Trop, c’est trop !
J’étais à bout. J’avais l’impression d’avoir chopé un méchant virus qui me vidait de mes forces et me conduisait au bord de la déprime. Pourquoi avais-je cédé à l’insistance de ma belle-sœur et laissé partir mes filles à Cannes avec elle ? « Puisque vous ne pouvez pas aller dans la Haute-Loire en juillet, confie-moi les petites. Elles passeront du bon temps avec leurs cousines, et puis franchement la campagne… Toi, tu auras tout le mois d’août pour profiter de tes puces ». Elle n’avait rien ajouté mais j’avais vu pointer la vacherie rituelle au coin de ses lèvres : « Vous, les enseignants, avec vos trois mois de congés ! » Des étoiles s’étaient allumées dans les yeux de Tania et Sarah : la villa grand-luxe dont tante Liz nous rebattait les oreilles, la mer… Comment résister ?
J’avais pourtant l’habitude de passer la seconde semaine de juillet sans mes filles qui séjournaient chez ma mère : c’était l’occasion pour Tom et moi de nous retrouver. Je me reposais, préparais un repas fin pour le soir en attendant son retour. Des soirées en amoureux, une nouvelle lune de miel. Ce que je n‘avais pas prévu, c’est que, les filles à peine envolées, son boss lui proposerait de superviser jusqu’à la fin du mois un chantier à la frontière suisse. Pas question de rentrer tous les soirs, mais les confortables indemnités de déplacement valaient le sacrifice.
J’avais apprécié ma première journée de détente en célibataire, paressant au lit, puis sur le balcon avec un bon livre, me concoctant mentalement un programme de rangement et de shopping pour les jours à venir. Le soir, toutefois, j’avais peiné à trouver le sommeil. Le lendemain, le malaise m’avait cueillie dès le réveil. J’avais zappé mon sacro-saint petit déjeuner. À midi et au dîner, quelques fruits m’avaient suffi. Mes bonnes intentions d’occupations avaient été remises à plus tard. J’avais attribué mon humeur au spleen rituel du début des vacances d’été : un réveil qu’on ne fait plus sonner, du temps devant soi, plus de classe où faire régner le calme et se réjouir des « Maîtresse, j’ai tout juste ? Maîtresse, j’ai pas compris ! »
Puis d’heure en heure, de jour en jour, le calme de l’appartement avait fait monter en moi des bouffées d’anxiété. La vérité m’était apparue. Bien plus que mes chenapans de CE2, c’étaient des rires de Tania et Sarah que je me languissais. C’étaient leurs bras autour de mon cou que je voulais. Chaque soir, je grinçais des dents en passant devant leurs chambres, déçue de ne pas apercevoir leurs têtes brunes, un petit pied ou un bras dépassant du drap. Pire, lorsqu’elles me téléphonaient, leur joie, au lieu de me faire plaisir, m’agaçait : « C’est super, maman, elle est géniale la mer à Cannes ! » Je demandais si je leur manquais mais leur « bien sûr, petite maman » me semblait sonner faux. Et j’enrageais d’en avoir pris pour quinze jours, cette fois !
Me manquaient aussi cruellement, dans le grand lit à deux places, la jambe de Tom contre la mienne, sa main égarée sur ma cuisse ou mon ventre, son souffle près de mon oreille. Je m’agitais dans tous les sens sans trouver le sommeil. Quant à ses coups de fil quotidiens que j’attendais le cœur battant, ils étaient loin de me rassurer. Il pensait à moi, travaillait beaucoup, la région était belle, il me rapporterait du bon chocolat suisse. Une voix s’élevait dans ma tête : « Les femmes, elles sont belles aussi, là-bas ? » Je n’en étais pas fière mais c’est ainsi : douze ans de mariage et je suis toujours aussi folle de lui qu’au soir de notre première rencontre.
J’ai fait un effort, pris la voiture et rendu visite à ma mère. Je l’ai trouvée amaigrie, fatiguée. De son côté, elle s’est inquiétée de ma mine de papier mâché. Je suis repartie honteuse d’avoir ajouté à ses soucis.
