Hubert marchait d’un pas trainant vers le 12 rue de la Boétie, immeuble cossu parisien du 8e arrondissement qui abritait l’agence matrimoniale “Haut les Cœurs ” . Il avait rendez-vous avec Madeleine de Brochard, créatrice, directrice et seule employée de cette agence ; la cinquantaine élégante et élancée, pomponnée, poudrée, brushing parfait, un blond qui approchait de la perfection mais qui avait dû demander des années de décoloration.
Elle était avant tout une vraie business woman ; opportuniste elle avait senti que les affaires de cœur de ses concitoyens pouvaient être un marché particulièrement lucratif pour ses affaires àelle. La solitude des uns pouvait faire la fortune des autres…
Hubert était inscrit depuis deux ans à “Haut les Cœurs” ; si l’enthousiasme et l’espoir l’avaient bercé pendant bon nombre de mois, la désillusion et la désagréable sensation de pigeon plumé avec le sourire avaient pris le relais.
Ce timide trentenaire appartenait à ces tempéraments effacés, parfois empotés et d’une naïvete sentimentale maladive.
Le malaise qui le tenaillait devant la gente féminine, le doute ancré sur ses capacités de séduction et les échecs de ses très rares amourettes l’avaient conduit à s’inscrire dans cette agence qui jouissait d’une réputation inégalée de compétence en matière de rencontres.
Persuadé que ce serait la fin de ses déconvenues amoureuses, il n’avait pas hésité à dépenser une somme fort peu raisonnable pour son salaire de contrôleur RATP.
Il était attendu à l’agence pour une nouvelle proposition de profil féminin pouvant correspondre au sien. Sûrement une inscrite de longue date dont personne ne voulait, appartenant à la catégorie “incasables”, à croire qu’on les gardait pour lui, le dernier recours.
Le grésillement de l’interphone l’invita à pousser la porte de l’immeuble. Il continuait à ruminer en montant les escaliers ; ça suffisait ; il allait dire ce qu’il avait sur le cœur… Le cœur, l’agence était le meilleur endroit pour en parler, non ?
Porte gauche, il sonna, un nouveau grésillement, il entra et s’installa dans la salle d’attente, un peu anxieux.
Plus le moment approchait plus sa détermination prenait du recul. Il sursauta lorsque la porte de la salle d’attente s’ouvrit sur Madeleine de Brochard. Elle agaçait de plus en plus Hubert avec son air BCBG, discrètement mais indubitablement supérieur. Mais ce qui lui donnait envie de grincer des dents était cette façon qu’elle avait de prononcer Hubert ; elle montait dans les aigus en trainant sur le “Hu”, sûrement un tic lié àson statut de mondaine.
« Hubert, mon cher Hubert, c’est toujours un immense plaisir de vous voir. Vous nous manquerez lorsque nous vous aurons trouvé la perle rare… et je crois que nous sommes sur la bonne voie —mais je ne vous en dis pas plus. ”
Et voilà, il le savait ; lorsqu’elle prenait ce ton hypocritement heureux du sous-entendu de LA personne idéale enfin trouvée, assorti de son plus beau sourire professionnel, il fallait entendre “Il y en a une que j’aimerais virer de mes fichiers, alors sois gentil, mon petit pigeon… Hubert, mon cher Hubert .”
Il prit place sur le petit fauteuil, mais confortable, en cuir bleu de l’autre côté du bureau de Madeleine qui s’installa dans son fauteuil pivotant, en cuir bleu lui aussi, plutôt imposant. La pièce aux teintes sobres et claires était à son image, chic et élégante dans le choix des meubles et de la décoration, mis à part ces cadres de photos de couples, étalant leur bonheur dans des sourires béats, accrochés au mur derrière Madeleine de Brochard. Sous chaque cadre, leur témoignage plein de reconnaissance “Merci à l’agence “Haut les Cœurs” , j’ai rencontré mon âme sœur” ; “ Madeleine, vous avez été notre Cupidon”, etc. Il imagina Madeleine en tenue de Cupidon, avec des petites ailes blanches, un arc et des flèches… Il s’attarda sur cette image qui ne manquait pas de piquant et lui était plutôt agréable :
« Hubert, je vois que vous souriez, j’en suis heureuse ! je savais que cette jeune femme vous plairait. Je connais vos attentes, ce qui vous convient, peut-être mieux que vous, mon cher Hubert. Votre confiance en “Haut les Cœurs ” est votre meilleur placement, si j’osais je dirais le placement de votre vie ! D’ailleurs, je vous réserve la surprise de la rencontrer, ici même, dans 15 minutes, je suis certaine que vous serez séduit. Et elle aussi, n’en doutez pas, Hubert ! »
Hubert, perdu dans ses pensées, revint sur terre. Il ne s’était pas aperçu qu’elle avait tourné l’écran de son PC face à lui. La photo d’une jeune femme y était affichée, il la regarda à peine, eut la pensée fugace d’un sourire timide touchant. Il prit une grande inspiration ; son manque d’assurance face à cette femme très sure d’elle lui faisait battre le cœur un peu trop fort ; les mains moites, il se faisait violence pour garder une posture droite dans le fauteuil en cuir bleu, la tête haute, et ne pas flancher du regard ; il mit tous ces efforts à contrôler sa voix qui menaçait de chevroter contre son gré, et balança d’un trait :
« Madame de Brochard, je vous demande de supprimer mon profil de vos fichiers.
