Hier encore tout était simple.
Il y avait la vie, la seule possible, bien réelle.
Hier encore, les contours nets de la réalité ne souffraient aucune contestation.
Hier encore Laura ne connaissait pas le doute.
Il avait suffi d’une nuit, d’une éblouissante nuit pour que tout s’efface comme traces de pas dans le sable mouillé sous la puissance silencieuse de la marée.
Et la voilà, seule, à six heures du matin, l’heure floue où un clair obscur onirique jaillit de l’obscurité.
Elle marche le long du quai, lentement, sans but. Rentrer chez elle ? Oui, sûrement, elle va rentrer.
Laura doute de la réalité de cette nuit. A-t-elle vraiment suivi cet inconnu dans cette chambre d’hôtel ?
Cet intime étranger dont elle sait maintenant l’odeur de frais désert, la douce granulosité de sa peau, le rapé velouteux de sa voix mais dont elle ignore le nom.
Ç’aurait pourtant dû être une soirée comme tant d’autres, composante obligée d’une vie sociale ordinaire. Après quelques verres d’alcool se crée une fausse proximité qui ne survit pas au lendemain. Ç’aurait été pour Laura l’occasion de prendre un peu de distance avec une vie de famille étouffante : un mari dont la gentillesse cache mal un océan d’indifférence, deux ados à la fois totalement dépendants et farouchement paranoïaques.
Elle avait décidé d’être belle et y était parvenu. Elle l’avait vu dans le regard scandalisé des femmes et dans le salut appuyé des hommes. En cela elle avait transgressé une règle fondamentale bien que tacite de ce genre de soirée : surtout ne pas surprendre, être la même devant la photocopieuse, et se servant le dernier cocktail aigre-doux à la mode.
Ce soir la musique était bonne et l’alcool abondant et Laura s’était abandonnée à l’instant. Pourquoi ne pas faire d’une ennuyeuse corvée une oasis ?
Lui était accoudé au bar, un tendre sourire moqueur au coin des lèvres. La tristesse pétillante de son regard avait immédiatement bouleversée Laura et elle s’était surprise à avancer vers lui et à l’inviter à danser.
Danser peut être une ivresse et ils s’étaient enivrés…
Puis elle l’avait suivi dans la nuit et il y avait eu la chambre d’hôtel, les draps froissés, le temps aboli jusqu’à ce matin et la voilà… Un numéro de portable dans la poche, elle marche le long du quai.
Six heures du matin, l’heure floue… c’est si beau ! Les lueurs des lampadaires rencontrent à la surface de l’eau les premiers reflets du soleil ; le noir et blanc laisse la place à la couleur, les ocres de façades se réveillent…
Oui bien sur elle va rentrer à la maison, trouver une explication à son absence de la nuit qui semblera convaincre tout le monde, mais après tout qui s’en soucie ? Peu importe la vérité pourvu que tout continue…
Laura chiffonne dans sa poche un numéro de portable froissé.
Elle espère seulement ne pas oublier la sombre clarté de cette éblouissante nuit.
Une éblouissante nuit. L’oxymore est posé et va être décliné avec une belle économie de moyens d’autant plus que la structure du texte, sur cette longueur restreinte est impeccable : une situation présente, un flash back, retour au présent et chute qui ouvre sur un futur. Cela fonctionne parfaitement. Quelques oxymores judicieux : clair-obscur, frais désert, râpé velouteux, aigre-doux, sombre clarté, et cet entre-deux, ce flou (notion convoquée deux fois à propos de l’heure : le personnage est cotonneux > très bien !) dans ce « A-t-elle vraiment suivi cet inconnu ? ».
Enfin, de très jolies formules : les contours nets de la réalité, l’ennuyeuse corvée devenant un oasis…
Alors il reprocherait quoi le monsieur ? Je trouve… qu’il en manque un tout petit peu. Oh, pas beaucoup, mais à cet endroit, qui est si je puis me permettre un peu paresseux alors que tout le reste, en terme de communication d’image au lecteur prouve que c’est possible : « Six heures du matin, l’heure floue… c’est si beau ! Les lueurs des lampadaires rencontrent à la surface de l’eau les premiers reflets du soleil ; le noir et blanc laisse la place à la couleur, les ocres de façades se réveillent… » Ici, j’aurais développé, laissé traîné un peu en rajoutant davantage de description avec un vocabulaire plus riche, varié, visuel. Juste à cet endroit ! 3-4 lignes de plus, de couleurs changeantes, de réalité qui devient de moins en moins floue au fil de la montée de la lumière, pour :
1- ménager un certain suspens préparant la chute. Etre sur un tempo un peu ralenti eu égard à la longueur générale du texte.
2- que l’environnement serve à traduire les pensées implicites du personnage, et suggérer l’arrivée de la décision.
Ecrire court de cette façon est un talent. On s’approche de la prose poétique car il y a une image, une sensation, un « plan bref », dirait-on au cinéma, par phrase. Mais cela ne souffre pas le petit moment de faiblesse. Reprendre ce passage, le peaufiner et cette nouvelle serait une totale pépite… Qu’en pensez-vous ?
Oui…Et bien ,Je vais tenter une « version longue »…C’est vrai que j’ai tendance à élaguer drastiquement mes textes une fois terminés!sûrement un peu trop…
Merci pour ce commentaire encourageant.
Je trouve votre texte très fort et très poétique. Bravo et merci pour ce moment de lecture.
Un moment volé, flou aussi, un charme irrésistible. J’ai été séduite par votre texte. Bravo.
Beau texte, bien écris, je trouve. Moi, j’ai aimé ces soirées : composantes obligées d’une vie sociale ordinaire. Ce mari gentil qui cache mal un océan d’indifférence et ces ados, totalement dépendants et farouchement paranos. Toute cette soirée un peu folle au milieu de cette vie bien rangée. Un oxymore à elle toute seule.
Lulu,
Bravo et merci pour votre texte. Que c’est joliment écrit. J’ai été embarquée avec elle dans son histoire, dans son flou, dans son ivresse. Comme Francis, j’aurai aimé quelques lignes de plus, pour partir avec elle, encore plus dans son ressenti et peut être qu’elle puisse imaginer un futur qui ne serait que rêves et fantasmes d’une vie moins ordinaire …. Un aparté peu rassurant au départ mais qui prend au fur et à mesure du texte de la couleur, de la douceur. Elle s’est autorisée à le vivre, à l’expérimenter. Elle sait maintenant qu’elle en est capable …..
Très beau texte, magnifiquement écrit! J’avais bien aimé Lulu, ton texte de février (« Aujourd’hui peut-être ») qui était fort différent de celui-ci mais tout aussi agréable à lire! Bonne poursuite!