Le Monde Parallèle
J’ai disparu un matin. J’ai quitté ma femme et mes deux filles comme si de rien n’était. J’ai pris mon petit déjeuner avec elles puis je les ai embrassées avant de partir. Au lieu de prendre la route du bureau j’ai bifurqué sur la gauche. Ma sacoche de travail contenait tous les documents qui pouvaient encore m’identifier. Je les détruirai plus tard quand je serai à l’abri des regards. Seules les liasses de billets que j’avais partagées dans quatre enveloppes m’accompagneraient lors de ce voyage.
Je partais pour rejoindre Le Monde Parallèle, ce monde de fantômes au regard de l’administration, qui se multipliaient dans les grandes villes d’abord, dans les banlieues ensuite. Ces hommes et ces femmes acceptaient de perdre leurs droits, leur sécurité sociale et leurs biens, parfois plus encore. Certains, comme moi, laissaient derrière eux leur passé entier, leur famille et leurs amis.
Les Disparus ont commencé à apparaître silencieusement quand la faim, l’injustice des lois ou les douleurs infligées par le gouvernement ou les décideurs dans la société n’ont plus été supportables. Quand il n’y a plus eu d’espoir de vivre décemment pour certains, quand les règles imposées par la volonté de produire toujours plus pour acheter encore plus ont commencé à signer la mise à mort des entreprises qui se voulaient morales. En bref, quand ils ont réalisé qu’ils ne pouvaient plus rien attendre de bon ou de bien de cette société telle qu’elle était organisée. Car la perte d’espoir pourtant si rare chez l’homme, peut provoquer chez lui un bouleversement d’une puissance plus forte que tout, et surtout plus forte que la mort.
Au fil du temps, des réseaux souterrains se sont constitués pour aider les gens comme moi à franchir le pas et partir.
J’ai reçu des instructions très précises, étape par étape.
J’ai d’abord été abordé par une femme dans l’ascenseur de mon immeuble de bureau. Car les leaders des Disparus choisissent avec beaucoup de précautions ceux qui vont les rejoindre. J’ai appris depuis, qu’ils s’entouraient de toutes les compétences nécessaires pour évaluer puis prédire avec une réussite absolue si un individu était prêt à tout quitter pour les rejoindre. Je sais aujourd’hui que ma vie cesserait à la seconde si je changeais d’avis. Je l’accepte. Ils s’assurent ainsi de ne pas avoir d’existence officielle et donc de ne pas donner prise à des recherches ou à des volontés d’extermination puisque le monde des Disparus n’est imaginable pour personne.
Cette femme m’a proposé de nous arrêter à la cafétéria du 5ème étage sous couvert de me parler de dossiers en cours. Elle a réussi à brosser avec une très grande pertinence ma situation professionnelle – je faisais parti du programme de licenciement du semestre suivant pour contestation publique de la politique sociale de l’entreprise – ma situation personnelle et mon profil psychologique. Elle connaissait mon désespoir mutique, elle savait que je n’avais plus rien à perdre. J’ai été convaincu en un tournemain de l’évidence de ce qu’elle me proposait.
Les premières instructions ont testé puis validé ma détermination à les rejoindre. Il a fallu attendre plusieurs mois avant de recevoir les suivantes. Puis tout s’est fait très vite. Le tri d’affaires de tous ordres, la liquidation de problèmes en suspens, la mise de coté progressive des sommes d’argent nécessaires à mon départ. Tout cela dans le secret.
Je préparais ma mort officielle, en somme !
Aujourd’hui je me réveille dans une pièce que je ne reconnais pas. Je suis seul et je me sens reposé. Le soleil filtre au travers des stores et dessine sur les murs des figures sautillantes et joyeuses. Dans l’air flotte un parfum doux et fleuri. Après un instant je décèle aussi une odeur de pain grillé et de café à l’ancienne. Je meurs de faim ! Je tends l’oreille vers la porte poussée et perçois confusément une conversation et des rires. Au delà, un silence cotonneux et délicieux ; pas d’agitation de klaxon de moteur ni de cris. Et je souris : je peux compter de un à dix sans penser à rien. Je peux aussi ne rien faire et ne penser à rien.
Sur la table de chevet à ma droite est posée le journal de ce jour. Je le prends et parcours les pages distraitement. Dans les faits divers, il est fait mention de l’ascenseur d’un immeuble de bureaux qui a pris feu ce matin à l’horaire le plus chargé de la journée.
Par chance, il n’y avait au moment du drame qu’une seule personne enfermée. Pour l’heure, la victime n’a pas pu être identifiée.
Par Loulou la Rose
Loulou la Rose nous propose un texte de science-fiction assez hypnotique, parce qu’au fond, il pourrait presque être vrai. C’est un de ces textes qui, sans elfes et sans dragon, réécrivent le monde d’une manière, finalement, parfaitement plausible. Et qui laisse donc un petit goût étrange, qui nous interroge, d’une belle façon. On reconnait, dans ce qui est décrit, certains des traits dysfonctionnants de notre société, et à partir de là, Loulou la Rose imagine un « monde parallèle » de gens qui ne supportent plus ces dysfonctionnements et qui font le choix de s’organiser en marge de la dite société. Cela reste un thème classique, celui de la désobéissance civile et de l’organisation d’une sous-société en marge de la société officielle, mais il est traité de manière parfaitement cohérente et intéressante. La chute est assez bonne, pour boucler la boucle de cette « disparition » et de ses modalités.
Si ce texte est bien construit et fluide à lire, il me manque pour ma part un peu de « corps », pour ce qui concerne le personnage principal. C’est un texte au « je », mais qui est presque traité comme une narration extérieure, un reportage ou un compte-rendu. Cela donne du coup un côté un peu « lisse » et désincarné au personnage. On manque de sentiments, de sensoriel, on ne sait pas vraiment ce qu’il éprouve. On manque aussi sans doute de petits détails concrets, anecdotiques, qui ancreraient ce personnage dans son histoire, et qui nous permettraient de comprendre pourquoi/comment il en est arrivé là (a-t-il particulièrement choisi sa tenue, le jour où il devait disparaître ? A-t-il embrassé ses enfants spécialement fort ? Ou au contraire, rien du tout pour ne pas éveiller de soupçons ?) Par exemple, j’aime bien, vers la fin du texte, qu’il évoque les odeurs sur son nouveau lieu de vie. Cela pourrait être mis en balance avec, plus tôt dans le texte, le fait que les odeurs de la villes sont agressives (pollution), ou que chez lui, il ne supporte plus le parfum de sa femme, ou autre idée à creuser…
J’ai bien aimé ton texte, Loulou la Rose, j’ai embarqué dans le monde des Disparus qui m’a interrogé, comme dit Gaëlle.
Je pense aussi que quelques détails plus concrets / davantage de sentiments permettraient de mieux s’identifier au personnage. J’ai aussi été étonnée de la facilité avec laquelle il semblait avoir pris cette décision. Je crois que j’aurais eu besoin, soit, de plus d’éléments expliquant sa volonté (le licenciement prévu pour le côté pro mais pour sa vie de famille?), soit de sentir un moment de doute…
En fait, je pense que le texte de Loulou la Rose est presqu’un sujet de roman ou de novella (d’où la difficulté, sans doute, à faire « tout rentrer » sur un format texte court, mais c’est un bon exercice…!) 😉