Kassianos se retourna sur sa couche et remonta la couverture sur ses épaules. L’aube n’était pas encore là mais il n’avait plus sommeil. Il avait hâte de retourner à son poste. Voilà plusieurs jours que rien ne s’était passé et il s’impatientait. Qu’attendaient donc ces maudits ottomans pour attaquer ? Des jours durant, il montait la garde sur le mur extérieur, scrutant l’horizon dans l’attente d’un mouvement de troupe. À ses pieds, les soldats ennemis attendaient leur heure par dizaines de milliers. Dans sa tente, le sultan et ses généraux guettaient le bon moment. Persuadés de leur propre supériorité, ils cherchaient la faille dans des remparts qui avaient résisté à plus de mille ans de siège. « L’orgueil des musulmans n’avait décidément aucune limite » pensa-t-il et un sourire étira ses lèvres.
Si son mépris pour les croyances et l’orgueil de l’ennemi ne faisait aucun doute, il leur reconnaissait une patience et une détermination honorable. La puissance de l’armée ottomane se fracassait sur le calcaire des murailles de Constantinople. Les flèches tirées des hauteurs de la grande cité s’abattaient sur eux avec une précision redoutable. Les sept milles soldats chrétiens narguaient une armée douze fois plus nombreuse, bien à l’abri dans ses fortifications. Parfois, des petits groupes d’infanterie allaient provoquer les janissaires du sultan jusque dans leur propre camp par des sorties éclairs. Ils empruntaient l’une des petites portes placées dans les recoins des grandes murailles ; ils se glissaient dans l’ombre et frappaient. Ils frappaient au hasard de leur rencontre, attaquaient une patrouille qui s’était trop approchée des douves, lançaient une volée de flèches sur un feu en bordure de camp, incendiaient une tente au beau milieu de la nuit. Bien sûr, certains des leurs ne rentraient pas vivants de ces expéditions ; mais il s’agissait là d’un faible prix à payer pour démoraliser l’ennemi. C’est ainsi qu’il avait entendu le général Giustiniani l’expliquer à l’un de ses lieutenants ; et il le comprenait. Le moral de l’ennemi était sa plus grande faille. S’ils arrivaient à le détruire, le sultan Mehmed II lèverait le siège et Constantinople serait à nouveau libre. Il n’avait lui-même jamais participé à ces sorties nocturnes. Elles étaient réservées aux soldats plus expérimentés que lui et aux mercenaires de Gaule et d’Hispanie ; mais il en mourrait d’envie. La stratégie d’un homme tel que le général Giustiniani ne pouvait pas être remise en question et il brûlait d’y prendre part, dut-il y risquer sa propre vie. Kassianos s’interrogea : « Serais-je prêt à mourir pour cela comme l’a dit le général ? » Bien sûr que oui. Il mourrait pour sauver Byzance. C’était pour cela qu’il avait embarqué à Chios, son île natal, sous les ordres du général. Grecs, Génois et Vénitiens avaient enterrés leurs vieilles querelles et s’étaient unis sous sa bannière. Comme un seul homme, ils mourraient pour le général.
Les premières lueurs de l’aube percèrent à travers la porte de sa chambrée et il se releva sur sa couche. Il était temps. Il lassa ses chausses de cuir, enfila sa cotte de maille par-dessus sa chemise et coiffa son casque. Il prit quelques secondes pour sentir le poids de son armure sur ses épaules. Avec elle, il se sentait complet. C’est avec son carquois sur le dos et son poignard à la ceinture qu’il se mit à genoux devant le crucifix accroché au mur de sa chambre et pria pour la victoire.
L’air de mai était encore frais. Il réprima un frisson en remontant les allées silencieuses du quartier grec. Les rues étaient jonchées de familles de paysans réfugiés, grelottantes de froid. Le calme ne durerait pas. Bientôt une foule de femmes et d’enfants désœuvrés erreraient dans les rues en quête d’un travail rémunérateur ou de quelques pitances à voler. Le riche empire byzantin ne devait pas se résigner à voir la misère envahir ses rues, car elle n’était pas une fatalité et tous en connaissaient le remède. Le découragement de Mehmed serait le signe de la renaissance pour tous ces gens. Il serra son arc plus fermement entre ses doigts et grimpa la rampe qui menait en haut des remparts, au-dessus de la porte d’Andrinople. Usant de toute la souplesse de ses jeunes jambes, il monta à grandes enjambées, inspirant et expirant à chaque foulée, les yeux rivés sur la pente raide et, dans son élan, heurta un homme qui descendait. Le choc le déstabilisa et il se rattrapa in extremis à la rambarde.
