Il cherchait les mots les plus proches de la réalité pour décrire son impression en l’apercevant sur le boulevard, jusqu’à ce son esprit lui propose l’association contradictoire mais tellement appropriée de “joliment moche” ; ce qu’il valida sur le champ. Elle venait de sortir de la station de métro “La Madeleine”. Il l’avait repérée tout de suite. Elle remontait le boulevard dans sa direction ; le mariage saugrenu des couleurs et des motifs de sa tenue aurait donné l’envie foudroyante de perdre la vue à n’importe quel badaud croisant son chemin.
Ce « joliment moche » était pourtant une abomination attrayante. Il y avait une harmonie dissonante, stridente mais quel génie ! Cet accoutrement faisait ressortir sa joliesse, ses légères rondeurs, le foulard en bandeau sur ses cheveux était la cerise sur le gâteau d’un indéfinissable style.
Il était déstabilisé par cette vision, ne comprenait pas : pourquoi “ça” ? Et pourquoi aujourd’hui ? Il ne l’avait jamais vue affublée de telle sorte, elle qui était toujours habillée simplement avec une touche de chic, des teintes harmonieuses entre elles, une préférence pour le bleu, couleur de l’élégance, aimait-elle arguer. Une évidence sur elle.
Mais là, elle avait relégué tous ses standards au fin fond d’une friperie ! Il la regardait se rapprocher, démarche aérienne, perchée sur des plateformes de 15 cm des années 70. Elle venait vers lui, avec un sourire gentiment ironique. Plus elle se rapprochait, plus il remarquait le regard des passants qui allaient de cette vision extraordinaire à lui, simple mortel commençant à transpirer dans son costume gris anthracite, d’une coupe irréprochable, impeccable allure. Il était évident qu’il y avait entre ces deux êtres se retrouvant devant la porte imposante d’un immeuble haussmannien parisien, un fossé comme lien. Il sentit une pointe d’agacement et d’admiration le gagner, plus elle se rapprochait, plus le regard des passants le mettait mal à l’aise ; mais il préféra penser que c’était à cause du printemps se prenant pour l’été, trop chaud, étouffant . Il desserra un peu sa cravate pour ouvrir discrètement son col de chemise.
La voilà à sa hauteur, son sourire ne s’efface pas. Elle l’accompagne même d’un regard amusé plongeant dans le sien qui le fuit aussitôt.
Il répond à son bonjour par :
« Tu as changé de style ?
– Ah… tu as remarqué !
– Je ne pouvais QUE le remarquer. »
D’un mouvement raide trahissant son agacement, il lui tourna le dos pour ouvrir la lourde porte de l’immeuble.
Elle l’interrompit :
« J’aimerais entrer à ton bras dans ce bel immeuble ».
Il la regarda, étonné par sa demande qui le déstabilisa un peu plus :
« Il y a 14 ans, j’étais à ton bras pour sortir de la mairie, rayonnante sous ton regard qui ne me lâchait pas, transpirait d’amour pour moi. Et puis tu as plongé ton regard sur d’autres, me laissant invisible à tes yeux, reléguée au rang d’incarnée éthérée du quotidien, de notre quotidien. Jusqu’à ce que ce soit toi qui disparaisses, me laissant en tête-à-cœur avec ton absence palpable, un vrai bras de fer entre elle et moi .”
Elle réajusta son col de chemise et sa cravate d’un geste doucement appuyé. Elle glissa son bras sous le sien, le serrant un peu contre elle :
« Alors en ce jour de destination matrimoniale finale, je veux entrer à ton bras pour signer l’acte de divorce, éclatante et visible. C’est dommage ton costume sombre, tu as l’air d’être en deuil… Je ne le suis plus, moi.”
Oui, à ce moment précis, il se sentait en deuil, en deuil d’avoir perdu la vue, de ne plus jamais être ébloui après cette explosion anarchique de couleurs. Elle poussa la lourde porte, franchit le seuil en l’entraînant.
Oxymores (ou tentatives) : Jolîment moche, abomination attrayante, harmonie dissonante, légères rondeurs (?), gentiment ironique, incarnée éthérée, absence palpable.
