Je craque et je grince de partout. J’ai froid, je suis trempée. Mais ceux que je transporte ont encore plus froid que moi. Et ils ont peur. Ils sont si nombreux, entassés les uns contre les autres. Il y a des vieux, des jeunes, des très jeunes et de très vieux. On a quitté le rivage il y a des jours. Je sens leur fatigue et je sens leur espoir. Il les porte, tout comme moi.
Je suis si vieille. Je devais finir mes jours bien tranquille au fond du petit port de pêche où j’ai travaillé pendant des années. J’ai vu la mer sous tous ses visages : aimante, nourricière, bienveillante puis amère, inflexible, injuste. J’ai transporté trois générations de pêcheurs. J’ai vu les filets revenir de plus en plus vides, les visages des hommes de plus en plus résignés. « Il faut partir, disaient-ils. Il n’y a plus rien de bon ici pour nous. » Alors voilà, on est parti tous ensemble, presque tout le village.
Je commence à en connaître quelques uns. Il y a le jeune Wacil, qui quitte ses parents parce qu’on lui a dit que là-bas, derrière l’océan, il y a un endroit plus serein où il vivra bien. Il est confiant, Wacil. En plus, il a les yeux bleus, comme sa grand-mère alors il se dit que ça lui portera chance. Y en a une aussi que j’aime pas. Une qui est remplie de colère et d’aigreur. Qui pince les gosses quand ils dorment enfin, qui murmure des angoisses aux mères, qui méprise les jeunes et commande aux vieux. Mais qui pleure parfois dans son sommeil. Elle est souvent assise à côté de deux vieux amoureux. Ils ne sont que tous les deux au monde. Ils se disent qu’au pire ils partiront tous les deux ensemble et qu’au mieux ils vivront ailleurs. L’important, c’est qu’ils restent tous les deux. Et puis il y a Aya et ses petits pieds. Aya qui commençait tout juste à marcher avant qu’on s’éloigne de la terre. Elle est surtout maintenant dans les bras de sa mère parce qu’il n’y a pas de place pour marcher sur moi. Mais parfois, quand elle pleure fort pour promener ses petits pieds, les autres s’entassent encore plus dans un coin et je sens ses fragiles premiers pas sur moi. Et alors j’ai moins froid. Et je me dis qu’on va y arriver, de l’autre côté. Y a pas de raison, même si je suis vieille et fatiguée. Heureusement, il y a Zineb. Elle chante souvent, Zineb. Et elle chante bien. Parfois, les autres chantent avec elle et ça fait un choeur rempli de courage. Elle veut rejoindre son amoureux qui est parti bien avant elle. Elle ne sait pas s’il est arrivé là-bas. Elle pense que oui et qu’il l’attend, tout content. Et puis quand elle a des doutes, elle chante un peu plus fort pour pas s’entendre. Y a un petit vieux qui la regarde souvent. Il a les yeux malfaisants. Lui, il aimerait bien qu’elle le retrouve pas son amoureux. Il croit que tout vieux et tout malfaisant comme il est elle voudrait bien de lui. Et puis tout au bout de moi, il y a une famille complète : les parents, les enfants, les oncles, les tantes, les cousins, les grands-parents. Les plus petits passent de bras en bras mais j’ai toujours peur qu’il y en ait un qui glisse entre deux bras et tombe dans ceux de la mer.
Maintenant, je me craquelle et j’ai mal partout. Je suis si fragile, si lourde. J’ai peur mais ceux que je transporte ont encore plus peur que moi. On a quitté le rivage il y a des jours. Je sens leur fatigue et je sens leur espoir. Il les porte, tout comme moi.
Par Pilly80
Voici un texte qui a de fortes résonnances avec l’actualité. Et que je trouve personnellement très émouvant. Choisir de faire parler le bateau, aussi désolé (voire plus) que ses occupants, d’être embarqué dans cette épopée à l’issue incertaine, est une façon touchante de porter un regard décalé sur le sort de ces candidats à l’exil. Ce qui serait peut-être difficile à mener comme récit si on le menait de manière « classique », pour éviter les clichés ou le pathos, passe ici très bien, parce que finalement, cette sorte de « complicité » entre le bateau et les migrants fait qu’il n’y a pas de jugement. Juste des faits, et le mélange du côté désolant et de l’espoir, tous les deux bien réels.
J’aime beaucoup aussi que le texte nous souffle l’histoire antérieure du village, et s’attache aux personnages, à un peu de leur histoire. Qu’il nous promène d’un visage à un autre. Au plus près des gens. C’est aussi un ressenti personnel, mais je trouve le froid décompte des actualités (300 morts, 200 rescapés, 400 morts…) assez terrifiant. Une masse sans nom et sans histoire. Alors j’aime que l’écriture permette de donner vie à certaines de ces personnes. Et ce texte le fait de manière assez juste, je trouve. Par ailleurs, le fait qu’il n’expose pas la fin de la traversée, qu’il laisse les choses ouvertes, est je pense un bon choix (le tragique, comme le happy-end, ne seraient pas simples à faire « tenir » en terme de narration).
Il me semble en revanche qu’il manque malgré tout la présence de la mer, dans ce texte. On sait que c’est le bateau qui parle, on sait quelle aventure tentent ces gens. Mais finalement, la mer est peu présente dans le récit, et je pense qu’elle manque. C’est par elle que le danger vient. C’est aussi par elle que passe nécessairement la fuite, donc le salut. C’est un élément essentiel et ambivalent.
