8h30. Enfin, je vais bouger. Depuis 1h rien a bougé d’un millimètre à part mes paupières. J’entends ses pas derrière la porte. Dans moins d’une minute, Elsa, ma psychomot me dira : « On a bien dormi jeune homme? ». Jeune homme? Qu’est-ce que cela veut dire pour moi? Je ne sais pas si elle plaisante ou si je suis encore réellement jeune. Même si on me rappelle souvent mon âge, où en est mon corps? Il me semble à la fois tout ratatiné comme celui de ma grand-mère que j’ai bien connue et à la fois frêle et chétif comme celui d’un enfant. Depuis mes vingt ans, je ne vois plus mon corps changé. Le temps s’est quelque peu arrêté.
« Et alors, on ne me sourit pas ce matin? ».Très drôle! Je la connais par cœur sa réplique! Bien sûr qu’elle n’attend rien de moi puisqu’elle sait que je resterai stoïque. Où que l’on me place, je reste figé! Je me suis quand même autorisé à entendre et à voir. J’ouvre, je ferme. J’ouvre, je ferme. Ça, c’est pour le mouvement des paupières. Je cligne une fois pour dire « oui » et deux fois pour dire « non ». C’est pratique!
« C’est parti? » me dit-elle. Je cligne une fois. « Ok, let’s go pour les 24h du Mans! ». Me voilà enfin en cavale dans les couloirs; mon moment préféré. Elle sais que j’aime cette course que nous partageons quotidiennement. Je ferme les yeux, tout simplement pour mieux savourer. Savourer cet instant où enfin je peux me sentir libre de mes mouvements.
-Ouh, ouh!!! J’ai chaussé mes rollers, ça va déménager! Chaud devant, chaud!!!!… Pour être encore plus en prise avec l’air qui chatouille mes narines et mes cils, j’incline ma tête sur le côté afin qu’elle dépasse légèrement la bordure de mon dossier.
Ah ouais…, là, c’est surpuissant. Plus rien ne m’arrête! Plus vite, toujours plus vite…Oh, oh, que se passe-t-il? Mon centre d’inertie est soudainement dévié à tel point que mon corps n’est retenu que par l’accoudoir gauche. Suis-je entrain de tomber? Quel obstacle ai-je mal appréhendé? Panique. J’ouvre rapidement les yeux. Ouf, rien de grave! C’est Elsa qui a brutalement viré de bord dans le couloir pour éviter un deux-roues mal garé! Vite, je ne veux rien perdre. Je referme mes paupières et je retrouve mes rollers qui me font glisser, glisser… je prends de plus en plus d’élan.
Tout s’étire dans moi et autour de moi. Un élastique. Je suis un vrai élastique! Je ne me savais pas aussi souple! Oups! Cette fois-ci, je pars en avant! C’est le freinage brutal qui me ramène à la réalité. Nouveau battement de paupière. Je comprends vite. « Bonjour, Monsieur le Directeur! ». Elsa m’esquisse un clin d’œil et un petit sourire en coin, tout en me redressant. Elle se doute que je ris.
Allez, dernière ligne droite! Rattrapons les fractions de minutes perdues. Roulement avant, roulement arrière, roulement avant et….go! Je vais battre mon record, je le sens! Objectif : atteindre la ligne d’arrivée avant même que l’ergothérapeute ouvre la porte à 8h45 exactement!
Mais qu’est-ce qui m’arrive? J’oscille de gauche à droite. Les murs se rapprochent puis s’éloignent comme si je les frôlais. Je ne sais plus patiner, je suis ivre!!!. Tout se dérobe. Ohhhhhh, c’est horrible, ça me donne la nausée! Gauche… droite… gauche… droite… ça va durer encore longtemps? Suis-je à bout de force?… ça ralentit… oh non, ça ralentit vraiment!!! Pourquoi? Pourquoi m’infliger ça alors que j’étais sur le point de gagner?!? Je suis en bout de course. Ça doit être ça. Je suis en bout de course, fatigué. Mes muscles ne me suivent plus, j’ai trop donné aujourd’hui. Assez!!! J’ouvre les yeux. L’ergothérapeute planté devant ma salle des tortures, nous observe. Déception. « Pour le slalom, il faudra faire mieux la prochaine fois. Vous avez cinq minutes de retard mon ami! ».