« Hé bien soldat ! Regarde donc où tu vas au nom du Christ » fit une voix au fort accent génois. Kassianos connaissait cette voix. Il l’avait entendu de nombreuses fois donner des ordres à lui et à ses compagnons. Il leva les yeux vers le général Giustiniani. Son visage sévère le fixait en surplomb. Il avait une tête carrée surmontée d’une épaisse chevelure grisonnante. Son nez aquilin rendait son profil reconnaissable entre tous, même lorsque le soleil passait à l’ouest des remparts. Il perdit d’un coup toute sa belle assurance et bredouilla des excuses.
« Où vas-tu donc ainsi si vite soldat ?
Je viens relever la garde, mon général. »
Giovanni Giustiniani haussa ses sourcils broussailleux.
« Vraiment ? reprit-il. Mais la prochaine relève n’est pas prévue avant une bonne heure. Es-tu si pressé de te battre ? »
– Oui, mon général. Répondit-il en souriant. Je veux être le premier à tuer un ottoman aujourd’hui. »
Le général lui fit un sourire franc.
« Mon garçon, si tous mes hommes étaient comme toi, ce siège serait fini depuis longtemps. Quand j’irais à la basilique Sainte Sophie, je prierai Dieu de préserver mes hommes et je lui glisserai un mot spécialement pour toi » Il lui donna une tape sur l’épaule et descendit la rampe. Kassianos le laissa humblement passer, l’observa fouler les pavés humides et disparaître vers le sud.
Un sourire éclatant barrait le visage du jeune homme. Le général allait prier pour lui. Il lui avait parlé. Il l’avait félicité et lui avait touché l’épaule. Il finit de monter à grande allure et arriva en haut du mur intérieur de la muraille. Du haut de ces douze mètres de hauteur, il offrait un large panorama sur la muraille de Théodose, le meilleur rempart de la cité contre les assauts ennemis. Composée d’un mur intérieur, d’une terrasse arborée, d’un mur extérieur et d’un troisième mur qui couronnait l’escarpe des douves, la muraille bordait les limites de la citée sur des kilomètres et rendait toute intrusion impossible. Trois grands portails et plusieurs petites poternes la ponctuaient sur toute sa longueur. Au sud, la grande porte d’or était défendue par la forteresse des sept tours et ses garnisons ; au centre, la porte de la Source était sous le commandement de Théophile Paléologue, le cousin de l’empereur, et au nord, la porte d’Andrinople, le point le plus faible de la muraille, était la lourde charge du général Giustiniani. Les poternes étaient moins bien défendues car leur étroitesse offrait moins d’attrait à l’ennemi. Du haut de ces remparts, on pouvait aisément se sentir invincible. Intouchable sauf par Dieu lui-même. Les murs de calcaire et de marbre étaient trop épais pour les canons du sultan, trop hauts pour ses échelles, trop armés pour ses janissaires. Il traversa la terrasse en prenant soin de préserver les jardins qui l’ornaient et arriva sur le mur extérieur. Il contempla l’armée ottomane qui s’étalait devant lui. Les couleurs vives des bannières miroitaient sous les éclairs orangés du soleil levant. De son perchoir, il pouvait distinguer les soldats ennemis sortir des tentes et relever leurs compagnons aux postes de garde. Des soldats frais venaient soulager des hommes épuisés.
« Pourquoi souris-tu Kassianos ? Es-tu donc si pressé de mourir ? » Fit-une voix sur sa gauche. Il se tourna, le torse bombé et les yeux brillants et reconnut Stylianos, son ami.
« Je viens d’avoir une petite conversation avec le général Giustiniani, répondit-il.
Toi, tu as parlé avec le général ? Demanda Stylianos d’un air douteux. Et que t’a-t-il dit ?
Il m’a dit qu’il prierait pour moi et qu’il sacrifierait volontiers quelqu’un comme toi pour une bouteille de vin romain. » répondit Kassianos avec un clin d’œil.
Stylianos laissa échapper un rire grinçant.