Il me semblerait intéressant de travailler autour de courtes phrases, purement factuelles et descriptives, qui viendraient ponctuer les descriptions des gens. Introduire par ci par là des choses du genre « Un matin, le vent a soufflé fort » ; « trois jours de suite, il a fait beau, et la mer est restée calme » ; « La nuit d’avant, beaucoup de vagues, du bruit »… (à faire au goût et avec les mots de l’auteur, évidemment !). Je pense que ça nous ferait vivre cette traversée avec une plus grande acuité encore, que ça la rendrait encore plus « palpable ».
Merci beaucoup pour les compliments et les conseils. C’est vrai que dans le texte j’ai à peine effleuré la présence de la mer. Je vais travailler à rajouter une courte phrase juste avant le dernier paragraphe.
J’ai eu l’idée de ce texte effectivement en écoutant les médias et je trouvais que la façon dont certains des médias parlaient des victimes en en donnant seulement le nombre était très déshumanisante.
A la fin, je ne donne pas de détail sur le final de cette traversée mais je laisse à chacun le soin de l’imaginer. Pour ma part, j’espère qu’ils arrivent tous là où ils le souhaitent.
J’ai finalement ajouté un personnage pour évoquer la mer. J’ai eu du mal avec l’idée pourtant intéressante de courtes phrases. Je parle de ce personnage après la description du petit vieux qui regarde Zineb la chanteuse.
« Parfois, j’aperçois Ahmed et alors je n’entends plus Zineb. Il était pêcheur, Ahmed et il connaît bien la mer. Il s’en méfie, il sait qu’elle est changeante et qu’on est bien minuscule. Il ne la quitte pas des yeux, même quand il dort. Il a des vagues sur le front. »
Qu’en pensez-vous ?
C’est très joli. « Il a des vagues sur le front », j’aime beaucoup cette expression. Et effectivement, introduire une sorte de « sentinelle » qui connait la mer et qui la guette est une autre façon de faire exister la mer dans ce texte. 🙂
Moi aussi je l’espère pour eux 🙂
Je pense d’ailleurs qu’une fin ouverte est d’une manière générale plutôt une porte sur l’optimisme (mais c’est peut-être mon côté, justement, optimiste, qui me fait penser ça)
En réalité, au départ, j’avais prévu une fin tragique avec une faible lueur d’espoir: la vieille barque coulait sous le poids des passagers et de son grand âge mais apercevait des lumière au loin et espérait que ce soient des bateaux venus à leur secours. Mais en décrivant les personnages, je me suis attachée à eux, ils m’ont semblé bien réels et alors j’ai pas eu le coeur…. Et puis tant mieux si une fin ouverte est une porte sur l’optimisme parce qu’un peu d’optimisme, ça fait du bien !
Merci pour ce texte qui m’a beaucoup touchée…Sans doute influencée par l’actualité, je me suis imaginé une fin plutôt tragique. J’attends les dernières « retouches » avec impatience!
Merci beaucoup Justine. La valse de ta cuillère gourmande m’a donné envie de goûters d’hiver !
Ben moi je ne regarde pas les news parce que je les trouve trop déprimantes et même si je finis quand même par apprendre ce qui se passe, et je sais tout de même de quoi vous parlez, je dois dire que ce n’est qu’à la deuxième lecture que je me suis laissée emporter par les mots. Et plus je le lis, plus je le trouve beau. Il est poétique, les mots sont parfaitement choisis, et maintenant je me laisse emporter sur les flots avec eux. Mais moi, je suis pleine d’espoir. Comme eux. Alors je ne doute pas qu’ils vont arriver là où ils veulent…Bravo
Merci beaucoup. Ils y arriveront, ils sont sur une barque faite de bric et de broc, certes, mais bien volontaire 🙂
Les vagues sur le front, c’est comme les bras de la mère/la mer. Personnellement, j’aime beaucoup des mots imagés. C’est ce que j’appelle la poésie dans un texte pourtant potentiellement tragique. C’est très beau.
Je suis du même avis que Missgrump, il peut y avoir une dimension poétique dans un texte tragique. C’est même parfois là qu’elle est la plus pertinente et la plus belle 🙂
Juste bravo! Humaniser ce qui ne l’est pas, ce qui ne l’est plus…je trouve ça remarquable et très fort. Ça fait du bien. Et perso, je trouve ce texte dramatique plein d’espoir.
Merci 🙂
J’ai été transportée et émue par ton/votre texte Pilly ! Le fond, la forme, les images, les personnages… Tout est esquissé, et laisse suffisamment de place à notre imagination pour qu’on y apporte ce que l’on souhaite, et ça, c’est très fort. J’aurais envie de connaître l’histoire de chaque personnage, de connaître la suite, mais c’est finalement mieux comme ça : l’incertitude nous permet d’imaginer ce que l’on veux, et je leur souhaite, à tous, d’arriver à bon port.
Merci pour ce très beau texte, riche en émotions.
Merci beaucoup Sécotine (j’adore ton/votre blog au fait).
Je voulais juste esquisser les personnages pour que chacun puisse effectivement les imaginer à sa façon et se dire qu’un tel ou un tel lui rappelle une personne qu’il connaît ou a déjà croisée. La façon dont les medias nous parle des clandestins est parfois tellement distante et froide que je voulais leur donner un visage et une réalité. Et puis au cours de l’écriture du texte, je me suis attachée à ce village et à cette barque alors je préfère également me dire qu’ils sont tous arrivés sains et saufs 🙂