Ma mémoire n’a pas disparu, elle s’est tue. Je ne l’entends plus me balancer des images bourrées ou non d’émotions quelles qu’elles soient, heureuses, tristes, colorées, physiques.
Un je-ne-sais-quoi a tout mis en sourdine, planqué dans un coin de ma tête n’offrant plus d’écho à mon cœur. C’est silencieux mais ça ne ressemble pas au vide.
Et pourtant je sais qu’il y a eu de la vie qui s’est installée là, qui a gravé ses petits et grands moments au fil des années, des prénoms, des repères, des réflexes, des habitudes,.. Plus rien de tout ça ne fait de bruit, plus de tumulte. La course poussiéreuse de buissons secs et légers emportés par le vent dans le désert, est le reflet de ma mémoire muette.
Je me suis réveillée ici, dans cette chambre dite de repos, il y a quelques semaines.
Le silence est présent aussi entre ces murs, à peine effleuré par les bruits étouffés du couloir.
Des visages inconnus à l’expression attentive m’ont posé des questions : mon prénom, mon nom, le jour, … Le vertige dans ma tête, je voulais leur dire, crier que j’avais peur, mais ma voix a fait alliance avec ma mémoire, me tenant emmurée, complice de leur pacte de silence.
D’autres visages, connus par celle que j’étais avant, viennent me voir. Je ne reconnais pas leur voix, ils n’entendent plus la mienne.
Il y a ce garçon qui vient avec son père, il est gentil, il m’appelle “Mado », son père “Maman”. À chacune de leur visite, ils m’apportent des madeleines. Le garçon me précise à chaque fois qu’elles viennent de la boulangerie à l’angle de ma rue, que je les achète toujours là parce qu’elles ont ce petit goût de “reviens-y”. Cette expression le fait rire, un éclat joyeux qui fait résonner encore plus le silence, vexé de ne pas avoir vu le coup venir ; cet éclat le fendille légèrement.
Son père parle peu, me montre des photos de tout ce qui était ma vie avant ces murs.
Je les regarde, il scrute mon visage avec tellement d’espoir, à l’affût d’une lueur de réminiscence dans mes yeux. Rien. “Ce n’est pas grave, garde-les, maman. Tu pourras les regarder quand tu veux.” Il est touchant, je voudrais le prendre dans mes bras comme le ferait une mère pour le rassurer mais je reste prostrée. L’opacité silencieuse resserre son emprise. Mon fils…
Il y a cette jeune fille aussi, un tourbillon. Elle se fiche du silence ; elle ne le supporte pas alors elle le cisaille à droite à gauche avec ses envolées bavardes. Elle parle beaucoup, me raconte sa vie de lycéenne, regrette de ne pas pouvoir venir plus souvent mais c’est compliqué entre ses cours, sa danse et “l’ambiance à la maison depuis que maman est partie, c’est glauque. Papa est un mur.”
Elle ne m’apporte pas de madeleines mais engloutit les miennes sans aucun scrupule tout en me racontant des anecdotes dont je fais partie. “Tu sais pourquoi on t’appelle Mado ?”… silence… ”Ta langue au chat ? Tu pourrais faire un effort, réfléchis… Parce que tu adores les madeleines, fastoche non ?” Elle se lève pour me dire au revoir mais arrête son mouvement. Elle cherche mon regard, le sien est très bleu, très triste. Elle me dit qu’elle a du chagrin, qu’elle en a marre de tout ce silence, avec moi ici, avec son père chez eux, qu’ils ont besoin de moi. Elle promet de me sortir de là, qu’elle connaît mon histoire, qu’elle a découvert une vieille guitare relayée au grenier, trouvé mes carnets, qu’elle les a lus. “Je le cherche, Mado, je le retrouverai, je me servirai de lui pour que tu reviennes, je m’en fiche du temps et des secrets qui bousillent tout ”. Elle me serre fort, pose sa tête contre ma poitrine, j’écoute sa respiration. Elle me plaque un bisou sur la joue qui fait autant de bruit que l’éclat de rire du garçon, le silence continue à se fendiller, la porte claque derrière elle, les murs sursautent.
Retrouver qui ? Le vertige me reprend.
La porte s’ouvre, sans bruit. Je continue à regarder par la fenêtre absorbée dans la contemplation des couleurs automnales offrant leur explosion insonore. “Mado…”,. C’est ma lycéenne, je ne me retourne pas, je reste debout devant cette fenêtre qui se brouille ; elle s’approche de moi, s’appuie sur le mur, tente de capter mon regard,. “Je te l’avais promis, à toi maintenant.” Je sens une autre présence, instinctivement, … Sa présence… Rien de plus ne m’est livré que cette certitude. Qui ?
Le silence dans ma tête commence à s’affoler, une lutte s’engage comme après une trop lourde anesthésie avec ses effets secondaires, j’ai un peu froid et une sensation nauséeuse.