« J’ignore s’il y a du vin au paradis ou en enfer, mais c’est bien là que nous boirons notre prochain verre. Quant à notre général, je pense plutôt qu’il est allé s’entretenir avec l’empereur. L’heure n’est pas à la prière.» Le sourire de Kassianos disparut et il porta un regard plus attentif sur l’ennemi. Stylianos avait raison. Il y avait une activité anormale dans le camp. Les hommes marchaient nombreux en armure, une lance à la main ou le sabre sur le côté. Les manutentionnaires peinaient à rassembler les boulets des canons du sultan. Les janissaires formaient les rangs. Ils se préparaient à l’attaque.
De leur côté, les soldats byzantins se rassemblaient sur la muraille. Les messagers militaires avaient fait leur besogne. Archer, infanterie, mercenaires, chaque homme en âge de porter l’armure était là. De l’autre côté de la tour de garde, sur les remparts protégés par l’empereur Constantin lui-même, les généraux s’entretenaient de la marche à suivre. Kassianos les vit se tourner vers son secteur et il comprit que c’est là que se déroulerait le plus gros du combat. La peur commença à lui nouer l’estomac mais il la chassa avec toute la force de sa jeune volonté. Il était là pour tuer des ottomans ou mourir pour Byzance. Quoiqu’il se passe aujourd’hui, l’un de ses désirs allait bientôt être satisfait. Peut-être même les deux.
Bientôt, une rangée ordonnée de plusieurs centaines d’archers se tenaient sur toute la longueur des remparts, doublée par une autre sur la terrasse extérieure. Ils tireraient à l’aveugle sur ordre de leur officier. Un hurlement en arabe retentit dans la vaste plaine. Des milliers d’hommes dont ils ne connaîtraient jamais le nom clamèrent leur mort dans un cri. L’ennemi courait vers les remparts en bataillon. Des petits groupes portaient de longues échelles tandis que d’autres, l’arc à la main, se rapprochaient pour se mettre à portée de tir.
Les généraux byzantins se séparèrent en hâte et chacun courut vers ses troupes. Les trois frères Bocchiardi, généraux responsables du secteur des Blachernes, passèrent en trombe sur leurs pur-sangs. Giustiniani les suivait de près. Il grimpa les escaliers en hâte au travers des archers qui continuaient d’arriver la peur au ventre, et hurla :
« Soldats ! À vos postes ! Archers prêts à tirer ».
Tous sortirent une flèche du carquois et l’encochèrent. Les ennemis continuaient de se rapprocher mais ils étaient encore trop loin. Il fallait attendre, résister à l’envie grandissante de tirer, de déverser sa peur, sa colère ou sa rage en tirant sans réfléchir. Ils étaient si nombreux. Chaque flèche devait faire mouche.
« Attention ! » reprit le général et ils bandèrent leur arc.
Kassianos suivait de l’œil un groupe de soldats qui approchait à grande vitesse, portant une longue échelle à bout de bras. Une fois placée contre le mur et chargée de plusieurs dizaines de soldats, elle serait impossible à déloger. La largeur du mur extérieur ne leur donnait pas suffisamment de recul pour la faire basculer de l’autre côté. Ils devaient les abattre en priorité. Les doigts serrant l’empennage, il attendait l’ordre de décocher quand…. le monde explosa. Le bruit de dizaines de tonnerres déchira l’air et les pierres sous ses pieds tremblèrent. Mehmed avait déchaîné le feu de ses canons sur leur côté des remparts. Les pierres plièrent sous la violence du coup et un arpent du mur s’écroula dans un nuage de poussière. Les archers perdirent leurs appuis et les flèches partirent sans but. Kassianos bascula en avant et trébucha sur une saillie du sol. Il titubait vers le bord du créneau quand une main se plaqua sur son torse et l’aida à se redresser. Il releva la tête et reconnut immédiatement le général. Il stabilisa ses appuis et reprit son poste. Giustiniani le lâcha et cria ses ordres à quelques centimètres de son oreille. Sa voix résonna dans son crâne avec autant de force que le hurlement des canons : « Reprenez vos positions. Prêts à tirer ».