L’oxymore, ou plutôt des oxymores (pas toujours, ou pas exprimés dans le texte hormis le joliment moche), comme bases de réflexion pour articuler une intrigue de nouvelle. Voici qui est dans ce registre d’utilisation de la contrainte, extrêmement stimulant (comme chez Mélanie). Que dire sur ce texte ? : hé bien rien (pfff, c’est frustrant 🙂 ). C’est nickel (structure, chute, détails qui plantent les personnages ; il y a assez de tout…), et en plus joyeux et pétillant, ironique. Il y a là du mystère de la création et de l’inspiration : je serais curieux de savoir le processus de réflexion qui a mené à ce résultat…
Une petite remarque toutefois : on est chez Khéa cette fois encore sur le thème (certes encore très bien rendu) de la revanche et je rapprocherais ce texte-ci de celui-là (celles qui ont participé à l’atelier de décembre y auront accès) : le mec qui a tout faux et la fille qui rebondit dans la joie. Un conseil : si on a ce tropisme là sur ces thématiques (et quand on maîtrise ainsi) : il faut le creuser (quand on sait faire un truc que les autres ne travaillent pas, ou ne savent pas rendre de sa façon, il faut exploiter, à mon avis). Un recueil de nouvelles à « fil rouge » ? Un roman ? (qui pourrait-être choral : un groupe d’amies dans la ou les mêmes situations, etc.), genre « Manuel des mille et une façons de vous renvoyer dans vos cordes, les mecs ».
Eh bien, j’étais vraiment insatisfaite de mon texte, il commence à me plaire finalement 🙂
La revanche, le rebondissement à en fil rouge pour un recueil, j’y pense…j’ai une bonne source d’inspiration
Sans oublier de peaufiner Ly-Rose …
Merci beaucoup pour ce commentaire revigorant !
Quelle bonne idée ce recueil avec pour fil rouge le thème de la revanche… Vous avez tout pour, je suis bien d’accord avec Francis. Merci pour ce partage et bravo.
Merci Marine 🙂
Francis, concernant le processus de réflexion, vaste sujet 😉
C’est vrai qu’avec toi (si je peux me permettre le tutoiement) Khea, les hommes n’ont qu’à bien se tenir! Mais c’est écrit rudement finement et on sent bien là de la revanche presque bienveillante (oxymore?) juste grinçante comme il faut, pas de vengeance. C’est subtil et c’est jouissif (si j’ose dire!). L’idée d’en faire un recueil de nouvelles est très bonne. Voilà, c’est dit, tu n’as plus qu’à te lancer!
Avec plaisir pour le tutoiement, Mlle 47 🙂
« Ils n’ont qu’à bien se tenir « , voilà il fallait bien se tenir ;-D Ton analyse me plaît, eh oui la bienveillance , revanche mais pas de vengeance.
Merci pour tes encouragements. Avant de me lancer, je vais continuer à m’entraîner à écrire . L’atelier de Francis hisse vers le haut, et vous ,participants, aussi, impressionnant !
Merci pour ce texte au style unique, qui m’a vraiment fait sourire du début à la fin! Ce genre de texte, c’est bon pour le moral, et quand c’est fait avec cette qualité d’écriture, Wow (qui n’aime pas rire??)!
Merci pour ton super commentaire sur mon texte. Comme toi, j’étais plutôt insatisfaite du résultat… Comme je le disais à Francis, peut-être sommes nous bien mauvais juges de nos écrits, surtout lorsqu’on a peu de temps pour prendre du recul… Bref, c’est là toute la richesse des ateliers (avec des gens de grande qualité!!).
Khéa,
Quel joli texte, ça pétille, c’est joyeux, malgré l’événement. Elle a décidé de la jouer très intelligemment «une douce vengeance». Le pauvre, il paraît tellement transparent et fade à côté d’elle…. . J’ai adoré «le printemps se prenant pour l’été». Son côté espiègle est charmant.
Je me suis posée la question de leurs prénoms et je vois bien cette future jeune divorcée se choisir un surnom (quitte à changer allons y jusqu’au bout !!! ).
Merci Emije 🙂
Un coup de blush, des paillettes, un léger nez de clown et en piste pour passer les moments pas drôles 😉