– Hubert, vous vous sentez bien ? »
Il était un peu pâle, Hubert, “Ne pas se laisser déstabiliser, rester déterminée, être un homme, c’est ça, un homme !”
« Je vous remercie, je me sens très bien. Je vous le répète, je ne veux plus faire partie de vos “célibataires”.
– Hubert, je vous avoue mon étonnement. Vos propos me font de la peine, je ne comprends pas. Nous avons toujours eu une bonne entente. Vous n’êtes pas satisfait des prestations de “ Haut les cœurs ” ?
– Non, je ne le suis pas ! En deux ans, vous ne m’avez proposé que des profils de femmes de la dernière chance. Ça allait de la trop vieille à l’hystérique en passant par la psycho, la pas vraiment attirante du tout, la pyromane qui a mis le feu à mon canapé pour réchauffer l’ambiance ! Je ne suis pas le Mont de Piété !
– Mais enfin, Hubert…
– Monsieur Lefaure !
– Môônsieur Lefaure, je…
– La soi-disante excellente réputation de votre agence ! Une arnaque, oui ! Incompétence sur toute la ligne. vous vendez du rêve à vos clients pour les plumer toujours et encore : c’est moche, madame. »
Madeleine de Brochard était décontenancée devant ce brusque soubresaut d’Hubert. Comment pouvait-il lui parler comme cela, à elle ! Lui, le “petit “ contrôleur avec son “petit” costume, un caprice ! Elle allait le moucher :
« Ah, ne me coupez pas la parole ! Mon analyse vous concernant était parfaite ! Je vous ai proposé les seules femmes correspondant à votre profil. Soyez lucide, mon petit Hubert, regardez-vous : silhouette banale, la tête dans les épaules, le regard fuyant, les mains moites, intelligence moyenne, timoré, profession peu valorisante. Qu’attendiez-vous de moi, un miracle ? Ah ah ! Estimez-vous privilégié et reconnaissant, monsieur Lefaure. Par compassion j’ai accepté que vous entriez dans mes registres. “ Haut les cœurs” est une grande agence ! Vous m’entendez ? Une grande agence ! »
Hubert Lefaure et Madeleine de Brochard se tenaient chacun d’un côte du bureau, face à face, comme deux félins prêts à bondir l’un sur l’autre, les yeux de l’un fusillant l’autre. Un rictus de colère pour l’une et de dégoût pour l’autre leur déformait la bouche.
Sur cette dernière phrase, Madeleine de Brochard se redressa de toute sa hauteur. Et elle était grande, surtout avec ses talons. Ce qui eut pour effet de désamorcer sur le champ la colère de Hubert qui rentra imperceptiblement la tête dans les épaules. Dans un dernier geste de provocation et surtout pour ne pas perdre la face, il referma brutalement le PC. Le visage de la jeune femme disparut.
Il était temps qu’il batte en retraite mais dignement :
« Madame, je ne vous salue pas. La solitude et l’amour ne trouvent pas reponse dans un bureau meublé chic du 8e arrondissement ».
Il allait sortir du bureau quand il dit :
« Au fait, avez-vous quelqu’un dans votre vie… Madeleine, ma chère Madeleine ? »
– ……
Il se précipita pour sortir, maladroitement, les effets de l’adrénaline s’estompaient. Il se sentait moite de la tête aux pieds.
Il descendit les escaliers trop vite, heurta une jeune femme qui montait, bégaya des excuses inintelligibles, elle lui sourit timidement… Il s’arrêta net… Il l’avait déjà vue… mais où ? Son sourire…
« Mademoiselle, vous allez à l’agence “ Haut les cœurs ” ?
– Oui », répondit-elle tout bas en rougissant, visiblement gênée que sa destination ait été découverte par un inconnu descendant trop vite les escaliers.
– Je crois que c’est dans la vraie vie que se font les vraies rencontres. En tout cas, moi, je vais y jeter un œil, on ne sait jamais. Je m’appelle Hubert Lefaure. »
Il rejoignit le rez de chaussée, sortit sans oser jeter un regard au-dessus de son épaule au cas où le joli sourire ferait demi-tour…
La tentation l’emporta, il se retourna.
Je n’aurais pas grande remarque à faire pour ce texte qui me semble être parfait : personnages construits et bien croqués (avec du hors champ, de l’implicite, du sous entendu, des réflexions in petto…), d’un antagonisme intéressant, avec des enjeux (surtout pour Hubert) très bien posés (face à la dominatrice qui doit résoudre le problème du timide au point de rupture -bien vu!), situation à la fois drôle et cruelle qui ferait un bon « starter » de roman (c’est le moment de basculement, l’incident déclencheur et on s’attend au récit de la nouvelle vie du nouvel Hubert) tout en fonctionnant comme une nouvelle autonome… Bel ouvrage.