Des notes de guitare viennent pourfendre le silence de la chambre, elles jouent un tango doux. Je n’ai pas besoin de me retourner, je vois les mains du guitariste mener la danse dans le reflet de la vitre. J’entends fredonner très bas timidement, maladroitement… C’est ma voix. Elle rompt le pacte de silence, espérant entraîner dans son sillage ma mémoire.
Les battements de mon cœur osent faire une percée discrète, en douceur, au rythme des notes. Ma mémoire suivra-t-elle ?
La musique virevolte dans toute la pièce, elle ne heurte pas le silence, elle l’adoucit, l’enveloppe, l’embrasse… Une communion se crée entre elle et lui.
Mon regard ne se détache pas des mains du guitariste.
Je ferme les yeux… Entre les buissons secs et légers de mon désert, un couple danse au loin comme un mirage… Je reconnais ces mains ce sont celles qui enlacent la danseuse… Une éternité.
J’éprouve le besoin de m’appuyer contre la fenêtre, ce tango me donne le vertige.
Photo : cc by Visual Hunt, by Echipul
Le texte de Khéa se distingue dans sa forme, son fond, son style des autres nouvelles présentes ici. On est davantage vers une écriture contemporaine du « Nouveau Roman » (caméra subjective cotonneuse, flux intérieur flottant) avec des aspects du fantastique moderne (l’étrangeté malaisante dans le réel, plutôt que l’inconnu ou le « monstre » apeurant du fantastique classique). Et il est imaginable qu’une sortie du coma et une amnésie produisent ce ressenti. C’est très bien rendu, par l’écriture (dite « blanche » : froide, factuelle. Phrases courtes, précises) qui nous offre :
– Une sensation de perception ouatée, floue et en effet aussi de vertige.
– Une sorte de distance avec le réel par des sensations diffuses (par ex. les bruits paraissent comme étouffés, notamment parce que les paroles sont rapportées au style indirect).
– Un bon rendu de l’état psychologique (et probable) du personnage.
– Pour le lecteur, le fait de partager le même ressenti que le personnage. On essaie de décrypter, d’assembler les bouts, les bribes de réel, les indices…
La dispersion mesurée des indices est d’ailleurs honnête avec le lecteur. Trop en balancer à la « Twin Peaks » (ou autre film tricheur de David Lynch), façon série « Lost » ou autre méthode poudre aux yeux (ajout constant d’étrangetés à défaut d’avoir une histoire construite à raconter) serait désagréable. Là, ce n’est pas le cas (mais il est vrai que c’est court, et que cela ne supporterait peut-être pas la longueur avec ce mode de traitement).
La chute « blanche » elle aussi, abrupte, qui nous sert le mystère toujours entier, angoissant pour le personnage comme pour nous, me paraît parfaite. C’est pourquoi cette nouvelle ferait à mon avis une très bonne ouverture de roman (de quête de soi, d’identité, de souvenir), qui serait, évidemment, ensuite écrit plus classiquement.
Dès lors, tout un imaginaire est possible. J’ai ma théorie sur ce qui s’est passé ; vous avez sans doute la vôtre ?
C’est ce qui n’est pas dit, pas expliqué, qui donne à imaginer et à rêver, et tous ces possibles donnent une force incroyable au texte. Cela et le fait qu’on ressente, à travers les mots, ce que vit le personnage principal, c’est bluffant et très bien réussi ! Je suis terriblement curieuse maintenant de connaître le reste…
Pour prolonger le texte de secotine: on ressent tellement bien ce que les autres vivent egalement, les emotions de chacun, et leurs demarches, toutes differentes mais visant au meme objectif, pour faire revenir mado dans leur monde. Emotion a fleur de peau. Bravo
J’ai bien aimé ce texte que j’ai trouvé, pour ma part, tendre, triste et beau. Et j’apprécie que la fin soit ouverte, et que tout ne soit pas dit et expliqué, cela renforce le pouvoir de l’imagination..et donc de l’émotion.
Indéniablement c’est bien écris
Je ressens ce texte comme l histoire d une amnésie plutôt qu un silence
Entre perte de mémoire et perte de sens
En effet cela donne le vertige
Merci beaucoup
Une petite expérience personnelle m’a influencée.
Francis, je serais curieuse de connaître votre théorie…
Je verrais bien une arrestation de l’homme, guitariste (inspirée de l’histoire de Victor Jara torturé et tué par la junte chilienne https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%ADctor_Jara ) ; arrestation lors de laquelle la femme choquée ou battue a perdu la mémoire. Lui : disparu à jamais…
J’imaginais un traumatisme à la base de cette amnésie, accident, tentative de meurtre parce qu’au mauvais endroit au mauvais moment, …en tout cas rien de « romantique ».
J’aime beaucoup votre théorie, très inspirante ! Merci Francis 🙂