touches avec ses jambes paralysées ? → oui, je suis du genre à me prendre la tête sur des détails, j’avoue…) et j’en ai perdu le lien, mais une seconde lecture m’a permis de mieux cerner toute l’évolution de la dramaturgie. C’est bien trouvé, très ambitieux, et les décors sont bien posés ; j’ai particulièrement apprécié les rappels à l’époque : Madonna , le fixatif (j’ai le jingle de Studio Line en tête, merci hein!), le fard à paupières multicolore… Manque plus qu’un fuseau et une paire d’épaulettes et on est bon! La manière dont vous avez géré le changement de style avec le changement de personnage est aussi intéressant, même s’il m’a un peu perturbé au départ. Une belle idée, à creuser encore, il y a de quoi faire !
Je suis de l’avis de tous. La première partie est juste parfaite. La description de la préparation de Lara qui chante à pleine gueule et se beurre les lèvres. C’est vraiment chouette.
J’ai moins aimé la seconde partie. Je ne saurais dire. La différence de style entre la partie « Lara » et la partie « Arnaud » m’a gêné. Pourtant c’est normal que ça soit comme ça, vu qu’on a deux points de vus différents! (Aïe, je ne suis pas sûre d’être claire là!). La chronologie du drame, ou le déséquilibre entre les deux parties pourtant sensiblement égales. Est-ce le décalage entre la joie de Lara et le drame d’Arnaud… Pfff, j’ai du mal à m’exprimer.
La troisième partie fuse. J’aime assez le truc des points de suspensions pour laisser le doute ou aller à l’essentiel dans le récit. Ne pas vouloir en dire trop ou donner trop de détails. Moi, j’aime bien. Peut-être que d’aller à la ligne pour chaque idée de cette partie donne du poids à l’espace entre chaque fait et l’on comprend mieux que tout cela n’est qu’un enchaînement d’images (me fais-je bien comprendre là… je ne suis pas sûre!)
J’ai aimé ton histoire et tes personnages.
Tu sais quoi? Il a un petit goût avant gardiste ton texte… Voilà, c’est ça 😉