Alors il dit quoi le chipoteur qui veut avoir toujours quelque chose à dire ? Il dit :
1- On aurait pu ajouter du décor signifiant > se servir du décor, de l’environnement, des objets pour caractériser la situation, pour caractériser toujours plus les personnages (leurs objets nous disent des choses sur eux, comme ils peuvent en dire aux autres personnages qui peuvent y déceler des motifs supplémentaires d’agacement, de détestation). Genre de détails à rajouter dans une repasse d’écriture, juste pour jubiler d’être si cruel en écrivant ses personnages. Car pour les êtres physiquement et moralement, c’est très bien rendu, et suffisant.
2- Le fait que la femme croisée soit celle du catalogue (seul indice mince : le sourire entraperçu) n’est peut-être un poil pas assez marqué. Le lecteur pour croire à un loupé en ne voyant pas clairement le raccord, se disant que ce serait si bon que ce soit justement… ce que Khéa a posé.
Mais bon, je dis ça seulement pour chipoter, hein 🙂
Bravo Khéa.
Bonsoir Khéa,
J’ai beaucoup apprécié les personnage et que l’on puisse si bien assister à l’agacement graduel d’Hubert vu de l’intérieur. Madeleine est délicieusement affreuse et je suis curieuse de savoir ce qu’elle pouvait se dire pendant la scène aussi ( pour moi c’est un bon personnage qui gagne à être développé également).
La seule chose qui me turlupine c’est qu’en lisant le texte j’ai eu l’impression que récit était coupé à un moment un peu incongru… Soit une chouille trop tard, soit une dernière phrase trop tôt( mais ça se discute bien sûr)
Cela étant dis il y a matière et cela m’a bien plu!
Merci Francis 🙂
Le chipotage est constructif et je vais remanier tout ça. J’avais plus détaillé mes personnages, la salle d’attente, le bureau et même ajouté la petite musique « Cruelle diablesse » (Cruella, srandard Disney ) dans la tête d’Hubert et je me suis dit « trop long » alors j’ai coupé de-ci de-là.
Merci Zu! J’ai eu la même sensation à chaque relecture mais je ne suis pas arrivée à corriger le tir. Pffff
Hop hop, correction : deci delà 😉
Impeccablement écrit, comme beaucoup de tes textes Khea! Les personnages sont bien campés et j’ai souri à plusieurs reprises durant la lecture! J’ai craint à un certain moment qu’Hubert n’ait pas le courage d’aller au bout de son idée de départ devant cette intimidante Madeleine… J’aurais peut-être élaboré davantage la chute par contre, qui m’a semblé trop succinte par rapport au reste du texte si bien étoffé. Bravo!
Merci Mélanie 🙂
Je cogite, je cogite… 😉
Bon, ben là, j’avoue, je n’ai pas grand chose à ajouter. Lecture agréable, personnages bien campés, sourires garantis. C’est vrai qu’il y a sans doute moyen d’améliorer la chute. Pour moi le reste sonne juste parfait!
Ce Hubert qui trouve soudain la force d’abandonner le « que vont penser les autres si je me permets de » et qui explose, un bonheur! C’est très bien vu et très bien écrit. Et bien entendu, c’est suite à cette saine réaction que se profile ce dont il rêve dans sa vie (enfin on a très envie d’y croire et de savoir la suite, peu importe finalement si c’est avec cette fille ou une autre, la révolution semble en marche ^^). Tellement juste!
Que dire de plus que ce qui est dit plus haut. Comme souvent pour ne pas dire toujours, votre texte m’a emporté. Les personnages sont vrais, dépeints de sorte que le lecteur se les approprie totalement. On déteste de suite Madeleine et on a envie d’aider Hubert… cela dit je reste un peu sur ma faim sur la fin C’ est peut être trop vite achevé je ne sais dire exactement ce qui me chiffonne…. c’est une sensation de non rassasiement
Merci Marine 🙂
Il manque cette touche pour combler le petit creux, je suis bien d’accord. La fin trop vite comme Hubert dans les escaliers.
Trop bien!Ton texte m’a vengé des mésaventures d’amies solitaires qui se sont faites gruger par ce genre de personnage. J’avais envie que cette matrone se prenne un piano sur la tête!ET j’ai aimé l’envie un peu fleur bleue qu’ils se rencontrent dans l’escalier,pourvu qu’elle se retourne!C’est un texte jubilatoire!
Bien l’idée du piano ! 😉
Merci Lulu pour ton commentaire.
A bientôt pour un atelier 🙂
Khéa,
J’ai adoré votre texte et ses 2 personnages. C’est drôle, vif, enlevé. On y verrait presque une scène de cinéma. Chacun campe sur ses positions mais Hubert a décidé de ne pas se laisser faire cette fois-ci réalisant enfin le « pigeon » qu’il est. Bravo pour cette jolie comédie contemporaine.