Kassianos encocha une autre flèche, il chercha du regard le groupe de soldats qu’il visait et vit les archers ottomans, au bas des remparts, bandant leurs arcs dans leur direction. Avant qu’il ait le temps de réagir, les flèches ennemies volaient déjà vers eux. L’une d’elle décrivit une ellipse parfaite, si large et si haute qu’elle semblait suspendue dans les airs et dans le temps. Quand enfin elle redescendit, Kassianos vit qu’elle le désignait lui et pas un autre. Le bruit caractéristique des pointes de métal heurtant la roche se fit entendre et la flèche de son destin plongeait maintenant à toute vitesse vers lui. Ses jambes furent plus promptes que son esprit à réagir. Il mit un genou à terre avant qu’elle ne perce son casque et son front. Il entendit son sifflement au-dessus de sa tête suivi du son sourd du cuivre qui se perce et d’un gémissement bref. Il tourna la tête et vit, tout contre lui, Giovanni Giustiniani qui le fixait sans dire un mot, la bouche ouverte, incrédule face à la tige de bois qui dépassait de sa poitrine. Le jeune homme observa la scène comme un simple spectateur devant l’une de ces tragédies si prisées des grecs. Inapte à l’action. Le général Giustiniani tomba à genoux et saisit le garçon par l’épaule avec sa poigne de vieux soldat. Kassianos ne bougea pas. C’est le cri de Stylianos, derrière lui, qui donna l’alerte : « Le général ! Le général est blessé ».
Tous les yeux des soldats se tournèrent vers l’officier à genoux qui s’étala face contre terre. Un silence de consternation s’abattit sur eux. La guerre qui les entourait passa soudain au second plan, reléguée au rang de contexte devant la vraie tragédie. Une deuxième volée de flèches s’abattit sur eux et la panique les emporta. La plupart se précipitèrent sur le général pour lui porter secours, certains hurlèrent de rage et décochèrent des flèches vers l’ennemi, au hasard, ne causant aucune perte. Les mercenaires ayant vu de nombreuses batailles comprirent les premiers que la chute du général allait causer de nombreuses pertes parmi leurs rangs et désertèrent leur poste pour se mettre à l’abri. Kassianos restait sans bouger, apathique, au milieu des soldats qui se pressaient autour du corps du général. Stylianos le secoua sans ménagement et lui cria de les aider à le mettre à l’abri. Il sortit de sa torpeur et saisit les chevilles de son commandant. Ils le descendirent par l’escalier au milieu des cris et de l’anarchie. Leur bataillon venait d’être décapité et son corps courrait à l’aveugle, se cognant contre les murs comme un vulgaire poulet prêt à être embroché.
Ils déposèrent le corps du général à terre. Il gémit. Un soldat criait à l’aide. Un autre pleurait. Un troisième se saisit de la flèche plantée dans son torse et la brisa à quelques centimètres de l’empennage. Giovanni gémit à nouveau de douleur. Un gargouillis sanglant se mêlait à chacune de ses expirations. Un large filet de sang vermillon coulait de sa bouche et plongeait sous son armure souillée. Il leva une main vers Kassianos et le pointa du doigt. Le garçon cessa de respirer. Était-ce une accusation ? Le blâmait-il de ne pas avoir pris cette flèche à sa place ? N’avait-il pas juré devant Dieu de mourir pour Byzance ? Pour son général ? Et il avait failli. Son échec résonnerait dans les siècles des siècles et le grand homme le savait. Par pur instinct de préservation, il avait choisi une vie déshonorante plutôt qu’une mort glorieuse. Un gargouillis inaudible sortit de la gorge du général. Les mots «… quitter… » et « …poste… » furent les derniers intelligibles qu’il prononça. Ses camarades se tournèrent vers lui.
Le visage décomposé, Kassianos se releva et recula de quelques pas ; puis la honte et la peur s’emparèrent de ses jambes et il s’enfuit avant que tous ne comprennent la résonance de son échec. Il ignora les cris de Stylianos qui l’appelait et se perdit dans la fuite. Il longea la muraille vers le nord, la tête baissée, rasant de près le calcaire qui l’écrasait de toute sa hauteur. Il passa près des pur-sangs des frères Bocchiardi et se prit les pieds dans les sangles des rennes qui traînaient à terre. Le visage dans la poussière, le sang bouillonnant encore dans ses cuisses et dans son cœur, il éclata en sanglot et rampa dans un renfoncement de la muraille. Autour de lui, les corps des soldats byzantins tombaient et le tonnerre des canons crachait sa laideur au ciel du printemps. Ils avaient déjà perdu. La plupart d’entre eux l’ignoraient encore mais lui le savait… car c’était sa faute. Le général Giustiniani était mort car l’un de ses soldats avait failli. Il ne connaîtrait pas la victoire de son empire. Il ne se montrerait pas fier de ses troupes victorieuses. Privé de son plus précieux leader, l’armée byzantine courberait bientôt l’échine. Ils seraient débusqués de leur terrier comme un vulgaire gibier. L’agonie serait sûrement longue. Les soldats du général se battraient, portés par leur chagrin, mais leurs épées ne transperceraient que le vent. Tout être qui espère encore continue de se battre pour sa propre survie et prolonge sa souffrance. L’homme n’est pas différent des bêtes en cela.