Au retour, je me suis traitée d’égoïste, de petite nature, me suis promis de réagir. Je n’ai pas pu. La colère m’a pris, contre Liz, cette snobinarde qui m’avait privée de mes filles, contre mes filles que leur séjour à Cannes aurait pourries – la mer, quelle saloperie ! – et qui à coup sûr me reprocheraient le mois d’août à la montagne, contre Tom qui avait eu le culot de m’abandonner. À cause d’eux je crevais de solitude. Ce débordement de mauvaise foi m’a fait du bien. Je savais pertinemment que c’était le seul remède qui me permettrait de tenir bon jusqu’à ce que retentissent les voix aimées : « C’est nous maman chérie ! On t’aime. Salut mes femmes, votre homme est rentré à la maison ! »
Par Aquassiba
J’écris depuis mal d’années. J’anime un forum de passionnés de lecture et d’écriture et participe régulièrement à des jeux d’écriture. J’ai eu l’occasion de publier quelques ouvrages.
« ce débordement de mauvaise foi », formule contenue dans le dernier paragraphe, me semble assez bien résumer le texte d’Aquassiba. Un concours de circonstances, une semaine de solitude pas vraiment choisie, le temps qui du coup semble infiniment long, et tout est en place pour que l’héroïne s’agace de tout. C’est presqu’un « pétage de plombs », pas très grave, mais où on en veut à tout le monde par principe, sans réelle objectivité. Simplement parce que le temps est trop long et que l’on est trop seule.
Je crois que pour me faire bien prendre la mesure de l’agacement de l’héroïne, j’aurais pour ma part besoin de davantage de petits détails très concrets. Souvent, lorsque l’on est dans cet état, un rien nous sort part les yeux, c’est une accumulation de petits détails insupportables, de petites gouttes d’eau qui passent leur temps à faire déborder le vase. Et il me semblerait « parlant » de les mettre réellement en scène plutôt que d’expliquer les sentiments ressentis. En ce sens, « le réveil qu’on ne fait plus sonner », est un chouette détail. Mais j’en aimerais bien d’autres, tout au long du texte. Qu’elle allume la radio pour contrer le silence (mais cette émission qui parle de la mer est nulle et retourne le couteau dans la plaie). Qu’elle tombe sur une boîte de conserve de crème de marron, gourmandise préférée de Tom (elle n’a jamais compris pourquoi il aimait tant ça, c’est vraiment trop sucré et écoeurant)… Etc. Simples exemples. je pense que cela mettrait en scène de manière encore plus convaincante et « ressentie », y compris par le lecteur, l’exaspération montante (et la détresse, un peu, aussi, même si ça n’est sans doute pas une détresse très grave) de cette femme. On serait à ses côtés plus pleinement, plutôt que d’être un peu en retrait, spectateurs.
Merci pour ce retour fouillé. Je reconnais que mon intention première était vraiment de me livrer à une analyse de sentiments, un exercice dans lequel je me sens en général à l’aise et qui me paraissait coller avec le sujet. Quant aux petits détails dont tu parles, et que je perçois à titre personnel comme des illustrations de l’analyse de sentiments, j’y ai pensé aussi, mais il m’aurait fallu pour cela bien plus de 4500 caractères. D’ailleurs, je me suis sentie brimée par ce sujet hyper intéressant, enfin brimée n’est pas le mot exact puisqu’il a éveillé dans mon esprit pas mal d’éléments qui conduiront, dès que j’en aurai le temps, à une vraie nouvelle. N.B : je déteste la radio !
Oui, je suis d’accord, il faudrait sans doute nettement plus que 4500 caractères pour pouvoir écrire pleinement le « ping-pong » entre détails concrets/factuels et sentiments ressentis. Mais si ça te donne des pistes pour une vraie nouvelle, alors c’est parfait. Et moi j’aime la radio, mais pas tout à la radio! 😉
Et je ne manquerai pas de retenir de certaines de tes suggestions ou de m’en inspire: finalement c’est vrai que ça compte énormément, autant que le petit pied qui ne dépasse pas du droit: les tee-shirts du bonhomme qu’on ne met plus dans la machine à laver, les crèmes glacées sur lesquelles personne ne se précipite plus dans le réfrigérateur, le saucisson et les rillettes qui ne diminuent plus ( et pourtant, elle le sermonnait parce que n’était pas bon pour son cholestérol…)
Voilà, c’est exactement ça! Je pense qu’il est difficile de rester juste dans « l’explication » des sentiments, parce que ça peut faire vite distancié et désincarné, explicatif, là où au contraire, on aimerait toucher et mettre le lecteur en empathie. Ancrer les personnages dans du concret, dans leur vie, dans des détails triviaux, c’est finalement les incarner pleinement, et raconter leur histoire.