Par Maudam
Bonjour, je suis heureuse de reprendre à nouveau un atelier d’écriture que j’avais laissé en veille depuis 2009. J’espère reprendre le goût d’écrire avec vous toutes et tous.
Voilà un texte « métaphorique ». Parce qu’il est question de psychomotricien, d’ergothérapeute, parce qu’on nous dit que le héros ne bouge que les paupières, on suppose que cette soit disant course de rollers est plutôt une course de fauteuil. J’ai imaginé pour ma part un centre de rééducation fonctionnelle, avec un jeune homme lourdement handicapé. Les paupières m’ont fait penser au locked-in syndrome. Mais cela n’est pas dit, et ce n’est sans doute pas si grave au fond. On devine le contexte médical lourd. Cela peut suffire. La description des sensations physiques est d’autant plus intéressante que le personnage n’est pas maître de ses mouvements, justement. Sa façon de nous les décrire est donc puissante (des phrases comme « Tout s’étire dans moi et autour de moi. Un élastique. Je suis un vrai élastique! » fonctionnent parfaitement). Le personnage nous décrit comment « on » le fait bouger, pas réellement comment il bouge, lui. C’est du mouvement par procuration
Il me semblerait du coup intéressant de ne pas hésiter à « insister » sur ce choix narratif. Le texte est principalement axé sur la course, pour sa sensation de vitesse. Mais il serait aussi possible de faire des allusions au transfert lit-fauteuil, par exemple, ou peut-être lorsqu’il croise le directeur, celui-ci lui serre la main… Cela introduirait dans le texte d’autres sensations physiques, liées à d’autres mouvements que la course, et créerait une palette plus riche, je pense.
J’avoue par ailleurs, pour ma part, n’avoir pas bien compris la fin du texte, qui me semblerait du coup à revoir pour préciser certains éléments. A quoi correspond ce slalom, et pourquoi a-t-il le sentiment de vaciller avant l’arrivée… ? Je ne suis pas sûre d’avoir saisi.
Merci pour ce retour encourageant et vos conseils. Effectivement, dans cet écrit, je me suis focalisée sur cette course dans le couloir qui est une sensation libératrice pour le personnage. J’aurais dû peut-être faire ressentir plus fortement la complicité entre lui et la psychomotricienne. Elle sait ce qui lui donne des sensations fortes, ce qu’il aime dans cette course, ce qui le fait revivre. C’est aussi un jeu pour la psychomot. Dans mon idée, le slalom est une envie soudaine qu’elle décide de lui faire vivre et qui l’amuse en même temps. Je ne voulais pas forcément le dire mais le transcrire implicitement par le descriptif du vacillement. J’espère être assez claire dans mon explication.
Bien à vous.
Oui, vous êtes très claire, merci pour ces précisions 🙂
Alors peut-être que la fin mériterait d’être un peu précisée malgré tout. Je comprends tout à fait votre envie de rester sur quelque chose d’implicite, en passant par les sensations corporelles plus que par une réelle description factuelle. Dire ce que le personnage ressent plutôt que ce qui se passe réellement. C’est de toute façon le choix narratif du texte.
Malgré tout, un ou deux petits détails supplémentaires permettraient que l’on comprenne mieux, et que l’on ne soit pas « sorti » de notre lecture par des questionnements. Peut-être suffit-il qu’en décrivant le slalom et la nausée qui monte, le personnage se demande « mais pourquoi fait-elle ça? D’habitude nous filons en ligne droite! », puis que la psychomot échange avec l’ergo en arrivant sur le mode « on a fait un slalom digne de la coupe du monde de ski! ».
(ce ne sont que des exemples, bien entendu!)