Adossé contre le renfoncement du mur, la tête appuyée contre, il sentit la vibration d’une flèche résonner contre la paroi. Il leva les yeux et comprit qu’il était appuyé contre l’une des petites portes du nord des remparts. Il la reconnut pour être passé devant des dizaines de fois avec ses compagnons. Son nom : Kerkoporta.
De l’autre côté de ces quelques centimètres de bois, quatre-vingt-cinq milles soldats ottomans savaient leur heure arrivée. Mehmed II avait trouvé la faille dans leurs murailles. Peut-être que la victoire et leur Dieu les inciteraient à la pitié ? Il savait que son Dieu le ferait. Après tout, pourquoi met-on fin aux souffrances d’un cheval blessé si ce n’est par miséricorde ? Lentement, il se leva et ôta son casque. Il le laissa tomber à terre et prit une profonde inspiration.
« Quittez vos postes » dit-il dans un murmure.
Debout face à la porte, il saisit la barre transversale qui la tenait verrouillée et l’ôta. Il la posa contre le mur à côté de lui, entre-ouvrit la porte et rentra chez lui.
Personne ne l’arrêta. Nul ne fit attention à lui. Il traversa les ruelles sans s’en rendre compte, hébété par ces révélations, écrasé par le poids de son erreur. Arrivé dans sa chambrée, il ôta son carquois, son poignard et sa cotte de maille et les déposa sans égard dans la poussière de la rue. Il s’agenouilla, pieds nus, devant le crucifix posé sur le mur et, la tête basse, il joignit les mains.
Il n’entendit ni le son des bottes ottomanes qui passèrent par la porte laissée ouverte ni la clameur ennemie quand la bannière du sultan s’éleva de l’intérieur des remparts.
Il ne sentit ni l’odeur âcre de la fumée des premiers incendies ni le pouls de son ami Stylianos ralentir lentement jusqu’à disparaître dans l’oubli.
Il ne vit ni l’empereur Constantin plonger tête la première sur les soldats qui chargeaient ni l’empire Ottoman régner sur ces terres pendant les siècles qui suivirent.
Il ne sentit que la lame du coutelas qui perça la chair de son dos pendant qu’il priait pour son pardon.
Clovis nous fait ici la démonstration d’un brio de romancier. Tout est là, en kinopanorama, avec le bruit et la fureur, le sang et le sifflement des traits. En terme de fiction historique, c’est tout simplement impeccable, et ce texte, précis, rythmé, très bien bâti, imagé, ferait une remarquable ouverture de roman historique (Le 2e chapitre s’ouvrant alors soit sur une ellipse nous projetant quelques temps après la bataille, soit sur un flashback nous ramenant à longtemps avant qu’elle n’ait lieu). Une lecture agréable pour qui goûte ce genre de fiction.
Je dois avouer cela étant que j’ai cherché longtemps le rapport avec la proposition d’écriture de cet atelier. Le pourquoi ?/pourquoi pas ? est-il dissimulé dans l’idée d’engagement, de choix du héros ? Peut-être…, mais je n’en suis pas certain. Clovis nous en dira peut-être plus…
Bonjour et merci pour ce retour élogieux ; mon petit égo n’en demandait pas tant.
J’espère avoir bien compris le thème donné pour cet atelier, je me suis laissé inspirer par les éléments offerts dans la description du thème et j’ai choisi de partir sur le changement de paradigme et son effet papillon.
Le changement de paradigme est bien évidemment la mort du général Giustiniani que le personnage principal (et ses compagnons) admire et suivrait jusqu’en enfer. La mort du général est le signe par lequel Kassianos, auparavant persuadé de l’issu victorieuse de Constantinople, perd tout espoir et décide d’abréger les souffrances de l’armée byzantine en précipitant sa défaite : Pourquoi continuer ? Pourquoi ne pas s’arrêter là ?
L’effet papillon car je suis fasciné par cet épisode de l’histoire. La chute d’un empire causé par le fait aussi banal et ennuyeux que l’oubli de la fermeture d’une porte (kerkoporta) est une théorie soutenue par certains historiens qui, si elle est exacte, a modifié la géopolitique du monde pour les siècles qui ont suivis. Qui sait si nous aurions à subir l’Etat Islamique, vu éclater les printemps arabes ou le conflit palestinien si cette fichue porte avait été maintenue fermée il y a six siècles de cela? Imaginez que vous déclenchiez une révolution par inadvertance en oubliant d’éteindre la lumière dans le garage. Ca ne lasse pas de me faire rêver 🙂
Si les compliments sont bien évidemment les bienvenus, je suis également ouvert à toute critique constructive qui me permettrait de m’améliorer. Ne soyez pas timide. Croyez moi, vous ne sauriez être plus exigeante que ma merveilleuse compagne, ma muse et critique acerbe, à l’œil aussi perçant qu’azuré.
Merci d’avance
Avec cette explication érudite, je comprends en effet désormais tout. Le raccord au thème de l’atelier (ce qui n’est pas le plus important, somme toute, maintenant), et en effet le vertige que la décision suscite, compte tenu de ses conséquences. En somme, je suis magistralement passé complètement à côté. 1- Par ignorance et peut-être parce que ces éléments ne sont pas suffisamment explicités (nous ne sommes pas tous au fait de ces détails de l’Histoire). 2- Peut-être parce qu’il y a une obscurité à cause d’une ellipse trop forte. Ce passage : « Il traversa les ruelles sans s’en rendre compte, hébété par ces révélations, écrasé par le poids de son erreur ». OK, je ne le comprenais pas vraiment. « Ces révélations » : je ne vois pas à ce niveau du texte lesquelles… « Cette erreur »… OK, mais me semble-t-il on ne nous a pas assez clairement appuyé sur le fait que cette porte ouverte soit une erreur. On passe de l’ouverture de la porte a directement le fait qu’il soit « écrasé » par son geste. Peut-être manquait-il des éléments de compréhension mis à la disposition du lecteur (ou alors je suis obtus, hypothèse qu’il ne fait écarter trop vite non plus 🙂 pour relier l’ensemble et appréhender ce qui vient de basculer. Du coup, je me rends compte que je me suis focalisé sur la teneur générale du texte en étant moins attentif lors du moment crucial et je l’ai perçu globalement comme un extrait d’un bon roman de guerre sans capter la moindre dimension humaine et historique qui en fait un texte de nouvelle (où alors l’ambition en terme de sens est forcément différente). Peut-être aurait-il fallu un passage supplémentaire où le personnage en pensées réalise ce qu’il vient de faire ? (sans trop en faire non plus car sinon le lecteur s’agacerait qu’on lui mâche tout). Qu’en pensez-vous ? Sinon pour le reste que vous redire, sinon constater une grande maîtrise du récit, du détail, des images, du rythme, de la mise en scène. Et la vertu plutôt rare que cela ne verse pas dans les clichés à rodomontades comme on en lit en général tout le temps dans les manuscrits qui s’essaient au genre.
Merci pour ce conseil.
Je comprends que je suis passé effectivement trop vite sur l’importance de cette porte et des conséquences du geste du héros.
Je vais retravailler ce passage.
Retravaille Clovis. C’est vrai qu’au regard des échanges ci-dessus, on comprend mieux ou tu voulais en venir, et c’est intéressant. Et surtout, n’hésite pas à aller plus loin. Tu me sembles prêt pour, au moins, te lancer sur un projet de nouvelle. Belle écriture fluide, ça se lit d’un trait.
Prise dans l’histoire, j’en ai oublié le thème de l’atelier… alors j’ai relu et je me suis longuement questionnée… Je n’ai pas trouvé. En revanche, ton texte est très riche, la lecture est fluide. Merci pour les explications données à la suite.
Un beau texte historique, très visuel et vivant… mais je n’avais pas non plus compris à la première lecture le rapport avec la proposition initiale de l’atelier. Il m’a fallu les explications données ensuite, qui permettent d’expliquer la fascination pour cette épisode!